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La Chambre éclairée/Une Lettre

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Édouard-Joseph (p. 49-54).

UNE LETTRE

Madame,


J’ai vingt-trois ans et trois mois ; je suis sergent. Je voudrais me marier. Je voudrais me marier tout de suite.

Si je m’adresse à vous, que je connais peu, c’est que je suis pressé, et que mes parents, vous le savez, vivent en rentiers modestes, retirés dans une banlieue de Paris, où ils attendent les lettres de leur fils unique en compagnie de mon grand-père, mon oncle, — un petit cercle de briscards qui comble mes permissions de plaisirs vertueux.

On peut être ensemble un petit jeune homme et un vieux soldat, — pour vous servir. Or, vous servir, je ne fais que ça, justement, depuis trois ans. J’en reviens, de vous servir, et on nous laisse souffler dans un petit village que je n’ai pas le droit de nommer. Combien de jours, ou de semaines, m’y reposerai-je ? Je n’en sais rien, mais je sens que le temps presse, et je veux me marier.

Depuis trois ans bientôt, le vétéran qui vous écrit a connu, perdu, retrouvé, pleuré ou gardé cent camarades de tout poil et d’âges divers. Vous dire que je suis né réfléchi, réservé, et même un peu méfiant, c’est vous faire comprendre que j’ai, en trois ans, écouté plus que parlé et raisonné autant qu’observé. Ils m’en ont raconté, mes amis, de quoi remplir des volumes, — et je ne fais allusion ici qu’aux histoires d’amour. Cent histoires d’amour ! Vous croyez, madame, qu’elles doivent se ressembler toutes ? Voilà ce qui vous trompe. Vous voulez, du moins, les diviser en amours heureuses et en amours malheureuses. C’est ce que je n’ai pas manqué de faire, par distraction arithmétique. Mais je n’ai pas pu continuer, parce que j’ai vu trop d’amours émigrer brusquement, ou lentement, de la première catégorie dans la seconde.

Sans me décourager, du genre j’ai passé à l’espèce, pour constater quelle supériorité gardait, dans l’histoire amoureuse du soldat, l’homme marié sur le célibataire. Entendons-nous : il y a des liaisons qui valent des mariages, et celles-là je les ai versées à la conjugalité. Mais les autres ? Au début de mon engagement mes camarades du …e m’ont ébloui, moi petit serin de jeune homme rangé, par la fougue épistolaire de leurs belles amies et de leurs femmes légitimes. Photos, lettres délirantes, fleurs entre les pages, colis de friandises et précieux cache-nez de soie, ils ne m’ont rien épargné, et j’ai pu souffrir, sottement, de la maîtresse que je n’avais pas connue. Des amantes passionnées ont écrit tous les jours, pendant des semaines, puis toutes les semaines, pendant des mois. Et puis la carte postale a remplacé l’enveloppe bleue ou mauve, et puis… et puis plus rien. Je généralise et je raccourcis, — je vous ai dit que je suis pressé, — pour aller plus vite et vous frapper davantage. Madame, j’ai vu des figures jeunes comme la mienne, plaisantes comme la mienne (on n’est pas à faire peur !) devenir sombres, maigrir des pommettes. J’ai vu des types épatants réduits à rien par la « crise du vaguemestre », et dépérissant d’attendre une lettre. Mais j’en ai vu aussi qui, l’ayant reçue à la fin, tombaient assommés. Quand leur silence fondait en pleurs et en confidences, on ne me faisait pas grâce non plus du billet de rupture ou de la dénonciation anonyme. Et moi, qui n’avais pas même laissé une petite cousine à Colombes, je tremblais par contagion, je prenais la fièvre d’isolement, le cauchemar d’abandon…

Pendant ce temps-là, l’autre bord, celui de la conjugalité, tenait comme Verdun lui-même, et je m’y réfugiais pour avoir chaud. Mais là aussi on m’accablait de confidences ; on me lisait des bouts de lettres, on m’exhibait le portrait du dernier-né, la photographie de la petite communiante, le groupe des quatre marmots autour de leur maman. On m’achevait avec des douceurs : « Tiens, gosse, enfile-toi ça, c’est du pâté de foie de cochon qu’elle fait soi-même, ma borgeoise ! » Ou bien : « Cher ami, vous ne refuserez pas cette aile du poulet envoyé par ma femme ? » Mes colis, des colis de parents, mes lettres d’oncles, mes chandails de grand’mère, injustement je trouvais le tout, par comparaison, un peu fade… Ils me semblaient, mes amis, ces maîtres d’une femme et d’un foyer, ils me semblaient solides, costauds, assis dans leur sécurité, et auprès du Baudru, le terrassier au pâté de foie, Nourrisson lui-même, Nourrisson le millionnaire, bardé de cigares chers et de billets bleus, avait l’air d’un pauvre. Le risque de la mort ne les menaçait pas tout entiers, ces riches.

— Si j’y reste, disait l’un deux, je ne m’en fais pas ! J’ai mon garçon, l’aîné, qu’est déjà bien dessalé… La boîte marchera quand même…

— Mourir ? Je n’aimerais pas cela, évidemment. Mais elle a tant de courage, je suis si sûr qu’elle vivra comme elle doit, sans moi ou avec moi…

Madame, j’en ai assez ! Vous m’avez compris : je veux ma part. Ma part, c’est une femme d’abord, une vraie, et puis un enfant, des enfants. Après tout, le fils de Mme de B…, qui a vingt-deux ans, est père. Le lieutenant D…-B…, vingt-trois ans, évadé d’Allemagne, se fiance en touchant la terre de France. Serge P.-V. se marie après-demain, il a vingt et un ans. Et combien d’autres ! Vous voyez, je retarde. Vite, madame, mariez-moi. Puisque nous sommes forcés de mettre les générations doubles, mariez-nous. Qu’on donne à notre avidité une « part d’homme » ; chargez-nous de lourds devoirs que nous porterons en riant, et de félicités si graves que nous en demeurerons muets et pleins de larmes…