La Chambre éclairée/Pages oubliées des Mémoires de Mme Vigée-Lebrun
PAGES OUBLIÉES DES
MÉMOIRES DE Mme VIGÉE-LEBRUN
’on voulut bien, à cette époque, trouver
quelque mérite au portrait que je fis de
lady Hamilton. Je m’étais plu à la peindre
debout, au bord d’une mer en furie ; elle
levait une coupe vers le ciel, et ses cheveux
dénoués contenaient mille fleurs champêtres.
Une tunique de brocart blanc brodée d’or
tombait autour d’elle en plis gracieux, et
sous cet aspect, aussi simple qu’original, elle semblait véritablement une divinité des bocages
et des eaux[1].
Ce portrait m’attira un grand nombre de commandes. Il ne se passait point de semaine que je n’en fisse une bonne douzaine. Le prince de Kautzin s’en vint, un matin, me demander de la plus pressante manière que je fisse celui de sa jeune épouse, d’une beauté aussi noble que touchante. Sa hâte était telle qu’il ne me laissa point de repos, et alors que j’eusse voulu m’absorber dans une grande œuvre qui m’eût pris jusqu’à quatre journées de travail, je me vis forcée d’achever ce portrait en moins de douze heures. Il réunit heureusement tous les suffrages, de quoi je remerciai mon bon ange.
J’entrepris, à peu de temps de là, le portrait du prince Domakine, et j’eus la pensée, qu’on voulut bien trouver ingénieuse, de réunir avec lui sur la même toile, la princesse, ses onze enfants aussi modestes que beaux, son cheval préféré, deux chiens, et un couple de colombes familières, animaux que la nature généreuse semblait avoir comblés, ainsi que leurs nobles maîtres, de tous les dons de l’esprit et du cœur. J’eus le bonheur d’entreprendre et d’achever une œuvre aussi importante entre mon dîner, que j’ai accoutumé de prendre à deux heures et fort léger, et mon coucher, qui ne me mène jamais fort avant dans la nuit.
Le lendemain matin, je commençai les portraits de nos Princes bien-aimés, desquels la Reine avait la bonté de manifester quelque impatience. Ayant terminé avant mon dîner la tête, les bras et les mains, la coiffure, ainsi que 1a riche corbeille de fleurs où j’avais imaginé que la Reine amusât ses belles mains, je sortis pour prendre mon léger repas chez la princesse Dolgorouki. Mais jugez de mon triste étonnement : ce moment, malheureux entre tous, était celui que la populace avait choisi pour massacrer les prêtres. J’en vis massacrer devant mes yeux une bonne quantité, et fus si affectée que je dus retourner chez moi, avec la contrariété de renoncer à un dîner agréable et où j’étais attendue. J’oubliai de mon mieux cette circonstance pénible en entreprenant le portrait de la duchesse de Serapucci et de ses quatre filles, que j’eus le plaisir d’achever pour l’heure de mon souper, lequel est toujours fort frugal.
Le lendemain matin, ayant achevé les portraits de nos augustes maîtres, je sortis pour avoir des nouvelles de ma fille, qu’une purgation prise mal à propos avait mise à deux doigts de sa fin. Mais jugez de mon embarras, à peine avais-je fait cent pas qu’une troupe de gens, qui marchaient dans le plus grand désordre et dont les habits décelaient la bassesse, s’avança vers moi et vers la fille de chambre qui m’accompagnait. Ils proféraient mille cris et leurs visages enflammés inspiraient la terreur. Avant que j’eusse pu les interroger sur leurs dessins, ils s’étaient emparés de la fille de chambre, l’avaient étranglée, puis divisée en cent morceaux qu’ils se disputèrent. Cette vue m’affecta d’une telle manière que je revins chez moi maudissant en mon cœur de tels bourreaux, et de tout le jour je ne pus faire que six portraits, encore étaient-ils fort petits, et empreints de la grande mélancolie qui m’accablait.
Le lendemain matin, à mon réveil, lequel est toujours fort à bonne heure, j’avais encore devant les yeux l’image cruelle qui m’avait affectée la veille, et elle me fut mieux remise en mémoire par l’absence de la fille de chambre qui me portait à cette heure mon déjeuner. Pour me soustraire à ce funèbre souvenir, je n’hésitai point à demander des chevaux et je partis pour Rome, où je formais le dessein de demander aux arts et à la nature l’oubli d’un temps si troublé. J’emportais par devers moi, outre mes pinceaux et mes pastels, la somme de six écus, mon cher mari ayant disposé, comme il avait l’habitude, de l’argent provenant des quelque vingt-huit portraits peints et vendus la semaine précédente. Mais, à la grâce de Dieu !…
Après mille vicissitudes, je passai les frontières et parvins dans un site enchanteur où de jeunes villageoises, toutes plus belles que naïves, moissonnaient tout en tressant des guirlandes de fleurs et en dansant. Je veux retracer ici, pour n’en point perdre la mémoire, le paysage qui entourait cette scène rustique. Du haut d’un roc sauvage, s’élançaient des eaux indomptées, que leur chute rompait en mille ruisseaux argentins. Cependant, des collines aux nobles contours encadraient l’horizon, un modeste hameau souriait dans la verdure, et des agneaux plus blancs que le lait, reconnaissant la voix amie de leur gardien, mêlaient leurs accents aux siens. « Ô mon Dieu, m’écriai-je à cette vue, comment vous rendre mon émotion devant un tel tableau ! » Le mot que je venais de prononcer involontairement fut pour moi un trait de lumière, je demandai mes pinceaux, et en quelques moments des centaines de toiles jonchèrent autour de nous les gazons naissants. Le postillon de ma chaise, qui versait de douces larmes, ne savait comment transporter les fruits surabondants d’une heure aussi inspirée. Mais jugez de mon attendrissement ; les heureux villageois, devinant quelle était notre incertitude, s’en vinrent avec un majestueux cortège de chars vides, traînés par des bœufs dont le front puissant se courbait vers la terre comme pour dénombrer avec surprise les œuvres que ma main y avait impatiemment dispersées. L’on chargea sur ces chars la plus importante partie de mes paysages, remettant au lendemain de venir recueillir ceux qui n’étaient point secs. Et tous, nous nous mîmes en marche vers Rome, unissant nos voix dans un concert où se trouvaient loués Dieu, les Muses, l’Art immortel et les beautés d’un site où la main de l’homme avait épargné toute contrainte aux grâces de la Nature.
- ↑ Ce portrait a été oublié dans la liste des trois mille six cent vingt-sept portraits jointe par l’auteur à ses mémoires.