La Chambre éclairée/Le Maître
LE “ MAÎTRE ”
ci ? Oui, ici, nous avons un trou évidemment
un trou… Un moellon arraché à un mur, hé ?
Le couturier quête, de mon côté, un regard approbateur. Saluerai-je l’image, l’image neuve et hardie ? Je suis lâche : je lui glisse un sourire bien confraternel. Il me fait un peu peur — mais moins qu’à mon amie Valentine, debout et fervente devant lui. Et puis, il ne m’habille pas, moi. Je n’ai pas besoin de prendre cet air inquiet et abandonné, cet air de victime voluptueuse…
Elle me révolte, mon amie Valentine. Elle laisse pendre ses bras nus, et quand l’index despotique du « maître » pointe vers elle, elle serre imperceptiblement ses coudes contre sa taille. J’ai envie de dire à mon amie : « Tenez-vous, voyons, c’est votre couturier ! » Mais elle me répondrait, encore plus vaincue : « Justement ! ».
Le « maître » montre, d’ailleurs, une discrétion presque exagérée, j’allais écrire : dégoûtée. C’est d’un index lointain, comme aimanté, qu’il commande aux évolutions de sa cliente. Elle tourne, avance d’un pas, s’arrête, magnétiquement — il ne frôle même pas l’étoffe de la robe. Cette extrême retenue n’est peut-être point affectée. J’écoute autour de nous une rumeur exclusivement féminine ; je respire, dans l’air sec et chaud, des parfums mêlés et celui, frais et fort, de mon amie Valentine décolletée — et je songe à un aveu de ma corsetière, qui fuit, le soir, son appartement et s’en va, le cœur sur les lèvres, dîner au restaurant : « Le courage me manque pour dîner chez moi, madame, après tous ces essayages. Ça sent trop les femmes à la fin de la journée, ça me coupe l’appétit… »
J’accompagne ici, pour la première fois, mon amie Valentine, qui s’habille, bien entendu, chez un « maître de la couture ». J’étudie le « maître », qui me le rend bien. C’est de Valentine qu’il s’occupe, mais c’est moi qu’il veut épater. Il s’attarde, il néglige d’autres sujettes impatientes — il pose, ne sachant au juste si je fais le portrait flatté ou la caricature…
C’est un assez petit homme, bien vêtu, ni vieux, ni jeune. Le veston est sombre, la cravate sévère. Rien d’agressif dans le vêtement, ni dans la chaussure, aucun bijou. On n’a pas l’idée de chercher ce qu’il a de trop, mais plutôt ce qui lui manque. Il lui manque… un peu de tout : trois pouces en hauteur, autant en largeur et puis on lui voudrait plus de décision dans le nez, le menton plus aventureux. Il a de l’insolence, sans atteindre à l’autorité, et l’œil, fureteur, perd volontairement toute expression quand il se fixe. Je me demande pourquoi il semble, des pieds à la tête, déguisé : sa figure n’a pas l’air de lui appartenir…
— Un trou… répète dévotement Valentine, oui, un trou…
Elle manie d’une main nerveuse le fichu de dentelle épinglé à ses épaules, le froisse à poignée à la place du fameux « trou », sur la ceinture haute, au-dessous du sein. Le reste de la robe est une étroite chemise d’un mauve singulier, qui bleuit quand on masse les plis de la soie transparente. Il y a aussi une petite pluie de perles longues, en bas de la tunique, et une espèce de chiffon pointu, sans usage défini, qui traîne de côté sur le tapis. C’est une robe de « grand dîner ».
— Attendez !… Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ?…
Le « maître » s’esquive sur un petit saut malicieux et reparaît, tenant précieusement ce qu’il fallait pour combler le « trou » : une fleur verte, en laine tricotée, d’où pend une grappe saugrenue de cerises bleues, en laine tricotée, sommée de trois feuilles noires — en laine tricotée…
— Là !
Il plante la chose au creux du corsage décolleté, et retire vite la main, comme un chat qui s’est brûlé la patte, et il rit, d’un odieux rire théâtral.
