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La Chambre éclairée/Malade

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Édouard-Joseph (p. 149-155).

MALADE…


Comme chaque matin, une mince colonne lilas, une tige de lumière, debout, divise l’obscurité de la chambre. Elle s’étire, coupante, contre le fond brodé et sombre de mon rêve, un rêve de jardins à lourdes verdures, à feuillages bleus comme ceux des tapisseries, qui murmuraient pesamment sous un vent chaud… Je referme les yeux, avec l’espoir de joindre, par-dessus la hampe lumineuse, les deux panneaux somptueux de mon rêve. Une douleur précise, à la place des sourcils, m’éveille tout à fait. Mais le murmure orageux des feuillages bleus persiste dans mes oreilles.

J’atteins la lampe, qui éclôt de l’ombre comme une courge rosée, traînant après elle ses vrilles sèches en fil de soie…

Le battement douloureux persiste, là, derrière les sourcils. J’avale péniblement ; quelque chose comme une petite arbouse râpeuse enfle dans ma gorge, et je ferme les mains, je cache mes ongles, pour éviter le contact des draps.

Froid, chaud — frissons… Malade ? Oui. Décidément, oui. Pas très malade — juste assez. J’éteins la lampe, et le tube lumineux, d’un bleu glacé qui rafraîchit ma fièvre, monte de nouveau entre les rideaux. Il est six heures.

Malade… oh ! oui, enfin, malade. Un peu de grippe, sans doute ? Je referme les yeux, et j’attends le commencement de cette journée comme si c’était ma fête. Toute une longue journée de faiblesse, de demi-sommeil, de caprices respectés, de diète gourmande ! J’appelle déjà le parfum, autour de mon lit, de la verveine citronnelle — il y aura aussi, quand j’aurai faim, l’odeur du lait chaud vanillé, et de la pomme échaudée, givrée de sucre…

Faut-il attendre que la maison s’éveille ? Ou bien sonnerai-je, pour qu’on se hâte et qu’on s’effare, avec des bruits de mules claquantes dans l’escalier, des « Mon Dieu ! » et des « Cela devait arriver, la grippe court… » Mieux vaut attendre, en guettant le jour qui grandit, Je tapis qui s’éclaire et pâlit comme un étang… J’entends, mais vaguement, le roulement des voitures et les sonnailles des bouteilles pendues aux doigts du laitier… Le son profond d’une timbale grave, battue légèrement et régulièrement, assourdit mes oreilles et me sépare des bruits de la rue : c’est la monotone, l’agréable pédale de ma fièvre. Loin de chercher à m’en distraire, je la cultive, je la détaille, j’accommode à son rythme des airs faciles, des chansons de mon enfance… Ah ! voici que, portée en musique vers les jardins que quitta mon songe, j’entrevois de nouveau les lourds feuillages bleus…

… « Quoi ? que voulez-vous ? je dormais… Oui, vous voyez, je suis malade… Si, si, vraiment malade ! Non, je ne veux rien, sinon que vous n’entriez pas tous à la fois dans ma chambre… Et ne touchez pas aux rideaux — oh ! la grossièreté des gens bien portants ! — avez-vous fini de les ouvrir et refermer, et d’agiter de grands drapeaux de clarté qui refroidissent toute la pièce ?

» Donnez-moi seulement… un verre d’eau glacée : je veux un verre tout uni, un gobelet sans défaut et sans parure, mince, plaisant aux lèvres et à la langue, plein d’une eau dansante et qui semble, à cause du plateau d’argent, un peu bleue — j’ai soif.

» Non ? Vous refusez ? Eh ! qu’ai-je à faire, moi fiévreuse, moi brûlante, de votre tisane qui sent le linge bouilli et le vieux bouquet ? Disparaissez-tous ! je vous déteste. Je défends qu’on m’embrasse avec des nez froids, qu’on me touche avec des mains de gouvernante matinale, honnêtes et gercées…

» Allez-vous-en ! Toute seule, je goûte mieux l’agrément morose, délicat, d’être malade. Je me sens, aujourd’hui, si supérieure à vous tous ! Des yeux fins, blessés, amoureux des lumières douces et des reflets étouffés — des oreilles sensibles, mobiles sous mes cheveux, inquiètes de tout bruit — une peau intelligente assez pour percevoir les défauts de la toile fine qui la couvre — et ce miraculeux odorat qui invente à son gré, dans la chambre, l’arome de la fleur d’oranger ou des bananes meurtries, ou du melon musqué, trop mûr, qui va se fendre et répandre une eau sanguine…

» Il me semble que derrière la porte, vous devez être un peu envieux, vous qui ne savez pas jouer, comme je fais, avec le soleil de novembre qui coule lentement sur le toit, là-bas, au bout du jardin, avec la branche que chaque souffle incline et qui trempe, chaque fois, le bout de ses feuilles rouillées dans un vif rayon… Elle se relève, et l’ombre la teint en violet — elle se penche, et la voilà rose… Violet, rose… Rose, violet… Violet-bleu, comme les feuillages de mon rêve… Ils ne sont pas si loin, les feuillages bleus, puisque leur murmure marin emplit mes oreilles : aurai-je le temps, cette fois, d’habiter leurs ombrages ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… » Qui est là ? Qu’y a-t-il ? Je dormais… Pourquoi me laisse-t-on seule ? Depuis combien de temps m’abandonnez-vous, sans force pour appeler ? Venez, secourez-moi… Oh ! vous ne m’aimez pas… Qui donc a mis près de mon visage, pendant mon sommeil, ce bouquet de violettes ? Donnez, que je le touche… Qu’il est vivant, et froid, et délicieux aux lèvres !… Vous êtes sortis ? Il fait beau ?… il fait beau sans moi… Oui, je sais, le trottoir était sec et bleuté, mes chiens ont couru devant vous dans l’allée du Bois, ils happaient les feuilles en rafale… Je suis jalouse… Ne me regardez pas : je voudrais être petite pour pleurer sans honte. Je n’aime plus être malade. Je suis sage : je boirai la potion amère, la tisane aussi. Je ne jetterai plus mes bras hors des couvertures…

» Que la journée est longue ! Est-ce l’heure, enfin, d’allumer les lampes ? N’essayez pas de mentir : j’entendrai bien les enfants courir et crier en quittant l’école, et les galoches de la porteuse de pain, qui vient à cinq heures…

» Dites, resteriez-vous ainsi fidèles auprès de moi, indulgents et grondeurs, si j’étais longtemps, longtemps malade ? ou bien si j’étais vieille tout d’un coup, et prisonnière comme sont les vieilles gens ?… Cela fait trembler, quand on y pense… Cela fait trembler… Pourquoi croyez-vous que c’est de fièvre que je tremble ? Je tremble parce que c’est la mauvaise heure, entre chien et loup… Vite ! allumez la lampe, et que sa lueur éloigne le chien fantôme et le loup revenant…

» Vous voyez, maintenant je ne frissonne plus, depuis qu’elle brille toute ronde, énorme et rose, comme une coloquinte à l’écorce brodée… Le beau fruit, et de quel jardin fabuleux ! Il tient encore à ses vrilles arrachées, vous voyez, traînantes sur la table, et peut-être qu’en fermant les yeux… attendez, oui, je vois la branche qui portait le fruit, et voici l’arbre après la branche, l’arbre bleu, enfin, enfin ! et tout le jardin sombre, accablé de vent chaud, murmurant d’eau et de feuilles, le jardin de mon rêve, dont je demeure, depuis cette nuit, altérée… »