La Chambre éclairée/Nouveaux Riches
NOUVEAUX RICHES
’autre soir je dînais avec une amie dans
un de ces restaurants qui demeurent encore,
pour la sécurité de nos estomacs et
le bon renom de notre cuisine, entêtés à servir
des rôtis qu’on rôtit, des grillades qu’on grille,
des gratins que le feu seul colore. Celui que je
préfère réjouit le palais, l’odorat et les yeux
en raison d’une clientèle mêlée et bonne enfant :
artistes des théâtres et des cinés du quartier, mécanos qui gagnent de grosses journées,
commerçants gourmands. Ce soir-là,
pendant que nous dînions, un ronron grave et
bas, un son de trompe annoncèrent l’arrivée
d’une automobile, et la porte s’ouvrit devant
un couple de nouveaux riches.
Je dis « de nouveaux riches » comme je dirais « de nègres » ; leur situation sociale s’avérait aussi flagrante qu’un état pigmentaire. Jeunes tous deux, mais la femme dépassait l’homme d’une tête. Une superbe Junon, vraiment : le nez court, l’encolure athlétique, et fraîche comme un pâturage en mai. Lui, petit et vif, maigre, montrait sur son visage la peau sèche et luisante des hommes cuits au feu des usines. Il roulait l’épaule sous son veston de coupe anglaise et balançait ses mains mi-ouvertes, comme font ceux qui n’ont pas eu le temps d’apprendre à marcher les mains vides.
Ils s’assirent près de nous, la femme se déganta, rejeta ses zibelines et ouvrit sur les dîneurs les feux de deux cents mille francs de diamants, — deux pierres aux oreilles, deux aux mains, pas plus.
— Qu’ess’ tu prends ? demanda-t-elle à son mari.
Il hésita, bailla, se frotta l’estomac :
— Je ne sais pas. Rien ne me dit. J’ai qué’que chose qui se mouve, là…
— Une petite marmite ? Y a encore qu’ici que le bouillon sent la viande. Pour moi… attendez, Delphin, vous sauvez pas… Des z’horsd’œuve, et ne passez pas la salade de pommes de terre sous silence, surtout ! Le gigot, oui, mais faudra me le montrer avant, je ne me fie qu’à moi. Et changez-moi c’te nappe… Changez-moi-la, que je dis ! Je ne coupe pas dans le blanchissage de guerre, moi !
On les regardait beaucoup, et ils supportaient les regards avec une admirable aisance. La jeune femme tournait lentement son cou puissant et sans plis, croisait et décroisait ses grandes mains où fulguraient deux phares. Nous les laissâmes, mon amie et moi, occupés d’un calvados âgé dont le patron du restaurant, assis à leur table, leur versait de grands verres.
— Je ne peux pas dire, soupira dehors mon amie, que le voisinage de ces gens-là m’ouvre l’appétit.
— Pourquoi donc ? Ils savent pourtant manger. Avez-vous vu la jeune femme inspecter le gigot, et éprouver du doigt l’élasticité du pont-l’évêque ?
— Oui, oui, je l’ai vue, dans le même moment où elle déclarait qu’elle aimait mieux partir dans le Midi que de chauffer « toute » leur hôtel cet hiver !… Et puis, cet étalage de joaillerie dans cet endroit, en ce moment, vraiment, cette femme…
— Je la trouve belle, moi. Parfaitement, elle est belle, elle est telle qu’elle doit être. Tout, en elle, vous offusque ? Je serais effarée qu’elle fût autrement. Je reconnaissais en elle, ce soir, cette même beauté, actuelle, spéciale, que je détaillais hier sur deux de ses pareilles, chez un fourreur où elles réquisitionnaient chinchillas et pékans, — deux grandes filles fortes, le cheveu lourd et la bouche fraîche, rien de fin, rien d’anémié, une dégaîne peuple, carrée, sous leurs pelleteries de reines… J’écoutais peu leurs « tant qu’à moi » et leurs « c’est une fourrure susceptible », parce que je songeais aux enfants qu’elles feront. Je me disais que c’est justement leur sang, ce sang de fermière forte-en-gueule et de coquetière réjouie, qu’il faut mêler à celui de nos hommes surmenés, mutilés, séchés au feu des forges, glacés par les boues de l’Est… Je songeais, considérant la ciselure rudimentaire de cette matière somptueuse et durable, aux nourrices impassibles, énormes, sans tares et sans pensée, qu’on choisit pour allaiter les enfants des races princières à bout de sang et de souffle… Justement, le mari de notre belle jeune femme…
— Oh ! celui-là…
— Si je vous laisse continuer, je vais dans un moment entendre, amenés pour des comparaisons méprisantes, les mots de « financier ancien régime » et de « fermier général », je vous connais. Le souvenir du fermier général, en prenant de l’âge, acquiert un lustre singulier dans l’esprit de beaucoup de gens, et mieux qu’un lustre, un grade : vous pensez à lui un peu comme à un général qui serait fermier. Notre petit homme du restaurant, lui, débute, sous votre dédain. Il n’a encore eu le temps que d’amasser, et de répéter sur tous les tons qu’il « n’aime que le beau et le bon ». Le comique, c’est que ce sera vrai. Le beau et le bon, il l’achète déjà. Il l’aimera bientôt. Il achète. Merveille ! ce nouveau venu, ce nouveau-parvenu sait gaspiller ! Dès lors tout va bien, fions-nous à lui. Laissons-le errer pendant quelque temps parmi les inévitables cheminées en lapis-lazuli, diamants trop gros et chiens trop petits ; — il se fera, il est de chez nous.
» Laissez-le ; il n’y a pas de mal à ce que son or bondissant, cascadeur, scandalise la pimbêche et stérile vieille fortune française, dégoûtée de l’activité, revenue de tous les arts, fidèle aux talents passés parce qu’elle est paresseuse, et pudibonde, parce qu’elle manque d’imagination. »