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La Chambre des lords dans le passé et dans l’avenir

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La Chambre des lords dans le passé et dans l’avenir
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 101-128).
LA CHAMBRE DES LORDS
DANS LE PASSÉ ET DANS L’AVENIR


I

La lutte engagée entre les deux Chambres anglaises atteint, au moment où j’écris, son degré le plus aigu. L’issue en est encore douteuse pour l’observateur le plus pénétrant et se fera encore attendre longtemps. Peut-être sera-t-elle terminée dans deux mois ; peut-être les enfans de nos enfans n’en verront-ils pas la fin. Le problème, — à la différence d’un problème de mathématiques pures, — a plus de vingt solutions, dont plusieurs sont fort raisonnables, mais qui soulèvent toutes de graves objections.

La question serait déjà épineuse si on la discutait, de part et d’autre, avec un esprit libre et ouvert, avec une entière bonne foi. Or, l’esprit de parti, la jalousie des classes, la vanité, la passion, l’intérêt individuel, tous les élémens de trouble et d’erreur qui peuvent agiter les sociétés modernes s’y confondent, et, plus que tout le reste, l’inévitable, l’implacable, l’insoluble question sociale, notre terreur à tous, y verse ses fureurs portées à leur comble. Et les paroles montent, chaque jour, à un diapason plus élevé ; les menaces succèdent aux insultes ; on dit : « Mais c’est une Révolution ! » et tout est tranquille, non de cette tranquillité sinistre qui caractérise parfois les veilles de cataclysme, mais de l’honnête tranquillité des jours d’activité normale. Bien plus : il y a de la gaîté dans l’air et, de-ci et de-là, des éclats de rire qui narguent les pronostics de tempête et traitent la Révolution anglaise de demain, ou d’après-demain, comme une queue de comète, égarée dans notre atmosphère ; la partie solennelle engagée entre les Lords et la Démocratie, entre l’hérédité et l’élection populaire, comme un game entre les onze de quelque fameuse équipe de cricketeers et les onze d’une équipe rivale. N’était la fatigue et la dépense d’une élection générale en mai, venant après une élection générale en janvier, on serait disposé à considérer cette bataille comme le sport le plus « excitant » de la saison de 1910. Cette insouciance tient peut-être à ce fait que l’Anglais moderne ne possède pas notre riche expérience de la guerre civile et de la révolution sociale, du prix qu’elles coûtent, des tristesses qu’elles amènent et qui leur survivent. Peut-être tient-elle, surtout, à la conscience qu’ils ont que tout « s’arrangera, » et que la vénérable Constitution, avec quelques coups de marteau, sera mise, cette fois encore, en état de marcher pendant un siècle ou deux. Quoi qu’il en soit, le spectacle vaut, assurément, la peine d’être regardé. Mais il ne suffit pas de le regarder pour le comprendre.

Si, avant de vous adresser aux intéressés, — et il en est de tous les degrés, — aux professionnels de la politique, vous interrogez un homme quelconque, pris dans la moyenne, un de ceux qui refusent aujourd’hui de se laisser enrégimenter dans un parti, mais se portent tantôt d’un côté, tantôt de l’autre et font les grosses majorités adverses et alternatives de 1900 et de 1906, vous le trouverez très ardent, très décidé sur le dilemme de la réforme douanière et du libre-échange, très décidé, également, contre l’autonomie irlandaise, mais tiède et presque indifférent sur la question de la Chambre des Lords. Cet anonyme que les Anglais appellent the man in the street et qui est l’arbitre des destinées du pays, entend deux voix qui lui crient : « Tu ne supporteras pas plus longtemps cette absurdité monstrueuse qui n’existe chez aucune autre nation, un législateur héréditaire ! » et l’autre : « Tu ne renverseras pas de tes mains l’arche sainte, tu ne toucheras pas à cette constitution que t’a léguée la sagesse de tes ancêtres et qui fait la force de l’Empire britannique ! » Qu’un législateur héréditaire soit une absurdité, il l’admet sans discussion et sans examen, bien qu’il soit partisan déclaré de la monarchie héréditaire et de la propriété héréditaire. Mais la « sagesse des ancêtres » fait vibrer quelque chose en lui ; elle réveille de vagues instincts conservateurs qui sommeillent, mais ne s’effacent pas.

On ne sait de quoi il serait capable si on parlait de démolir la Tour. Ce respect des choses anciennes, cette religion de l’immemorial right, de cette « nuit des temps » dans laquelle se perd l’origine de la Chambre haute, voilà ce qui la couvre et le défend aux yeux de l’Anglais ordinaire.

