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La Chambre éclairée/Plomberie et Gaz

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Édouard-Joseph (p. 97-102).

PLOMBERIE ET GAZ


Il y avait bien des jours déjà que les allumettes enflammées, offertes aux trous de flûte du fourneau à gaz, puis à ceux du chauffe-bains, n’éveillaient plus que de pâles feux-follets, sitôt évanouis qu’apparus. Le plombier du quartier, adroitement pressenti par ma cuisinière, promettait de venir après les fêtes, mais il n’avait pas dit quelles fêtes.

— Madame devrait voir le Gaz, et causer au Gaz lui-même, suggérait sans relâche le cordon bleu. Pour moi, ça devient du compteur, ça regarde le Gaz. Ça peut aussi devenir des tuyaux, mais quand même Madame devrait voir le Gaz.

Je pensai d’abord à téléphoner au Gaz. Mais le Gaz n’use pas du téléphone. Économie ? Fi ! Crainte plutôt des mystificateurs, ou simplement de l’abonné, race pleurarde… Je me rendis donc au Gaz.

— Gaz, lui dis-je…

Mais à quoi bon répéter ici ce que je lui dis, et les plaisants propos dont je voulais que sourie, dans une barbe grisonnante, ce Gaz sourcilleux ? L’important est qu’il sourit, puis il s’étonna :

— Tiens, tiens… Je suis surpris. Mais pourquoi voulez-vous que ce soit l’affaire de la Compagnie, plutôt que du plombier ?

— Je ne le veux pas, je demande seulement…

— J’entends, j’entends. Eh bien nous allons vous envoyer quelqu’un…

— Ah !…

— … au premier jour.

— Oh !… Est-ce que, réellement, il ne vous est pas possible, aujourd’hui ou demain, de…

Ici, le Gaz entonna cet hymne national, dû à l’inspiration collective et sacrée de l’épicier, du boucher, de la modiste, du tapissier, de la crémière, etc., etc…

— La guerre… personnel restreint… fait pas comme on veut… mettre du sien… faire une raison… tranchées…

Je suivais de la tête, malgré moi, l’air connu, les paroles familières, prête à reprendre au refrain, lorsque l’entrée d’une jeune femme genre bon garçon coupa la fin du couplet :

— Le patron du bureau ? s’enquit-elle. C’est vous, monsieur ? Je vous paie un éclair au chocolat si vous dégotez ce que mon compteur a dans le ventre ! Figurez-vous que…

Il ne me restait qu’à quitter la place, puisque le Gaz écoutait flatteusement cette jeune personne bongarçonnière et semblait prêt déjà à autopsier de sa main le ventre du compteur.

« Au premier jour » avait-il dit. Ce premier jour vint après six autres, et le dernier de la semaine, samedi. Samedi, le Gaz, qu’incarnait un guilleret sexagénaire en blouse courte, remorquant un soufflet très haut sur pattes et comme grandi trop vite, fit une entrée cordiale dans la cuisine, où il rencontra… la Plomberie-et-Couverture du quartier, escortée aussi d’un soufflet long-jambé. Le Gaz, à cette vue, perdit toute sa cordialité.

— Ej’vois, dit-il amèrement, que vous avez invité du monde. Ej’me demande ce que je viens faire ici.

— Comment, ce que vous… Mais vous venez voir pourquoi mon compteur ne…

— Et « Monsieur » qu’est-ce qu’i vient voir ?

Mise en cause, la Plomberie-et-Couverture, âgée d’environ quinze ans, fit tête à l’ennemi héréditaire et répliqua d’une grosse voix d’adolescent :

— Je fais mon métier. On m’a demandé, pas ? Eh bien, j’ai visité le compteur, j’ai enlevé de la condensation au tuyau du fourneau de cuisine.

— Et qu’est-ce qu’é dit, vot’ condensation, jeune homme ?

La Plomberie rougit violemment :

— Ma condensation, a va, à présent. Vot’ branchement i pourrait p’t’être pas en dire autant ?

— Ha ! ha ! ricana le Gaz. Mon branchement j’ellai soufflé par dehors, dans le jardin. Il est comme l’enfant qui vient de naître, mon branchement. Vous êtes plombier, que vous dites ? Eh ben, débrouillez-vous dans vot’ plomberie, dans vos chauffe-bains, dans vos réchauds… I’ marchent, tous vos foyers ?

— Non. C’est vot’ branchement qu’en est la cause. Si vous y voyez rien, c’est pas ma faute. Faudra apprendre.

Le Gaz, appuyé à son soufflet dans la pose des grognards de Raffet, se tourna vers moi :

— Madame, je suis-t-y venu ici pour me faire traiter plus bas que terre ?

— Mais non, Gaz, mais non ! Monsieur de la Plomberie, avez-vous la certitude que le chauffe-bains…

— Probable, répondit sèchement la Plomberie. Tant qu’à c’t’espèce de vieux démodé qui m’entreprend…

— Démodé ! répéta le Gaz tout brûlant de rage. Le démodé i n’ se diminuera pas plus longtemps dans la société d’un petit « pas encore » comme vous !

Il sortit, suivi du fidèle soufflet à échasses. Je reportai mes espoirs sur la Plomberie, mais la Plomberie, congestionnée, épaulant la bretelle de son sac, rengainant ses compétences, passa la porte en émettant, sur la dignité du travailleur, quelques aphorismes confus dont le plus distinct était :

— Je le dirai à papa !

Cette anecdote est sans portée morale. Mais j’aurai peut-être la chance qu’elle tombe sous les yeux de tel professionnel qui la résumera sous sa forme la plus heureuse, — et la plus urgente : « On demande un plombier. »