La Chambre éclairée/Présages
PRÉSAGES
a chère, vous savez que cet hiver précoce
ne va pas être bien long ? Les
écureuils ont fait, paraît-il, des provisions
plus petites que l’hiver dernier.
— Oui ? Ça ne m’étonnerait pas. Les chatons des noisetiers sont en avance…
— On m’écrit de la campagne que les terriers des bêtes sont moins profonds que l’an passé…
Elles se taisent un moment, puis une dernière voix féminine ― charmante, comme suspendue très haut dans l’air, une voix faite pour porter, en tremblant d’exaltation et d’espoir, des nouvelles de résurrection, d’aube heureuse sur le monde, — dit :
— Les oignons n’ont que deux pelures, au lieu de six l’autre année : c’est signe d’hiver court et clément !…
Autour de celle qui a parlé, j’entends qu’on s’assemble et qu’on s’émerveille. Je veux, à la faveur du crépuscule, me la figurer longue et volante à travers la chambre, avec une robe qui dépasse ses pieds, et des cheveux soulevés par un vent qui étirerait, dans ses mains, la banderole gothique où l’univers peut lire que :
« L’oignon n’a, cet hiver, que deux pelures ! » Au-dessous d’elle, suscité par le doux bruit des pronostics agrestes, et pour achever mon tableau de féerie enfantine dessiné par Delaw, j’invente l’Oignon, tout rond, chevelu de racines et vêtu de son double camail de pelures dorées…
L’année qui vient de finir a vu le krach des pythonisses. Bien mieux que les interdictions policières, c’est la déception renouvelée qui a détourné de la liseuse d’épingles, de la voyante à la bougie, de la voyante au verre d’eau, l’anxiété, la langueur féminines. Cette demi-douzaine de femmes que voici n’ont-elles pas fêté l’année naissante, en 1917, par une bonne tournée, à frais communs, chez les somnambules et cartomanciennes ? Je pourrais chercher, sur la table verte où fume le thé sans lait, les Épées, le Pendu, le Squelette des tarots, et même le « chien de pique » ; ces jouets menteurs ont rejoint, dans un tiroir qu’on n’ouvre pas, le crochet d’écaille et la pelote de laine gris-bleu, pêle-mêle avec les petits drapeaux emmanchés d’une épingle, qu’on plantait sur la carte d’Europe, en 1914, en 1915…
Elle n’est point sans grâce, la ferveur nouvelle des femmes, qui quête des oracles auprès des dieux païens, et, pour lire au delà de cent jours d’hiver, pour connaître le sort de nos armées, va se fier à la feuille, à la graine, suivre le vol triangulaire des oiseaux migrateurs, épier les gestes de la bête terrée, interpréter la sagesse obscure, — et que nous n’avons pas su même nommer, — du bourgeon et du tubercule…
J’ai cousu, pour mon amie Valentine, un grain d’avoine barbue sur un carton, afin qu’elle consultât, curieuse du temps qu’il fera, le mouvement hygrométrique des cornes de l’avoine, antennes spiralées qui s’inclinent à gauche ou à droite, selon l’humidité ou la sécheresse. Ce joujou amuse mon amie :
— Vous savez, me disait-elle hier, les barbes de l’avoine sont à droite depuis ce matin.
— Oui ? C’est qu’il va dégeler.
— Non pas, assura-t-elle avec un désarmant sourire, c’est que j’aurai ce soir une lettre de mon mari. Ça n’a jamais manqué, c’est un signe certain !
Errements touchants de l’amour, — si je donne une boussole à mon amie Valentine, l’aiguille bleue lui indiquera, — « tenez, voyez vous-même ! Au nord, tout à fait au nord ! » — un point de la Somme où son mari veille et se bat…
Elle est là, penchée au-dessus du feu de bois, parmi trois ou quatre jeunes femmes. Elles rient, elles ont bu du thé, mangé un gâteau ; elles n’échangent que des paroles d’espoir, de confiance ; aucune pourtant n’ignore la fragilité de son sort, ni les menaces que porte cette heure, ni que la Seine charrie des glaces au lieu de charbon ; elles savent que de l’autre côté de la vitre commence une nuit pétrifiante d’hiver, une nuit qui entr’ouvre, au loin, des doigts gelés d’où glisse l’arme, mais… mais les cornes de l’avoine ont viré vers l’Est, et l’oignon n’a que deux pelures !
Moi qui voulais, pour ce groupe serré, misérable malgré le feu et les fourrures, inventer un présage magnifique qui eût occupé, deux semaines ou trois, ces isolées, je ne trouverai rien de plus beau que celui-ci. L’oignon n’a que deux pelures, cela est vrai, cela est inconcevable. Que sait-il de l’hiver, et comment le sait-il ? Le message qui atteint l’animal, avant que la terre ne s’ouvre ou vomisse le feu, la plante ne le reçoit-elle pas aussi ? Et pourquoi des fibres, délicates assez pour pâmer à l’approche de la chaleur et ressusciter à cause d’une pluie encore suspendue, ne détiendraient-elles pas, en même temps que la prévision du cataclysme, la certitude de sa fin ? Un oiseau célèbre, en pleine tourmente, l’accalmie. Une petite bête thésauriseuse voit par delà cent jours à venir ; un bulbe, en dépit du froid précoce, montre sa nacre sous deux robes légères…
Monsieur Angot, songez-vous comme moi qu’il y a sans doute quelque part, pressée sous la terre durcie, ou nue dans le vent cruel, une créature végétale, bulbe, graine, racine, cryptogame, pour qui l’ouragan déchaîné par l’homme n’a plus de secret, un être déjà préparé au silence futur, — un être qui sait quand finira la guerre ?…