Jetons un regard sur cette nuit des origines ; pénétrons-y un moment à la suite de Stubbs et de Freeman, les deux grandes autorités sur ces temps et ces questions-là[1]. Pour Stubbs, la Chambre des Lords apparaît, sous une forme à peu près reconnaissable, en 1295, c’est-à-dire quelques années après la Chambre des Communes et elle achève de s’organiser pendant le cours du XIVe siècle. À cette question : « Quand et par qui a été créée la Chambre des Lords ? » Freeman répond sans hésitation qu’elle n’a jamais été créée. Selon lui, elle continue un autre organisme politique, absolument rudimentaire, et que, dans nos spéculations les plus lointaines, nous ne voyons pas commencer. C’est l’assemblée générale des hommes libres, à laquelle tous ont le droit d’être présens, mais où les sages (witan] jouent seuls un rôle actif et qui, pour cette raison, s’appelle le Witenagemot. Ils discutent et le peuple signifie son approbation ou sa désapprobation par des cris : Yea ou Nay. Au premier abord, on est aussi étonné que si l’on se trouvait en présence d’une thèse qui ferait la pairie anglaise l’héritière du Sénat romain. Faut-il en croire Freeman ? Ses vues sont larges et hardies, toujours originales et intéressantes, mais parfois un peu paradoxales. Son esprit fut un des premiers à embrasser et à appliquer l’évolutionnisme historique, mais il l’a, peut-être, en certains cas, légèrement exagéré. Considérer le Witenagemot transformé en Curia Regis ou la Curia Regis transformée en Parlement comme l’Histoire naturelle considère le ver à soie qui sort de son cocon, changé en papillon, ce serait confondre la méthode et les procédés de deux sciences fort différentes. Il faut faire, dans les événemens de l’histoire, une part, et une très grande part, à l’action humaine qui est, d’ailleurs, l’instrument, plus ou moins conscient, de l’évolution.

La vérité est que les rois normands suivirent un plan de gouvernement parfaitement défini et qui fait honneur, sinon à leur loyauté, du moins à leur sagesse politique. Ce plan consistait à établir les choses normandes sous des noms saxons, afin de ne pas effaroucher, dès l’abord, leurs nouveaux sujets. Une fois bien sûrs de leur conquête, ils se débarrassèrent des noms auxquels se rattachaient les vieilles mœurs politiques, dans la crainte qu’à l’ombre des anciens vocables ne se perpétuât le souvenir des anciennes libertés. Dès 1081, apparaît le mot de Parlement, mais il ne dure qu’un jour et deux siècles s’écouleront avant qu’il entre dans l’usage. Nous avons devant nous la Curia Regis, la Cour du roi, sorte de chaos où se mêlent et se heurtent les embryons des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. La Chambre des Lords s’y trouve également, avec le reste, mais il est impossible à l’œil le plus exercé de l’y distinguer des autres élémens qui fermentent avec elle dans le mélange. Peu à peu nous voyons les trois grandes cours de justice (qui fonctionnaient encore sous leurs anciens noms, il y a trente-cinq ans) se dégager du bloc et commencer à vivre de leur vie séparée. Mais elles demeurent subordonnées à l’institution plus vaste qui leur a servi de matrice et en qui réside le pouvoir de casser leurs arrêts. Ce pouvoir est encore aujourd’hui en possession de la Chambre des Lords. L’évolution continue, tantôt menée par le pouvoir royal lorsqu’il a toute sa force, toute sa vitalité (par exemple, sous Henri II et sous Edouard Ier), tantôt par les grands seigneurs lorsque la royauté est faible (comme, par exemple, sous Jean, sous Henri III, sous Edouard II).

Tandis que la Royauté, chez nous, s’appuie sur l’Eglise et sur les Communes, s’entoure d’humbles conseillers, laisse les grands vassaux se cantonner et se fortifier dans leurs provinces où ils deviennent des potentats, la Royauté, en Angleterre, suit une marche opposée. Elle retient auprès d’elle ses comtes, que le peuple nomme des Eorls (vieux nom saxon d’où sortira le mot moderne d’Earls), ses évêques et ses grands barons ; ou, du moins, comme leurs fonctions territoriales les appellent loin de la Cour, elle les convoque le plus souvent qu’elle peut, pour leur demander des conseils et de l’argent. Elle les habitue à discuter et à voter sous ses yeux ; elle les rompt à cette vie parlementaire qui, toute tumultueuse qu’elle soit, représente déjà un adoucissement des mœurs et un assouplissement des volontés. Ce n’est pas aux heures d’anarchie qui précèdent ou qui suivent la concession de la magna charta, c’est sous un roi intelligent, sous Edouard Ier, que la Chambre des Lords est vraiment reconnue et organisée. Jusqu’à ce moment, ses attributions, comme sa composition, sont vagues et incertaines. L’idée d’une constitution bicamérale n’existe pas, nous la verrons naître plus tard. Pourquoi pas trois Chambres ? Pourquoi pas quatre ? Edouard Ier, imbu de l’idée que tout se fait mieux en France parce que la France a hérité directement des traditions administratives et juridiques du peuple romain, ne répugnerait pas à créer une assemblée particulière pour le clergé, une autre pour les marchands, et ainsi de suite, autant qu’il y a de branches d’activité dans la nation. Les évêques et les abbés refusent l’honneur qu’on veut leur faire, persuadés que la première conséquence en serait de faire peser de nouveaux impôts sur l’Église. On obtient, à grand’peine, leur présence dans la Chambre haute dont ils sont membres de droit, en vertu de leurs fonctions épiscopales, nous dit Freeman ; comme détenteurs des terres baroniales attachées à leur siège, nous assure M. Pike. Les earls siègent, d’abord, à raison de leurs fonctions ; le Roi convoque les barons quand il lui plaît. Pendant le cours du XIIIe siècle, une distinction s’établit entre les majores et les minores barones. L’usage prévaut de convoquer les premiers d’une façon permanente et c’est à ce moment, c’est-à-dire au seuil du XIVe siècle (toutes les autorités semblent d’accord sur ce point), que l’hérédité devient un principe constitutif de la Chambre haute. Encore ne s’agit-il pas de l’hérédité personnelle, par ordre de primogéniture ou dans la ligne latérale, en suivant les prescriptions du droit latin, mais de la transmission d’une propriété territoriale. C’est à la baronnie, non pas au baron, que le titre est attaché, et rien n’est plus significatif, à cet égard, que le nom de Peers of the Land, pairs de la Terre, attribué à ces pairs primitifs. En traduisant le latin pares, le langage populaire fait un précieux contresens, qui nous livre un secret de l’époque. C’est le domaine, le fief qui siège au Parlement et on l’y appelle pour voter ses propres charges. Quoi d’étonnant, dans ces conditions, si les titulaires de ces pairies montrent peu d’empressement à prendre possession de leur dignité, si quelques-uns, même, emploient toute leur industrie à s’y dérober ? Il est amusant de voir, au XIVe siècle, un certain Thomas Furnival se démener pour prouver qu’il n’est point baron et ne saurait être forcé d’assister, comme tel, aux séances de la Chambre des Lords. D’autres, cependant, aperçoivent, et tous les jours plus clairement, l’avantage qu’ils pourront retirer de la pairie. Ils font triompher parmi eux le principe d’hérédité, transféré de la terre à la personne.

