La Chambre éclairée/Un Timbre à 0 fr. 60, S. V. P.
« UN TIMBRE À 0 FR. 60, S. V. P. ! »
e connais une aimable dame âgée, qu’une
pension civile, modeste, met pour le reste
de ses jours à l’abri du besoin. Je ne vous
raconte pas cela uniquement pour me vanter de
mes belles relations. Mais je veux jeter quelque
lumière sur la vie, accidentée et mal connue,
des pensionnés civils.
La dame âgée s’en va, il y a une quinzaine de jours, au ministère des Finances pour toucher son trimestre, comme d’habitude. Comme d’habitude ? non point. Le génie de l’Aventure veillait. Il veillait ce jour-là dans la salle des caisses, et voltigeait au-dessus du guichet 75, où une préposée prit des mains de la dame âgée son titre de pension et un certificat de vie ; puis elle chercha, trouva une fiche, la joignit aux titre et certificat, et passa le tout à une deuxième préposée. Celle-ci, à la hâte et comme craignant les responsabilités, confia le tout à un petit jeune homme songeur, qui disparut. Toujours songeur, mais hiérarchique, il reparut bientôt et se délesta des mêmes paperasses au bénéfice de la deuxième préposée, qui les restitua à la première, et c’est de la première que la dame âgée recueillit ces précieuses paroles :
— Madame, vous me redevez soixante centimes sur le dernier trimestre ; le notaire vous a délivré par erreur un certificat de vie pour pension militaire, et vous êtes pensionnée civile… Voulez-vous aller chercher, au guichet 29, un timbre à 0 fr. 60. Je m’excuse de vous déranger, mais il n’y a pas de ma faute.
— C’est trop juste, répliqua la dame âgée, déjà en route pour le guichet 29.
Au guichet 29, un suppôt, mâle, du génie de l’Aventure, repoussa les douze sous de la dame :
— Mais, expliqua-t-elle, je vous demande un timbre de soixante cen…
— Impossible.
— Pourquoi ?
— Parce que, dit le suppôt, je n’en délivre qu’aux ecclésiastiques.
Un moment sidérée, la dame âgée réfléchit que l’humour peut se faire une place, même au ministère des Finances, et elle sourit complaisamment. Mais le suppôt demeura de marbre.
— Monsieur, insista la pensionnée, c’est la demoiselle du guichet 75 qui m’envoie ici. Vendez-vous, ou non, des timbres à soixante centimes ?
— Oui. Mais aux ecclésiastiques seuls. C’est le règlement. Êtes-vous ecclésiastique ? Non. Vous n’aurez donc pas de timbre à 0 fr. 60.
De retour au guichet 75, la dame âgée dut avouer qu’elle revenait sans timbre. La préposée eut un hochement de tête pessimiste :
— Ah ! la la… Eh bien, cela ne va pas aller tout seul !… Écoutez, Madame, voulez-vous un conseil ? Voyez au guichet 34. Il vend des timbres.
— Il vend des timbres ? Alors je suis sauvée ! s’écria la vieille dame.
L’employée versa, sur tant de candeur, un regard de pitoyable ironie :
— Il vend des timbres, mais… Enfin, n’anticipons pas…
Soutenue par l’illusion, la dame âgée traversa encore une fois la salle et demanda :
— Un timbre à douze sous, s’il vous plaît ?
— Ce serait pour moi, répondit galamment le guichet 34, un vrai plaisir, si… si j’en avais. Mais… je n’en ai pas. Bah ! à la guerre comme à la… Je veux dire : aux Finances comme aux Finances ; voici un timbre à 0 fr. 50 et un autre à 0 fr. 10.
— Hurrah ! s’écria à peu près la dame âgée, déposant son butin au guichet 75.
— C’est ça, demanda la préposée, que vous appelez un timbre à soixante ?
— Dame, 0 fr. 50 plus 0 fr. 10… C’est la même chose…
— Vous trouvez ? railla la sceptique jeune femme. Vous croyez qu’ici cinquante centimes et dix centimes ça fait soixante centimes. Vous êtes jeune, vous savez !
— Hélas, non… dit la dame. Et je suis bien fatiguée…
Elle se tut et s’assit, laissant paraître son âge et son découragement. L’employée du guichet la regardait, et son visage annonçait un grand combat intérieur.
— Tant pis ! s’écria-t-elle soudain. Et même, flûte ! Madame, je m’en vais faire pour vous quelque chose qui ne s’est jamais vu ! Quelque chose que vous ne reverrez jamais au ministère des Finances ! Et peut-être même dans aucun autre ministère ! Regardez, de tous vos yeux, regardez !
Et saisissant les deux timbres humectés, elle les colla sur la feuille en attente, écrasant, d’un coup de son petit poing conscient et énergique, tout un édifice de décrets poussiéreux.
Attendons l’écho, qui ne pourra manquer d’être formidable, et prolongé, de son geste…
Mais ma vieille amie a perdu sa quiétude de pensionnée civile, et je vois bien qu’elle songe — pour pouvoir affronter victorieusement, dans trois mois, le mystérieux guichet 29 dévoué aux seuls ecclésiastiques, — je vois bien qu’elle songe à entrer dans les ordres…