Aller au contenu

La Chambre éclairée/La Transformiste

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Édouard-Joseph (p. 103-106).

LA “ TRANSFORMISTE ”


Je l’entends danser, je ne puis la voir de la coulisse, car elle danse dans un décor fermé, un de ces étranges décors qu’on ne trouve qu’au music-hall. Celui-ci représente un lieu unique où l’on rassemble, peints en rose vomi rehaussé d’or, une cheminée chargée de candélabres, un escalier de marbre veiné d’azur qui imite le savon de Marseille, un portique persan enlacé de fleurs rares et deux grands vases bleus, vides. Deux rideaux en perles de verre forment le fond de la scène : c’est par là que la « danseuse cosmopolite à transformations » disparaît et reparaît, vêtue chaque fois d’un nouveau costume.

Je ne la vois que dans la coulisse où la ramène chacun de ses plongeons, je m’efface derrière la longue table qui supporte, en petits tas distincts, les robes, les chapeaux, les perruques qui promettent au public, toutes les deux minutes, une idole nouvelle ; — je me fais petite pour ne pas la gêner, mais elle ne semble pas soupçonner ma présence…

La fin d’un cake-walk vient de rejeter sur moi, entre les rideaux de perles tintantes, une longue poupée Greenaway en tulle bleu, haletante. D’une tape brutale sur son front, la poupée anglaise décolle chapeau et perruque, pendant que tombe l’abat-jour de tulle bleu fané qui lui servait de robe. Avant que j’aie le temps de détailler son visage, — violet de fard sous la lumière lunaire d’un portant à ampoules bleues, — une silencieuse larve noire, agenouillée, ferme les agrafes d’une robe espagnole ; les sonnailles et les tambourins sévillans, frémissent dans l’orchestre et la danseuse gémit d’impatience.

La perruque noire, rose rouge, — le châle sur l’épaule, — les castagnettes… elle ouvre d’un bond les rideaux de perles et j’entends, mêlé à l’orchestre, le langage rythmé de ses pieds intelligents…

Deux minutes : la revoici. Elle halète plus fort et s’accote un instant, pour quitter sa jupe à grelots de chenille, contre le portant, la tête en arrière… La ritournelle plus longue d’une tarentelle me donne le loisir de la regarder ; c’est une figure italienne un peu lourde et régulière, aux yeux mi-fermés, et comme enivrée de fatigue… Mes yeux habitués à l’ombre, distinguent à présent de brunes épaules maigres, des seins nus, jeunes et las, pas assez remplis, au-dessus d’un minable corset-ceinture en coutil gris… Une défroque napolitaine de pêcheur, — chemise de soie, ceinture frangée et bonnet pendant sur l’oreille, cache tout cela comme par magie. Le visage évanoui de fatigue ressuscite, le souffle rauque se tait, et le pêcheur napolitain, agitant un tambour de basque, entre en scène.

Je compte, pendant la tarentelle, les costumes qui restent sur la table : la servante silencieuse, qui prépare des voiles d’almée, suit mon regard et hoche la tête…

Presque aussitôt le pêcheur napolitain lui tombe sur les bras, à bout de souffle. La danseuse porte sur son visage la sueur, la pâleur de ceux que leur cœur suffoque, — je voudrais parler, offrir une aide… Mais la hâte des deux femmes prend quelque chose de tragique, il faut, malgré les mains qui tremblent, les flancs qui sautent, il faut aller jusqu’au bout… J’assiste, impuissante, aux dernières transformations ; je vois passer encore contre moi, une indienne de la Prairie, hérissée de plumes, à qui l’on vient de presser un citron dans la bouche, comme on fait aux boxeurs fourbus, — puis une aimée titubante, qui exhale des « ho… ho… » rauques, — puis un moujik en blouse rouge, qui sanglote nerveusement et pleure de grosses larmes rondes parce que ses jambes vont lui refuser service, — enfin, enfin, il n’y a plus devant moi, sous la froide lumière d’un bleu de lune, que l’armature, à cette heure inerte, de tous ces costumes fanés : un jeune corps exténué, demi-nu contre le portant, et qui, pour chercher un peu d’air, renverse sa gorge comme Saint Sébastien offert aux flèches…