Ce qui aida à cette transformation et la rendit inévitable, ce fut la création de deux nouveaux ordres de noblesse qui prirent rang au-dessus des Earls. Le premier duc, le duc de Cornwall, fils aîné d’Edouard III, date de 1337 et le premier marquis de 1386. Il est évident que les Earls et les barons, à cette époque, ont cessé de siéger au Parlement, les uns à raison de leurs fonctions locales, et les autres à raison des fiefs qu’ils détiennent, et que ces deux noms représentent seulement les degrés inférieurs de la hiérarchie nobiliaire, où s’interposera encore, au XIVe siècle, l’ordre des vicomtes. Quoi qu’il en soit, à partir du commencement du XIVe siècle, quiconque a été convoqué une fois à l’assemblée des Lords se considère comme un membre permanent de cette assemblée et transmet ce droit à son plus proche héritier. Cependant le mandat royal de convocation demeure une formalité nécessaire et l’est encore aujourd’hui.

On voit, par ce qui précède, que l’historien Freeman est autorisé à affirmer que l’hérédité personnelle et directe s’est introduite éventuellement et à une époque relativement moderne dans la Chambre des Lords, et que, primitivement, cette Chambre est une chambre de fonctionnaires ; mais il faut se hâter d’ajouter, — sinon, on aurait de ces origines l’idée la plus fausse, — que, sitôt que le principe de la permanence et de l’hérédité s’est définitivement établi dans la pairie, il en devient le signe caractéristique[2].

Une autre conclusion, non moins importante, c’est que la Chambre des Lords représente la propriété territoriale. La Chambre des Communes représente aussi la propriété foncière, ce qu’on pourrait appeler la propriété du second degré, plus la propriété marchande et industrielle, qui commence à naître.

A qui appartient, dans la période d’incubation du régime parlementaire, l’initiative des lois ? Au Roi, à son conseil et aux seigneurs, comtes, évêques, barons, qui sont destinés à former le noyau de la Chambre des Lords. Les juges sont naturellement, chargés de donner aux statuts leur forme légale. Les Communes entrent peu à peu en partage de cette initiative, d’abord sous la forme d’une humble pétition au Roi. En trois ou quatre étapes, — le mouvement s’accélère à partir du misérable règne de Richard II, — elles obtiennent le droit de rédiger elles-mêmes les lois, et il est aisé de comprendre que chacun de leurs progrès est une diminution d’influence et d’autorité pour les Lords. Toutefois, la Chambre basse se montre pleine de déférence envers sa sœur aînée. Elle se contente du rôle d’accusatrice dans les grands procès politiques où la Chambre haute siège en juge souverain. Son rôle, à elle, rôle ingrat, rôle sacrifié, semble-t-il, aux bonnes gens du XVe siècle, consiste à voter des aides et des subsides, et il n’y a point là un Lloyd George pour lui apprendre que le véritable maître, c’est celui qui tient les cordons de la bourse. Elle est si désireuse de grandir encore sa grande sœur qu’un jour elle réclame, pour la Chambre des Lords, le droit de nommer les titulaires des hautes charges, ou, en langage moderne, les membres du Cabinet. La royauté, bien entendu, s’y refuse, mais le fait demeure là comme un symptôme. Sous Richard II, le Roi cesse de siéger, de sa personne, parmi les Lords. Il s’en retire, emmenant son conseil et laissant derrière lui un trône vide, qui y est encore et où il revient s’asseoir au début et à la clôture des sessions parlementaires. Cette séparation du Conseil et de la Chambre des Lords est-elle un affaiblissement ? Est-elle un accroissement de force ? J’incline vers la seconde solution. Composée presque exclusivement de seigneurs terriens, la Chambre des Lords, pendant le XVe siècle, tend à rejeter tout autre élément. Elle se débarrasse des légistes, sauf à les rappeler plus tard devant elle, mais à simple titre consultant. Les évêques et les abbés sont, eux aussi, comme on l’a vu, une sorte de seigneurs terriens, mais ils ne possèdent pas et ne peuvent posséder l’hérédité personnelle et les temporal Lords leur font sentir, à cet égard, leur supériorité. En beaucoup de circonstances importantes, les pairs spirituels se trouvent annulés, notamment lorsqu’il s’agit de juger au criminel. Leur ministère leur interdit de s’associera une sentence de mort. Or, pendant la seconde moitié du XVe siècle, condamner à mort paraît être une des occupations principales de la Chambre des Lords. Après avoir revendiqué le droit de juger ses propres membres, elle étend, du consentement de la Chambre basse, sa juridiction sur tous les cas de haute trahison, quels qu’en soient les auteurs.

