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La Chambre éclairée/Les Petites Filles

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Édouard-Joseph (p. 185-190).

LES “ PETITES FILLES ”


Il était deux heures et demie, et nous avions mollement déjeuné, mon amie Valentine et moi, car le thermomètre extérieur, quoique accroché à l’ombre et éventé par le sirocco, marquait trente-sept degrés. Les vitres fermées, les rideaux baissés, assuraient au petit salon une fraîcheur relative de vingt-neuf degrés. L’immobilité et le silence des animaux familiers nous étaient d’un sage exemple, et pourtant, comme trois heures sonnaient, mon amie Valentine se leva du divan avec un grand soupir.

— Vous tenir debout par cette température, Valentine ! C’est très dangereux… Comment, vous mettez votre chapeau ?

— Il faut bien, murmura-t-elle, accablée. J’ai promis à ma mère d’aller la voir aujourd’hui.

— Je ne savais pas qu’elle était malade.

— Malade ? Dieu merci, elle va fort bien. Ses soixante ans supportent au mieux la canicule.

— Qu’allez-vous donc faire chez votre mère ?

— Mais… je lui ai promis de passer vers quatre heures. Nous causerons un peu, ce qui signifie qu’elle me dira probablement : « Mon pauvre chou, comme tu as chaud ! Aussi, tu portes des chapeaux trop enfoncés. Tu devrais coudre une barrette à la coiffe, pour les surélever : ils n’en seraient que plus gracieux. Je t’assure que ta robe est trop courte. Pourquoi te mets-tu du rouge aux lèvres ? Ta grand’mère ne m’aurait jamais permis ces façons-là. De mon temps, on n’aurait pas porté des bas comme les tiens. Le vraiment beau bas de soie doit être épais et lourd dans la main. As-tu pensé à me rapporter du cordonnet blanc ?… » Et moi qui ai oublié son cordonnet blanc ! s’écria mon amie dont les bras, levés pour épingler son chapeau, retombèrent.

Pendant un moment, nous écoutâmes le vent du sud passer comme une flamme sur les platanes roussis et rouler la poussière avec les feuilles.

— Valentine, si vous n’alliez pas voir votre mère aujourd’hui, qu’arriverait-il ?

Les bras gracieux se levèrent comme pour appeler à l’aide.

— Seigneur ! ma pauvre amie, vous savez bien comme est maman ! Ça m’en ferait des histoires ! Maman est charmante, et je peux passer trois mois loin d’elle sans qu’elle semble se soucier de moi, sous cette condition qu’elle en soit avertie. Mais que je lui donne rendez-vous chez elle ou aux Trois-Quartiers pour faire des courses et que je sois empêchée ou retardée, la voilà folle. Elle prend à témoin de son inquiétude les vendeuses du magasin, ou sa femme de chambre ; elle fait demander à son concierge si personne n’a « déposé un mot »… Un jour elle s’est mise dans un tel état de mère qui a égaré sa progéniture qu’un inspecteur en cravate blanche du Louvre lui a demandé : « Madame, quel est l’âge de l’enfant : » C’est gai, n’est-ce pas ?

— Si j’avais été là, je lui aurais répondu : « Douze ans, monsieur, l’enfant a douze ans depuis une vingtaine d’années, et il n’y a plus guère d’espoir qu’elle les dépasse. »

Mon amie me jeta un regard désarmant :

— Quand vous direz !… Si Georges n’était pas aux armées, encore… Mais depuis le commencement de la guerre, maman a repris de l’autorité sur moi. Faire une révolution de palais ? Ça serait du joli ! Tante Henriette raconterait partout que je suis une ci et une ça et que j’abrège les jours de maman. Et je lis d’ici les lettres diplomatiques de l’oncle Paul à Georges… Non, non, il vaut mieux patienter…

Elle empoigna son sac et son ombrelle, me serra la main, et j’entendis son petit pas sur le bitume pâteux du trottoir. Elle s’en retourna vers cette tutelle française qui prolonge la puérilité de tant de jeunes femmes, vers le foyer familial si doux et si plein d’entraves. Elle s’en alla tendre son front obéissant à un joug que le mariage avait à peine allégé ; elle s’en alla vers un avenir fleuri de dîners chez l’oncle Paul, de jeudis de la tante Henriette, de villégiatures alternées chez grand’mère Amélie et chez grand’mère Marthe…

Une paresse égoïste me retint sur le divan, après le départ de mon amie, et les demi-songes de la sieste me montrèrent mille Valentines de Paris et de la province ; petites Valentines adolescentes, qui ne vont point seules à leur cours, ne montent pas en tramway sans chaperon et ne jouent au tennis que sous l’œil d’une parente assise et brodant. Je reconnus Valentine enfant au parc Monceau, entre sa mère et une pelouse inviolable ; Valentine jeune fille à la campagne, entre sa mère et un piano ; Valentine mariée, entre sa mère et un monsieur. Ma mémoire retrouva dans un coin du passé l’image d’une austère sexagénaire — tante Antoinette — qui vivait, veuve, avec sa mère âgée de quatre-vingt-deux ans. Tante Antoinette, taillée en grenadier, ne badinait pas et m’inspirait de la crainte — pas assez cependant pour que je résistasse à l’envie de lui répondre, si elle me demandait l’heure à cinq heures :

« Tante, il est six heures passées », rien que pour le plaisir de voir reparaître soudain, parmi ses rides et ses brins de moustache gris, sous ses besicles rondes, un visage effaré de petite pensionnaire, tandis que tante Antoinette s’écriait :

— Six heures ! mais je devrais être rentrée ! Que va dire maman ? Mon Dieu, mon Dieu, ce que maman va m’attraper !