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La Chambre éclairée/Le Retour des Bêtes

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Édouard-Joseph (p. 37-42).

LE RETOUR DES BÊTES


C’est une demeure très ancienne, dans un lieu désert et haut, que depuis trois ans j’évitais. Je la savais tapissée d’images, visibles pour moi seule et pour quelqu’un d’autre qui n’y peut venir…

J’y dus pourtant aller, un jour du dernier bel automne. Et comme je détournais lâchement la tête pour ne point voir les scellés de vigne-vierge tendus en travers des persiennes jointes, j’aperçus que la terrasse et ses degrés reluisaient de poules, noir-vert métallique, accroupies sous le soleil de midi. Une indignation ménagère sécha mon attendrissement, et je chassai les envahisseuses, avec des : « Ch !… Ch !… » et de grands gestes de bras. Elles se levèrent, avec cette raideur rhumatisante des volailles dérangées pendant la sieste, et les plus braves me toisèrent, de profil, debout sur une patte de cuir bleu.

« Les poules sur la terrasse ! » répétais-je en moi-même. Les poules, autrefois respectueuses d’une limite à peu près idéale, les poules, au fait de leurs droits de bornage autant qu’un propriétaire rural, et qui maintenant descendaient à regret les marches, d’un air processif : « C’est bon, nous nous retirons pour l’instant, mais… nous allons consulter… »

Mon indignation durait encore, pendant que j’ouvrais des portes collées à leurs chambranes. Comme je poussais une lourde paire de contrevents, quelqu’un dans l’ombre me jeta sur le visage une dentelle soyeuse, un tulle adhérent et impalpable : les grandes araignées des jardins, doublant l’effort extérieur de la vigne-vierge, avaient condamné en dedans l’issue. La brusque lumière paralysa l’une des tisseuses, qui demeura sous mes yeux, balancée dans son hamac déchiré, me laissant admirer le velours de sa panse en gousse d’ail et sa croix de Templier.

La première nuit fut longue, troublée de cris de rats, de craquements de commode, d’un jacassement bas au-dessus de l’âtre éteint. Ma lampe, rallumée à plusieurs reprises, éblouissait chaque fois une chauve-souris prisonnière, qui heurtait mollement les colonnes du lit et se reposait, pendue la tête en bas, à un rameau de fer forgé, comme la dernière poire d’hiver à l’arbre nu. Puis elle tombait et ne touchait jamais terre.

J’entendis aussi, à la fin de la nuit, un battement lointain, faible et agréable, comme le bruit que fait un insecte enfermé dans un tambour. Au soleil levé, il grossit, s’enfièvra, et me conduisit à un réduit sans volet, mi-bibliothèque, mi-resserre à jouets d’été : il bourdonnait d’abeilles. Des abeilles, des milliers d’abeilles, d’or dans le rayon horizontal, brunes sur la paroi claire, en grêle rebondissante contre les vitres, — toute une république d’abeilles !…

Elles entraient et sortaient par la brisure triangulaire, à tout moment obstruée, d’un carreau ; mais l’entrée de leur secrète demeure s’ouvrait entre deux pierres de l’embrasure : un hiatus oblong, ciré sur les bords par les petites pattes griffues. Quelle œuvre urgente, quel drame hiérarchique les rendait grondantes et divisées ? Ma présence ne les émut pas davantage, et je vis qu’autour d’un bras de lampadaire se collait incessamment, pour se désagréger après, puis s’agglutiner encore, une pulpe mouvante d’abeilles…

Je sortis, craignant la colère des travailleuses. Une chambre au moins, celle de la tour, celle qui s’environne d’une si absurde et périlleuse collerette de pierre, d’un chemin de ronde sans garde-fou, — celle-là, du moins, m’offrirait le refuge que je préfère, d’où l’on voit si loin, par-dessus un abîme de verdure ; — celle qui, chauffée l’hiver et l’été par le soleil, sent le blé battu et la toile cuite… Un chat-huant grand comme un ange s’éveilla de son somme de midi quand j’ouvris la fenêtre ; il hésita, tourna en aveugle, et se confia enfin à un chêne qui gardait tout son feuillage.

Que de bêtes, que de bêtes ! — partout des bêtes… D’une cime d’arbre, à côté, une famille de geais m’injuriait déjà, mais ne s’en allait pas.

Je m’accoudai pour les entendre, et trois fois en peu d’instants je me retournai sans motif, ¬ sans autre motif, veux-je dire, que le malaise au creux du dos, la ligne de peau hérissée qu’y trace un regard intense et furtif… Je cherchai derrière moi, et d’abord ne vis personne, — pas même, hélas ! de revenant… Mais à la fin je découvris, — boulée sur une branche, au niveau de mon visage, et si proche que son évidence même me l’avait cachée, — une fouine aux yeux noirs, grasse, blonde, sa queue fournie bien rangée à son flanc, et qui m’observait. Si proche, vraiment, que je voyais respirer ses petites narines passionnées ; si proche, qu’en me penchant j’aurais pu lui tirer sa belle queue soignée… J’étendis le bras, en effet, et elle coula le long de l’arbre.

Mais elle ne s’était pas enfuie d’abord, ni les geais, et les abeilles m’avaient dédaignée. À cela je connus, non seulement l’abandon de la demeure, mais encore que les hommes, maîtres du sillon et de la forêt naguère, n’étaient plus que les hôtes insolites de nos campagnes. À cela je connus le retrait de l’homme et l’avance, encore timide, de l’ancien occupant. J’estimai l’oubli qui commençait, et combien la bête, rompue à nous fuir, perdait déjà les traditions de sa prudence.

Et j’endurai une amertume nouvelle, comme si de gracieux arcanes — un bruit d’abeilles, un rire de geais, la griffe pourpre d’une vigne imposée sur une porte close, le plaisant affront d’une bête fine, — n’eussent fait qu’écrire pour moi un mot, le mot, toujours le même mot : la guerre… la présence de la guerre… la longueur de la guerre…