Jusqu’à la Réforme, l’élément spirituel réussit à balancer l’élément laïque, singulièrement affaibli par les guerres civiles. Mais le départ des vingt-trois grands abbés, sous Henry VIII, et la création de plus de cinquante pairies temporelles par les Tudors durant la seconde partie du XVIe siècle établissent définitivement la suprématie de la pairie héréditaire et, depuis ce moment, l’inégalité va toujours grandissant.

En 1640 un décret du parlement jette les évêques hors de la Chambre haute et cette Chambre est dissoute en 1649, ou du moins, les dix ou douze membres restés fidèles à la cause populaire sont congédiés sans autre forme de procès. Quelques années après. Son Altesse Mylord Protecteur, poursuivant le cours de ses expériences politiques, rencontre devant lui le système bicaméral et s’en empare. Quelle raison ? Quel avantage y voit-il ? Il ne l’a pas dit, ou, du moins, il ne la pas dit en termes pleinement intelligibles pour le politicien ; mais il est impossible de douter qu’il n’ait été touché de l’idée bicamérale, puisqu’il n’a pas trouvé, pour baptiser son Sénat, d’autre appellation que celle-ci : the other house, l’autre Chambre. N’était-ce pas la plus ingénue de toutes les façons d’avouer que la seconde Chambre n’existait que pour servir de pendant, de frein et de contrepoids à la première ?

La Restauration remet toutes choses en place. Les actes de 1640 et de 1649 sont annulés comme entachés d’illégalité et de violences ; les lords temporels remontent sur leurs sièges, de plein droit, et les lords spirituels ne tardent pas à rentrer en possession de ceux qui leur appartiennent. Mais l’esprit du monde parlementaire est tout différent de ce qu’il était avant la Révolution et un antagonisme, qui ne cessera plus, se déclare entre les deux fractions de la législature. C’est à ce moment que s’affirment, en matière financière, les prétentions rivales des deux assemblées, qui viennent d’atteindre, à la fin de 1909, leur extrême degré d’acuité. Par une « résolution » votée en 1661, la Chambre des Communes revendique le privilège de régler seule le budget des dépenses, de même qu’elle a seule la charge de voter le budget des recettes. En 1667, les Lords se plaignent au Roi d’être réduits à l’impuissance en ce qui touche certaines questions d’un haut intérêt national (il s’agissait, dans l’espèce, de l’accroissement des forces navales), parce que la Chambre basse rejette tous leurs amendemens, auxquels elle oppose une fin de non-recevoir, tirée de sa prétendue omnipotence financière. En cette circonstance, la Chambre des Lords maintient, comme indiscutable, son droit immémorial de rejeter la loi de finances en bloc, mais elle hésite devant une mesure qui mettrait le désarroi, dit-elle, dans tous les services publics. La querelle continue et s’envenime. En 1678, la Chambre des Communes, dans une nouvelle résolution, précise son droit de régler, sans contrôle, tous les détails de la dépense publique et il semble que le dernier mot lui soit resté, car nous ne voyons pas qu’en cette matière la jurisprudence parlementaire ait changé depuis le règne de Charles II.

Si l’ambition politique des Lords subit quelques échecs, son infatuation aristocratique va toujours grandissant et elle aspire à devenir une caste fermée comme l’oligarchie vénitienne. L’union avec l’Ecosse sous la reine Anne et l’union avec l’Irlande, en 1800, amènent dans son sein quelques représentans élus de la pairie écossaise et de la pairie irlandaise (seize pour Tune et vingt-huit pour l’autre, sans compter quatre représentans de l’épiscopat d’Irlande). Mais elle obtient diverses mesures qui assurent l’extinction graduelle de ces deux pairies. En 1719, elle propose une loi qui limiterait le pouvoir créateur de la Couronne. Robert Walpole combat énergiquement cette loi et la fait rejeter, moins, peut-être, dans l’intérêt des Communes que dans l’intérêt de la royauté qui voit un danger dans ce club aristocratique où se concentre l’influence des grandes familles. C’est là, assurément, un grave échec, mais la Chambre des Lords a bien des façons de s’en dédommager. Ne tient-elle pas dans ses mains la majorité des sièges de la Chambre des Communes ? Ne la remplit-elle pas de ses cadets et de ses créatures ?

