La Chambre éclairée/Les Foins
LES FOINS
ci, dès l’arrivée, on sent le cours de la vie,
ralenti, élargi, couler sans ride d’un bord à
l’autre des longues journées. Juillet : l’herbe
a fini de croître, la feuille ne grandit plus, les
couvées emplumées ont pris leur vol ; l’été, à
son apogée, semble mourir d’une fastueuse mort,
arrêté en pleine richesse par la flèche d’un soleil
sans merci.
Comme il resplendit, ce juillet limousin, aux yeux sevrés depuis trois ans d’azur, de vert, de terre sanguine ! Chaque heure fête tous les sens. Un son, nombreux comme le battement du sang dans la conque des oreilles, accourt de tout l’horizon visible, s’étale en nappe d’harmonie égale, nourrie, que crèvent de moment en moment le cri d’un coq, un meuglement nonchalant, une cigale, un geai… L’air embrasé tremble sur les prés comme une aile transparente. Au bord de la rivière, les vernes à la feuille froide protègent la reine-des-prés, le chanvre rose et la saponaire, si mêlés qu’on cueille ensemble leurs tiges amères et leur bouquet un peu fade, blanc, rose et mauve… Un sentier, que la menthe argente, est une voie de parfums, rabattus au ras du sol par l’encens orangé d’un tilleul en fleurs…
Du lait, sous la vache brune, mousse, doré, dans le gobelet fourbi que nous tendons au berger. Les poires tavelées jaunissent, la dure pêche prête au vent brûlant sa joue sombre. Froissons, au passage, l’estragon, le thym et la sauge, et coupons, pour honorer la grande salle, fraîche derrière ses volets clos, la fleur royale, bleue comme la flamme de l’alcool, des artichauts épanouis… Au loin, un champ de blé, hier vert, sera jaune demain…
Abondance des biens dispensés par la pluie, mûris par le soleil ! Quelles louanges vous donner, qui ne soient pas indignes ? Nos cœurs, surmenés et contraints depuis trois ans, se dilatent peureusement, remercient avec crainte toutes choses, — toutes choses épargnées par la guerre, éloignées miraculeusement de la guerre.
Épargnées ? Hélas ! le foin est encore sur les prés, debout ici, là couché par vingt averses, ailleurs fauché et jaunissant. Les pluies tardives sont taries enfin, et les femmes, les vieillards, se lamentent sans paroles devant un trésor que des bras d’homme devraient sans délai étreindre, lier, abriter dans les fenils embaumés — et des bras d’hommes robustes et rapides ! Parfois la faux suffit, mais souvent l’herbe consternée réclame l’antique faucille. Des bras d’homme, pour râteler et charger, entre deux orages, la toison coupée de ces longs prés de rivière…
Victorieuses jusqu’à présent, les femmes pliant sous l’excès de travail, diminuées par la solitude, sont près de faiblir, Juin ruisselant a mis en péril la vie, vienne l’hiver, du bétail et des chevaux.
Les secours sont trop rares, et tardent trop. Pourtant nous avons l’exemple des râteleurs enfants qui tous travaillent aux foins qu’on a pu faucher. Dix ans, celui-là ? Et huit ans, celui-ci ? Peut-être moins. Mais regardez donc ce vieux faneur, suivi, comme de son ombre courte, d’un marmot de quatre ans, qui manie un râteau à sa taille…
N’importe, elle est bien légère, la bouchée de foin que portent, vers les charrettes, de si jeunes bras. Sauvera-t-on la récolte, inondée, puis séchée, puis battue de nouveau par la grêle, et dont les remous jaunissants fermentent ?… L’odeur, l’odeur souveraine que nous buvons avec délices, l’odeur du foin au crépuscule emplit de larmes et de souci les yeux graves de nos paysannes.