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La Chambre éclairée/Répit

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Édouard-Joseph (p. 165-170).

RÉPIT

« — On t’a dit qu’en ton absence je vivais seule, farouche et fidèle, avec un air d’impatience et d’attente ?… Ne le crois pas. Je ne suis ni seule, ni fidèle. Et ce n’est pas toi que j’attends.

» Ne t’irrite pas ! Lis cette lettre jusqu’au bout. J’aime te braver quand tu es loin, quand tu ne peux rien contre moi, que serrer tes poings et briser un vase… J’aime te braver sans péril, et te voir à travers la distance, tout petit, courroucé et inoffensif : tu es le dogue, et moi le chat en haut de l’arbre…

» Je ne t’attends pas. On t’a dit que j’ouvrais hâtivement ma fenêtre, dès le lever du soleil, comme aux jours où tu marchais dans l’allée, chassant devant toi, jusqu’à mon balcon, ton ombre longue ? On t’a menti. Si j’ai quitté mon lit, pâle, un peu égarée de sommeil, ce n’est pas que l’écho de ton pas m’appelât… Qu’elle est belle, l’allée blonde et vide ! Nulle branche morte, nul fétu n’arrête mon regard qui s’y élance, et la barre bleue de ton ombre ne chemine plus sur le sable pur, qu’ont seules gaufré les petites serres des oiseaux…

» J’attendais… cette heure-là, la première du jour, la mienne, celle que je ne partage avec personne. Je t’y laissais mordre juste le temps de t’accueillir, de te reprendre la fraîcheur, la rosée de ta course à travers les champs, et de refermer sur nous mes persiennes… Maintenant, l’aube est à moi seule, et seule je la savoure rose, emperlée, comme un fruit intact qu’ont dédaigné les hommes. C’est pour elle que je quitte mon sommeil, et mon rêve qui parfois t’appartient… Tu vois ? éveillée, à peine, je te quitte, et pour te trahir…

» T’a-t-on redit aussi que je descendais pieds nus, vers midi, jusqu’à la mer ? On m’a épiée, n’est-ce pas ? On t’a vanté ma solitude hostile, et la muette promenade sans but de mes pas sur la plage ; on a plaint mon visage penché, puis soudain guetteur, tendu vers… Vers quoi ? vers qui ?… Oh ! si tu avais pu entendre ! je viens de rire, de rire comme jamais tu ne m’entends rire ! C’est qu’il n’y a plus, sur la plage lissée par la vague, la moindre trace de tes jeux, de tes bonds, de ta jeune violence, il n’y a plus tes cris dans le vent, et ton élan de nageur ne brise plus la volute harmonieuse de la lame qui se dresse, s’incline, s’enroule comme une verte feuille transparente, se jette vers moi et fond à mes pieds…

» T’attendre, te chercher ? Pas ici, où rien ne se souvient de toi. La mer ne berce point de barque ; la mouette qui péchait, agrippée au flot et battant des ailes, s’est envolée. Le rocher rougeâtre, en forme de lion, se prolonge, violet, sous l’eau qui l’assaille. Se peut-il que tu aies dompté, sous ton talon nu, ce lion taciturne ? Ce sable, qui craque en séchant comme une soie échauffée, tu l’as foulé, fouillé ; il a bu sur toi ton parfum et le sel de la mer ? Je me répète tout cela, en marchant à midi sur la plage, et je penche la tête, incrédule. Mais, parfois, je me retourne aussi, et je guette — comme les enfants qui s’effraient d’une histoire qu’ils inventent : — non, non, tu n’es pas là, — j’ai eu peur. Je croyais tout à coup te trouver là, avec ton air de vouloir me voler mes pensées… J’ai eu peur.

» Il n’y a rien, — rien que la plage lisse qui grésille comme sous une flamme invisible, rien que les équilles de nacre qui percent le sable, sautent, repiquent du nez, ressortent, et cousent la grève de mille lacets étincelants et rompus… Il n’est que midi. Je n’ai pas fini de t’offenser, absent ! Je cours vers la salle sombre, où le jour bleu se mire dans la table cirée, dans l’armoire à panse brune ; sa fraîcheur sent la cave et le fruitier, à cause du cidre qui mousse dans la cruche et d’une poignée de fraises au creux d’une feuille de chou…

» Un seul couvert. L’autre côté de la table, en face de moi, luit comme une flaque. Je n’y jetterai pas la rose, tu sais ? que tu trouvais chaque matin, tiède, dans ton assiette. Je l’épingle à mon corsage, très haut, près de l’épaule, et je n’ai qu’à tourner un peu la tête pour m’y caresser les lèvres… Comme la fenêtre est large ! Tu me la masquais à demi, et je n’avais jamais vu, jusqu’à présent, l’envers mauve, presque blanc, des fleurs de clématite, pendantes…

» Je chantonne tout doucement, tout doucement, pour moi seule… La plus grosse fraise, la plus noire cerise, ce n’est plus dans ta bouche, mais dans la mienne, qu’elles fondent, délicieuses… Tu les convoitais si fort que je te les offrais, non par tendresse, mais par une sorte de pudeur civilisée…

» Tout l’après-midi est devant moi comme une terrasse inclinée, rayonnante en haut et qui plonge, là-bas, dans le soir indistinct, couleur d’étang. C’est l’heure, te l’a-t-on dit ? où je m’enferme. Réclusion jalouse, n’est-ce pas ? méditation voluptueuse et triste d’une amante solitaire ?… Qu’en sais-tu ? Quels noms donner aux fantômes que je choie, quels conseillers me pressent, et pourrais-tu jurer que mon rêve a les traits de ton visage ?… Doute de moi ! doute de moi, toi qui as pu surprendre mes pleurs, et mon rire, toi que je fruste à tout moment, toi, que je baise en te nommant tout bas : « Étranger… »

» Jusqu’au soir, je te trahis ! Mais, à la nuit, je te donne rendez-vous, et la pleine lune me retrouve au pied de l’arbre où délirait un rossignol, si enivré de son chant qu’il n’entendit ni nos pas, ni nos souffles, ni nos paroles mêlées… Aucun de mes jours ne ressemble au jour d’avant, mais une nuit de pleine lune est divinement pareille à une autre nuit de pleine lune…

» À travers l’espace, par-dessus la mer et les montagnes, ton esprit vole-t-il au rendez-vous que je lui donne, auprès de l’arbre ? J’y reviens, comme je l’ai promis, chancelante, car ma tête renversée cherche en vain le bras qui la soutenait… Je t’appelle — parce que je sais que tu ne viendras pas ! Sous mes paupières fermées, je joue avec ton image, j’adoucis la couleur de ton regard, le son de ta voix, je taille à mon gré ta chevelure, et j’affine ta bouche, et je t’invente subtil, enjoué, indulgent et tendre — je te change, je te corrige…

» Je te change… Peu à peu, et tout entier, et jusqu’au nom que tu portes… Et puis je m’en vais, furtive, honteuse, légère, comme si, entrée avec toi sous l’ombre de l’arbre, j’en sortais avec un inconnu… »