Dans ces conditions, le système bicaméral, à certaines heures (notamment vers le milieu du XVIIIe siècle), n’est qu’un trompe-l’œil et une illusion.


II

1830 marque une date importante dans l’histoire du parlement anglais. La marée libérale monte et bat les murs de Westminster. L’esprit nouveau commence à pénétrer dans la Chambre héréditaire ; mais la majorité, fidèle aux vieilles traditions, défend pied à pied ses positions. Une première fois, en octobre 1831, elle rejette, par une majorité de neuf voix, le bill de Réforme, car elle sait que cette réforme fera disparaître les bourgs-pourris qui sont ses citadelles. On suggère au roi Guillaume IV qu’une promotion de douze ou quinze pairs libéraux annihilerait aisément cette petite majorité récalcitrante. Il s’y refuse et préfère employer la persuasion. Ce moyen réussit et, l’année suivante, le grand bill de Réforme est inscrit dans le Statute-Book. Désormais, la Chambre des Communes s’appartiendra à elle-même. Cependant il ne faudrait pas croire que les Lords aient perdu, à ce moment précis, leur influence sur les élections. Il faudra le scrutin secret (1870) et les remaniemens successifs des circonscriptions électorales pour atténuer encore cette influence, qui, à l’heure actuelle, demeure puissante. Après comme avant 1832, les fils de la noblesse viennent faire leur éducation politique ou se créer un nom dans la Chambre basse.

Examinons brièvement les pouvoirs qui restaient et qui restent encore à la Chambre des Lords, ceux qu’elle partage, à titre égal, avec la Chambre des Communes, ceux qu’elle détient seule, ceux, au contraire, qu’elle ne possède pas et dont la Chambre des Communes est exclusivement investie. Elle peut exercer le droit d’initiative en toute occasion, excepté en ce qui touche les lois financières, mais aucune des lois qu’elle propose et qu’elle vote ne peut recevoir l’assentiment royal et devenir définitive sans avoir été approuvée par l’autre assemblée. On lui reconnaît le droit d’initiative exclusif en ce qui louche sa constitution intérieure et ses privilèges. La loi de finances lui est soumise, chaque année, ce qui implique le pouvoir de la rejeter, mais celui de modifier telle ou telle clause de cette loi n’a jamais été reconnu à la Chambre des Lords par la Chambre des Communes et l’on s’en tient, à cet égard, à la jurisprudence de 1678, renouvelée, en 1861, comme on va le voir, à la suite d’une violente escarmouche entre Gladstone, alors chancelier de l’Echiquier, et la Chambre haute. Le point capital est celui-ci : jamais un ministère ne s’est retiré devant un vote adverse de la pairie ; les Lords, bien qu’on leur ait toujours fait une part plus que raisonnable dans la distribution des portefeuilles, n’ont pas le pouvoir de créer ni de renverser un Cabinet. La Chambre haute garde ses attributions judiciaires, que Gladstone, son plus grand ennemi au XIXe siècle, a essayé de lui arracher vers la fin de son grand ministère, lorsqu’il entreprît la réforme des cours de justice. L’intention du célèbre homme d’Etat était de créer une cour spéciale qui aurait hérité des pouvoirs de la Chambre des Lords comme cour d’appel et de cassation. Mais, par suite des lenteurs propres à ce genre d’opérations, cette dernière réforme restait à accomplir lorsque le ministère tomba au commencement de 1874. Les tories, en arrivant au pouvoir, s’empressèrent de réparer, de leur mieux, la vieille autorité judiciaire de la Chambre haute ; cependant Disraeli était trop avisé pour ne pas comprendre que, si l’hérédité législative est une anomalie, l’hérédité du juge en est une plus choquante encore, car la naissance, évidemment, ne confère aucune des connaissances nécessaires pour décider une question juridique, surtout dans un pays où les textes sont nombreux, les précédons plus nombreux encore. Il était donc nécessaire, pour mettre la Chambre des Lords en état d’accomplir décemment ses devoirs juridiques, de la fortifier par l’adjonction de quelques hommes de loi. Sous cette idée, fort naturelle et imposée, en quelque façon, par les circonstances, s’en dissimulait une autre, qui hantait certains esprits, un peu inquiets de l’avenir réservé dans la société moderne à la législature héréditaire. Dès 1856, le gouvernement avait essayé d’introduire parmi les pairs un lord viager, et l’on avait choisi, pour cette expérience, un vieux juge qui n’avait point d’héritiers. La Chambre des Lords refusa d’admettre le nouveau lord Wensleydale. Finalement, le gouvernement céda et accorda à lord Wensleydale l’investiture dans les conditions ordinaires. Une tentative de lord Russel, en 1869, pour réformer la pairie et y introduire l’élément viager, fut rejetée à une majorité considérable. Mais, en 1876, la Chambre des Lords avait été trop près de perdre ses attributions judiciaires pour ne pas se montrer plus traitable. Elle laissa donc pénétrer, sans opposition, dans son sein, plusieurs Lords of appeal in ordinany, destinés à former, avec le Lord-Chancelier, qui est toujours un légiste, le Judicial committee ou commission judiciaire. Leur titre, primitivement, était moins que viager, car ils devaient cesser de siéger parmi les Lords le jour où cesseraient leurs fonctions actives. En 1887, ils recevaient la pairie à vie dans toute son étendue et lord Salisbury, encouragé par cette première expérience, proposait d’instituer une classe de Lords, dont le titre ne serait pas transmissible. Leur nombre ne devait jamais excéder cinquante et certaines restrictions de nombre et de temps devaient considérablement retarder le plein effet du nouvel arrangement. Les Lords votèrent, la mort dans l’âme, et le public qui, en Angleterre comme en France, aime à résumer et à résoudre les questions d’un mot, baptisa du nom de lifers les pairs à naître : c’est le nom qu’on donne aux forçats à perpétuité et l’analogie n’avait rien de flatteur.

