La Chambre éclairée/Les Bêtes et l’Absence
LES BÊTES ET L’ABSENCE
a jeune femme qui coud « en journées »
n’aime pas beaucoup venir chez moi.
— Bien sûr que c’est sain et comme dans le bois, dit-elle, mais n’empêche que c’est très seul. Et puis, qu’est-ce que vous voulez : c’est Auteuil.
Je me garde de discuter ce dernier grief, qui est sans appel. La neige, longtemps immaculée ici, a pu transformer le talus fortifié en petite Suisse, le soleil précoce dorer la pelouse du champ de courses et forcer l’écorce des sureaux déjà verdissants : n’importe, pour ma petite couturière, c’est quand même Auteuil, et les remparts boisés, refuge des enfants et des nurses, seront toujours pour elle « les forts », mot riche en mystère nocturne, en horreur romanesque…
— Ce que vous devez vous ennuyer ici, me dit-elle l’autre jour, à présent que vous n’avez ni votre mari, ni votre petite fille…
Mon silence lui fit craindre de m’avoir peinée, car elle ajouta gentiment :
— C’est vrai que vous avez encore vos bêtes pour vous tenir société. Elles sont bien fidèles, ça égaie.
Je me permis de lui répondre : « Oui, elles sont bien fidèles, et c’est pour cela qu’elles n’égaient pas, pas toujours. »
Bêtes bien fidèles ! quel miroir vous tendez à mes soucis… La chienne bull regrette l’enfant laissée à la campagne. Il ne s’agit pas d’un de ces désespoirs canins qui refusent la nourriture et le jeu. D’ailleurs, cette chienne-ci, en fine bouledogue, n’avoue jamais, ne crie pas, cache la patte qu’un pied vient de lui meurtrir ou la morsure que lui fit un chien. Elle porte donc son regret dignement, sauf qu’une silhouette de fillette la trompe, alors elle court… Mais elle revient après, sans courir, et il y a des heures où l’on supporte mal, dans le regard d’un chien, l’expression de la déception humaine…
La chatte de Perse, âgée et qui ne vieillit point, bleue comme une violette pâle, bleue comme un uniforme un peu passé, cherche quelqu’un, vêtu aussi de bleu. Elle l’attend et s’asseoit à l’heure des repas, sur la table, toujours au même coin, à côté d’une place vide ; elle surmonte sa timidité distinguée, son horreur des camions et des chevaux, et s’en va réclamer l’absent sur la route, à chaque passant bleu. Elle traverse la chaussée toute seule, et risque vingt mauvaises rencontres avant d’arriver au bastion où logent des hommes en bleu. Elle est si belle, d’une condescendance si persane, que les soldats l’accueillent en reine, et qu’un sergent me la rapporta dans ses bras : « Elle miaule beaucoup, dit-il, et pourtant elle n’a pas faim. Je ne sais pas ce qu’elle demande…
Quant à la chienne beauceronne, incorruptible et qui n’appartient qu’à un seul, elle n’erre ni ne cherche : elle sait. Il y a deux ans, elle venait de naître. En deux années d’existence, comment s’est formée cette sagesse, un peu austère et dédaigneuse ? L’absence, l’attente n’ont pas plus de secrets pour elle que pour moi. À mes pieds, son immobilité voulue me dit : « Je ne me repose pas, j’attends. Toi, tu lis, tu écris, tu parles, tu ris, — mais moi, j’attends. »
Elle ne bondit pas au coup de sonnette, elle ne se détourne pas, par erreur, vers un homme vêtu de bleu. Elle sait, elle attend. Elle n’entre jamais à l’étourdie dans une pièce vide, comme fait la chienne bull qui va pour « dire bonjour » et s’étonne : « Tiens, Il n’est pas encore revenu ! » Parfois, la beauceronne noir et feu sourit à ses souvenirs et bat mollement de la queue, lorsqu’un officier bleu lui rappelle — grand, le pas long, — celui que son cœur a choisi. Ce n’est qu’un sourire pour elle-même, et non une avance à l’étranger.
Mais un jour que son maître, revenu à l’improviste, approchait, à pied, de la maison, la beauceronne le pressentit à distance, hors de vue : elle s’élança, terrible, arrachant de mes mains la laisse, avec un cri d’angoisse, car elle voulait surtout, me jetant de côté et me devançant, elle voulait l’embrasser la première, et que je fusse seulement la seconde…