La Chambre éclairée/Une Réponse
UNE RÉPONSE
’ai lu, mardi dernier, la lettre, que vous
publiâtes ici, d’un jeune sergent de vingt-trois
ans qui veut se marier. J’y réponds.
Je suis la jeune fille à marier. Vingt-cinq ans, une terre de quarante hectares en province, quelque argent. Votre sergent, prétend-il, n’est pas à faire peur ? Croyez que je n’épouvante personne et que je suis blonde. Aime-t-il mieux les brunes ? Voici ma cousine, comptable dans une banque, ou sa sœur la châtaine, deuxième secrétaire d’un grand avocat. Gaies, instruites, jeunes mais mûries par quatre dures années, nous voici, nous trois — et quelques millions d’autres, bonnes, que dis-je ? exquises à marier, et qui ne nous marions pas.
» Nous ne nous marions pas. Mais, ouvrières utiles et sans sexe d’une ruche innombrable, nous regardons de loin convoler nos reines… Qui donc, nos reines ? Mais les femmes, madame, les veuves, jeunes ou non, et les divorcées. Pourquoi elles, et non pas nous ? Je vous cite Mme G…, qui passe gaiement la quarantaine, fiancée à l’un des plus jolis aviateurs de France. Puis Mme B…, qui divorça avec bruit il y a un an, prétend maintenant assurer le bonheur d’un alpin qui pourrait être son fils. Mme F…, héroïne cinquantenaire d’un procès assez douteux, va épouser un lieutenant qui a l’air d’une jeune fille… Pour le coup, dites-vous, c’est une question, assez vilaine, de dot ? Détrompez-vous, madame, l’officier est deux fois millionnaire !
» Vous souriez, madame, en pensant que j’incline à muer en péril public mon petit danger particulier ? Je n’insiste pas et m’en retourne dessiner — fleurs de soucis et feuilles d’absinthe mêlées — un projet de guirlande pour mon bonnet de sainte Catherine…
D’autres, à ma place, n’hésiteraient pas. Ils marieraient le lieutenant de vingt-trois ans à la jeune fille. Mais voilà que cette enfant méfiante, qui écrit en femme vexée, met à mon enthousiasme les menottes de la circonspection. À cause d’elle, je me rappelle le mariage, l’an dernier, du lieutenant X… avec la « belle madame Z… » — nommer celle-ci « belle madame » c’était longue habitude, encore plus que courtoisie… Tiens, et le beau D…, qu’on fiançait dernièrement avec une jeune fille presque aussi belle que lui ? Il a laissé la fiancée, il coule des permissions béates dans le demi-jour, la chaleur parfumée, la cuisine diplomatique, chez Mme de T…, qui ne cache pas son bonheur et rajeunit sans discrétion. Et cette pauvre petite Kiki M…, « la Kike », comme l’appelaient ses amis, on sait pourquoi elle est devenue infirmière : à la veille de son mariage, son fiancé, un capitaine, lui préfère… la mûre, et d’ailleurs charmante, Mme La Kike mère…
Jeune fille aux soucis, vous m’épouvantez. À nous deux, nous pourrions citer une dizaine de ces couples, qui satisfont mal l’ail, la morale et l’imagination. Où allons-nous ? Quelle est cette aberration ? Cherchons-en la cause sinon le remède. Il me semble bien que je l’ai déjà connue avant d’apprendre ses effets, sans quoi cette confidence anonyme cueillie, dans le métro, ne m’eût pas tant frappée. Un ouvrier réformé, blessé de la guerre, disait à son camarade : « Qu’ess-tu veux, oui, je me suis marié. Elle est pas toute jeune, comme beauté y a mieux. Mais quoi ? de son premier mari elle avait un ménage tout monté, et bien astiqué, rien qui manque, mon vieux. Elle me disait : « T’as qu’à venir et à te laisser vivre sans penser à rien, tel que dans une hôtel à Nice. » C’est ce que j’ai fait. J’ai rien à penser… »
J’ai dîné et passé une soirée, jeune fille mécontente, chez Mme de T…, en même temps que ce beau D…, qu’elle a enlevé à une rivale adolescente. Cet irrésistible n’avait pourtant pas la mine d’un conquérant. Posant sur toutes choses un sourire enfantin et un peu vide, il ressemblait encore, quoique guéri, à un convalescent. Mme de T… le couvait de loin, avec une infaillibilité admirable. Pas une seule fois il n’eut le temps de chercher de l’œil la carafe ou le sel, à table, ou le cendrier à l’heure du cigare. Un verre de fine vint éclore par magie sous sa main à côté du cendrier, et il y eut précisément, devant le fauteuil que D… élut, un tabouret bas pour qu’il étendît sa jambe. L’hôpital, la nursery même n’avaient jamais prodigué à l’héroïque Don Juan des soins plus complets ni plus alanguissants.
Vous m’entendez, jeune fille ? L’hôpital, la nursery… Lorsque des millions d’hommes ont eu la force d’être, loin de la femme, plus que des hommes, la première femme qu’ils appellent n’est peut-être pas l’amante. Le zouave qui fut mon père n’avait gardé des champs de bataille qu’un seul souvenir pénible : le cri, le soupir, qui errait, sorti des bouches fraîches et des barbes grises : « Maman… » Vos bras, jeunes filles, font le geste des suppliantes, prêts à se suspendre à des épaules qui ont porté le poids d’un monde : bras légers, assez lourds pour qu’on les craigne. D’autres bras féminins ouvrent un refuge équivoque et complet, promettent ensemble la protection, l’amour, la ferveur des servantes que rien ne rebute, et le héros, exténué, s’y couche… Pour combien de temps ? Je ne sais, mais je ne crois pas, puisque j’admets qu’elle existe, à la durée de cette « crise d’orphelinisme ». Attendrez-vous sa fin, jeune fille aux soucis, ou bien voudrez-vous, impatiente, combative… Mais non. Votre printemps ne saurait frelater sa grâce, ni verser, sur sa verte gerbe, les philtres qui sont parfums encore et corruption déjà. La victoire, la vôtre, viendra vite, et sans combats.