Avant que le bill arrivât à sa troisième lecture, il était retiré par le gouvernement. Du reste, en cette année 1888, la réforme de la Chambre des Lords semble avoir été à l’ordre du jour, car deux pairs se firent remarquer, au cours de la session, par des efforts, plus ou moins heureux, pour amener leurs collègues à comprendre le manque d’harmonie qui existait entre leur constitution et les besoins modernes, ainsi que la nécessité qui s’impose à toutes les institutions, même les plus essentiellement conservatrices, de suivre l’évolution de la société politique. Lord Rosebery réclamait la nomination d’une Commission qui serait chargée d’étudier la question. La proposition, émanant du même auteur, avait déjà été repoussée en 1884 : elle le fut de même en 1888. Lord Dunraven présenta un projet vaste et compréhensif, qui eût eu pour effet de supprimer ou de restreindre le principe héréditaire et qui enchérissait sur celui du comte Russell en 1869. Je n’analyserai point ce projet, d’abord parce qu’il ne fut ni adopté ni même sérieusement discuté, ensuite parce que nous en verrous reparaître les dispositions principales dans les plans de réforme actuellement soumis à la considération des nobles pairs.

Lorsque l’Église d’Irlande perdit, en 1869, son caractère officiel, les quatre représentans de l’épiscopat irlandais qui se succédaient, à tour de rôle, d’année en année, au banc des évêques, ont cessé d’y figurer. D’autre part, bien qu’on ait créé, dans l’Angleterre proprement dite, plusieurs diocèses, les titulaires de ces nouveaux évêchés ne sont appelés à siéger dans la Chambre des Lords que suivant leur tour d’ancienneté. Seuls, les deux archevêques de Canterbury et d’York, les trois évêques de Londres, Durham et Winchester, jouissent de ce privilège à titre permanent. Ils sont « lords du parlement, » mais non pairs ; et il n’est pas inutile de remarquer que, n’ayant plus de biens territoriaux à gérer depuis bien longtemps, au nom de leur Église, ils ont perdu le caractère primitif qui motivait leur présence parmi les Lords au XIIIe siècle. La plupart d’entre eux s’abstiennent d’opiner dans les discussions purement politiques. On les considère et ils se considèrent comme « les représentans de la religion et de la moralité » et c’est seulement dans les discussions où sont, manifestement, engagés les intérêts de l’une ou de l’autre qu’on les voit intervenir, La Chambre des Lords demeure donc composée de pairs héréditaires dont le nombre varie constamment par suite des promotions et des extinctions et, à l’heure actuelle, dépasse le chiffre de cinq cents. Il faut ajouter à ce nombre 16 pairs écossais, 28 pairs irlandais, 26 prélats et 5 ou 6 Lords of appeal in ordinary, en activité ou en retraite.

Que si l’on considère la Chambre des Lords au point de vue des opinions, on verra que les libéraux, en réunissant toutes leurs forces, y sont dans la proportion de 1 contre 8. La disproportion des deux partis s’est accusée suivant une progression constante durant le XIXe siècle. Sur 12 parlemens dont Gladstone a fait partie, depuis le bill de Réforme jusqu’à sa retraite de la vie politique, dix étaient libéraux ; un seul franchement tory. Plus d’un demi-siècle pendant lequel les ministères successifs n’ont cessé de créer des pairies n’a pas suffi à enrayer ce mouvement qui s’est, tout naturellement, accéléré pendant les vingt années (ou peu s’en faut) où l’Angleterre a été aux mains d’un gouvernement tory, de 1886 à 1906. Un libéral introduit dans la Chambre des Lords y devient conservateur (ou son fils après lui) aussi sûrement qu’une branche d’arbre, quand elle tombe dans certaines sources, s’y change en pierre. Le fait ne s’explique pas seulement par l’influence du milieu, la vanité personnelle, le snobisme aristocratique, mais par des considérations d’ordre plus général, par des lois sociologiques qui apparaîtront plus visiblement tout à l’heure. En ce moment, je me contente de constater le phénomène pour faire comprendre l’antagonisme qui n’a cessé d’exister, pendant le XIXe siècle, entre les deux assemblées. Gladstone a été le héros de cette lutte. En deux rencontres, il a triomphé. A la troisième, il a dû faire la paix avant de combattre. La quatrième bataille a été son Waterloo[3].