Je regarde, dans la glace triple, mon amie Valentine. Elle n’a pas bronché et redresse, du bout des doigts, l’objet tricoté, l’horreur qui déshonore la robe mauve… Je regarde aussi, avec un malaise non dissimulé, le « maître » qui cligne de l’œil et penche la tête, en peintre satisfait : j’ai horreur des fous…
Très tranquille, le couturier entame, en mon honneur, un couplet sur les travaux d’aiguille chers à nos grands’mères, il chante le naïf crochet tunisien, le macramé désuet et touchant — il réclame, pour ces ornements simplets, une place d’honneur sur nos robes d’air tissé et d’eau courante. Il prononce les mots, prévus, d’innovation, de tentative amusante…
— Nous sommes une « jeune maison » mais prête à battre en brèche toutes les routines. Aucun respect à nos aînées. Vous, madame, qui êtes artiste, vous n’aimez pas cette jeune ardeur qui piétine en riant les us de la couture austère — et qui se trompe quelquefois, mon Dieu, mais qui va de l’avant ?…
Il s’évade encore, sans attendre une réponse. Et pendant que de muettes jeunes filles s’empressent à rhabiller mon amie passive et charmée, il appelle pour nous — pour moi ! — le défilé des mannequins.
Dans la morne élégance du salon blanc, les mannequins dansent, l’une après l’une, le pas de « la sirène progressant sur sa nageoire caudale » et celui du « serpent debout ». Elles avancent avec peine, les genoux joints et liés, elles fendent l’air comme une eau lourde et s’aident un peu avec les mains, qui rament doucement à hauteur des hanches. Ce sont de jolies créatures, dont chaque difformité a sa grâce : elles n’ont plus de croupe — les reins trop longs, la cambrure effacée les grandissent : où commence le ventre ? où se cache la gorge ?…
D’un signe, le « maître » les presse ou les retient, et j’ai parfois un geste involontaire vers telle robe, rose et vivante comme une chair encore mouillée — vers celle-ci, d’un bleu sauvage qui éteint tout autour d’elle — vers ce velours noir, profond comme un pelage…
Mais quelque chose retient mon bras et décourage mon plaisir : chaque robe porte la tare saugrenue, le détail imbécile et bizarre, le crapaud qu’y jeta, comme une signature, le couturier despotique et malfaisant. Je découvre des fleurs tricotées sur de la gaze clair de lune — une malsaine petite frange en crin blanc au bord d’un alençon royal. Une traîne fragile se suspend à un chou de tapissier : un fourreau de panne noire, élancé, cambré, d’une élégance satanique, s’effile, prisonnier du plus lourd soubassement de drap blanc, tordu en double jupe ; une tunique grecque, d’un blanc pur, s’avance, barrée à hauteur des genoux par une innommable rangée de petits volants en taffetas, bordés de chenille ; enfin, une jupe spirale de faille vert empire, ficelée en tous sens d’effilés tom-pouce, déchaîne mon indignation.
— Monsieur, dis-je au couturier, monsieur, je vous en prie, regardez ça ! Vous ne pouvez pas ignorer que c’est laid. Il ne s’agit pas de simples fautes de goût ; il y a, dans chacune de ces robes, une intention : tenez, celle-ci encore, celle-ci entre toutes, qui essuie le parquet avec ce petit pan carré en toile d’or, brodé de gros coton blanc ! Pourquoi, pourquoi faites-vous cela ?
Ma véhémence inattendue arrête court le « maître », qui oublie, un long instant, sur les miens, ses yeux de rongeur. Il hésite ; il me laisse surprendre son véritable et médiocre visage de petit commerçant qui a eu des débuts difficiles ― il hésite entre son envie de m’abuser et un besoin brusque d’aveu, de cynisme…
— Dites, monsieur, je vous en prie ; dites-moi, à moi, rien qu’à moi, pourquoi vous faites cela ?
Il sourit, d’un sourire détestable et confidentiel, il regarde autour de lui, comme s’il souhaitait que nous fussions seuls : va-t-il trahir son appétit de domination, réclamer la revanche de son passé de commis pauvre, confesser la misogynie dégoûtée qu’on gagne à manier tant de femelles, la joie de les enlaidir, de les humilier, de les asservir à ses fantaisies de demi-fou, de les « marquer » ?…
Il hésite, il n’ose pas et, détournant enfin ses yeux des miens :
— Pour voir… répond-il.