La première fois, c’était en 1860. Le traité de commerce avec la France venait d’être signé. Il entraînait, comme conséquence immédiate et provisoire, des moins-values, destinées à être largement couvertes dans un avenir prochain, mais qui, pour le moment, rendaient impossibles certains dégrèvemens projetés et promis. Sur quel article tomberait la disgrâce ? Qu’allait-on sacrifier, le thé ou le papier ? Gladstone, alors chancelier de l’Echiquier, voulait supprimer l’impôt sur le papier et il s’attacha, dès le premier jour, à cette idée avec cette obstination impétueuse et passionnée qui le caractérisa jusqu’au dernier jour de sa vie politique. Le Cabinet avait deux têtes, lord Palmerston et lord John Russell, l’un contraire, l’autre favorable. Les Lords saisirent avec empressement l’occasion d’un conflit, car ils sentaient que le thé était plus populaire que le papier. Ils rejetèrent une première fois le bill qui supprimait le paper duty, et c’est alors que Gladstone imagina, en 1861, d’insérer la nouvelle mesure dans la loi annuelle de finances, en défiant les Lords d’y toucher. On ne leur déniait pas le droit de rejeter cette loi en bloc, mais le droit de la modifier dans ses détails. Les Lords, — ceci est d’une importance capitale au point de vue de la bataille à laquelle nous assistons en 1910, — acceptèrent ce principe comme l’avaient fait leurs ancêtres en 1667. Il leur paraissait impossible de désorganiser les services publics de l’année et d’exposer le Trésor à d’énormes pertes, de suspendre, en quelque sorte, la vie nationale pour faire triompher une idée ou affirmer leur puissance législative. Ceux qui ne connaissent pas bien Gladstone doivent être étonnés lorsqu’ils lisent, dans l’admirable biographie que lui a consacrée lord Morley, les notes jetées par lui sur quelques feuillets, au cours de cette lutte. On y sent une furie combative et comme une odeur de poudre. La chose en valait-elle la peine ? Gladstone apercevait-il les conséquences, bonnes et mauvaises, que devait avoir le rappel du droit sur le papier, suivant de quelques années l’abolition du timbre ? C’est de là qu’il faut dater la naissance de la presse à deux sous et à un sou, qui, avec les réformes électorales de 1867 et de 1884, marque l’avènement de la démocratie. Au fond, qu’importait que le dégrèvement du thé précédât de deux ou trois ans le dégrèvement du papier, ou le contraire ? Au point de vue de la carrière politique de Gladstone, il importait beaucoup ; car c’est cette lutte contre les Lords qui le plaça au premier rang du parti libéral et rendit son leadership inévitable sans contestation possible.

La Chambre des Lords était déjà fort impopulaire ; elle l’était plus encore en 1871 lorsque éclata le conflit à propos de l’abolition de l’achat des grades dans l’armée. Cette fois, les pairs avaient bien mal choisi leur terrain de combat. Ils avaient beau dire qu’ils ne combattaient pas la réforme en elle-même, mais voulaient seulement assurer des indemnités suffisantes aux intéressés, l’odieux de la vieille institution rejaillit sur eux, avec la fange des souvenirs honteux qu’on avait remués. N’était-ce pas un prince du sang, commandant en chef des armées sous son père George III, qui avait fait ou laissé vendre les grades militaires au plus offrant par son ignoble maîtresse ? Cette fois, Gladstone, sentant l’opinion, je dirai plus : la conscience publique de son côté, brisa la résistance des Lords par un acte arbitraire et dictatorial qu’on n’eût accepté d’aucun autre homme d’État dans aucune autre circonstance, et qui passa, — chose incroyable ! — presque sans protestation. Faisant usage d’une prérogative abandonnée depuis bien des siècles et devant laquelle les Tudors et les Stuarts eussent, peut-être, reculé, il abolit l’achat des grades par royal warrant. J’étais alors en Angleterre et j’ai assisté à ce coup d’État. Rien ne bougea dans le pays et, quinze jours après, on n’en parlait plus.

En 1884, le ministère libéral très justement déconsidéré par les événemens de l’Afrique du Sud (Majuba) et du Soudan (mort de Gordon) cherchait à se retremper par une réforme électorale qui aurait fait entrer dans le pays légal deux millions d’électeurs nouveaux. A qui iraient ces deux millions de suffrages qui pouvaient renverser la balance des partis et l’ont, en effet, renversée, car c’est à eux que les Tories ont dû leurs vingt années de domination ? Mais, à cette époque, pleins de méfiance et d’inquiétude, ils n’étaient disposés à laisser passer la nouvelle loi électorale que si elle était accompagnée d’une loi pour le remaniement des circonscriptions qui ne fût pas dirigée contre eux. Leur crainte était que Gladstone, aussitôt la réforme électorale volée, ne fît immédiatement la dissolution et ne procédât aux élections en laissant les circonscriptions dans l’état où elles se trouvaient.

Gladstone, qui était la vertu même dans la vie privée, n’était pas incapable de jouer un tour à ses adversaires politiques. S’il n’avait pas l’intention d’abuser de ses avantages en cette occurrence, pourquoi ne pas donner immédiatement les garanties demandées ? Pourquoi ne pas les offrir lui-même loyalement, au lieu d’entrer dans une de ces colères qui avaient, — oserai-je le dire ? — quelque chose d’enfantin et où l’entraînaient si fréquemment ses instincts extraordinaires de pugnacité ? Il fallut que la Reine s’en mêlât comme elle l’avait déjà fait en 1869. Les lecteurs de la Revue ont eu l’occasion d’observer, lorsqu’ils ont pu lire ici même de curieux extraits de la correspondance de Victoria avec ses ministres, combien son influence et son rôle avaient été plus importans que nous ne l’avions cru, généralement. Le conflit de 1884 est une des circonstances où cette princesse sensée, laborieuse, dévouée au bien (on peut et on doit lui donner ce triple éloge sans la moindre flatterie), s’employa utilement à épargner au pays d’inutiles et dangereuses agitations. Lord Morley fait honneur du dénouement pacifique de la crise à « la modération » de Gladstone. Il me permettra de lui dire que son récit inspire au lecteur une conclusion toute différente. C’est à la Reine que revient le mérite d’avoir conseillé aux leaders des deux partis une conférence où la question pût être réglée à l’amiable. Gladstone y consentit et fut surpris de trouver dans cette conférence lord Salisbury tout à fait traitable et presque gracieux. Il était dans la nature de lord Salisbury de se montrer conciliant lorsqu’il avait raison : ce qui lui arrivait quelquefois. Gladstone n’en continua pas moins à croire et à répéter que la Chambre des Lords avait échappé à un grand danger et on ne peut s’empêcher de sourire en voyant qu’il reste encore quelque chose de cette étrange illusion dans l’esprit de son éminent biographe.

Sur le premier bill qui organisait le Home Rule irlandais, en 1886, les Lords n’eurent point à se prononcer, car ce bill, grâce au schisme des libéraux unionistes, conduits par lord Hartington et par M. Chamberlain, ne passa point le seuil des Communes. En 1893, un second bill, dans le même sens, quoique différent du premier en beaucoup de points importans, occupa quatre-vingt-trois jours de la session et fut voté, finalement, par une faible majorité qui fût devenue une minorité si on en avait retranché les députés de l’Irlande. La Chambre des Lords rejeta le bill sans discussion et nul ne fit le moindre effort pour remettre sur le tapis le malencontreux problème qui paralysait, depuis sept ans, l’activité nationale.

Quelques mois plus tard, Gladstone quittait le pouvoir et le Parlement, non sous l’impression de sa défaite, non pas même parce qu’il était devenu aveugle et sourd, mais parce qu’il n’avait pu faire accepter à ses collègues ses idées sur le budget de la Marine.

La Chambre des Lords passa alors quelques années fort douces. Elle était débarrassée de son implacable ennemi. Une majorité dévouée aux idées conservatrices occupait en force les banquettes vertes de la Chambre des Communes. Elle n’avait plus qu’à enregistrer les lois que lui envoyait M. Balfour ou à fabriquer elle-même quelques menues dispositions législatives à tendance philanthropique et semi-démocratique, qui étaient au véritable travail législatif d’un Parlement ce que sont à la besogne ordinaire des ateliers de lingerie ces jolies broderies à l’aiguille que les dames du château, assises autour de la lampe, chiffonnent élégamment dans leurs doigts, pendant qu’un de ces messieurs lit tout haut un journal bien pensant. Dans les intervalles, la Chambre des Lords sommeillait paisiblement.

Mais, bien qu’elle n’eût pas grand’chose à faire et personne à combattre, ceux dont c’est le goût ou le métier de noter les signes du temps sentaient que, dans cette splendide oisiveté, elle ramassait ses forces pour des luttes prochaines et que sa situation devant l’opinion était changée. J’avais vu cette Chambre profondément impopulaire, haïe, presque méprisée, considérée comme un rouage inutile et suranné. Maintenant, je voyais tous les yeux tournés vers elle et elle semblait puiser une vitalité nouvelle dans les malédictions dont on l’accablait. A quoi tenait ce retour de prestige dans une assemblée dont le principe semblait défier toutes les notions modernes, et qui n’avait son analogue chez aucune nation du monde ? Une des causes qui l’expliquent est l’avilissement du parlementarisme. Tandis que les discussions dans la Chambre des Communes étaient, tous les jours, plus vulgaires, plus confuses et que le niveau des compétences y baissait encore plus rapidement et plus visiblement que celui de la rhétorique, la Chambre des Lords recueillait, l’un après l’autre, tous les hommes qui s’étaient distingués dans la politique, les grands parvenus de la finance et de l’industrie. Tennyson y avait représenté la poésie ; Lister et Kelvin y représentaient encore la science. Les orateurs étaient courtois, bien disans, bien informés des sujets qu’ils traitaient, armés d’une logique que l’expérience avait mûrie et contrôlée.

Ce contraste frappait certains esprits. Ils comparaient les résultats de la sélection et ceux de l’élection, et ce n’est pas à l’avantage de celle-ci que tournait la comparaison. L’Anglais juge l’arbre à ses fruits et les institutions aux services qu’elles rendent. La Chambre des Lords avait sauvé l’Angleterre du home rule irlandais. Vienne la Révolution sociale, brandissant son drapeau rouge ou abritée sous la vieille bannière puritaine : la Chambre des Lords lui barrera le passage et la moitié du pays sera debout derrière elle.


III

On sait ce qui se passa aux élections générales de janvier 1906 et le mouvement d’opinion qui changea une majorité unioniste considérable en une énorme majorité radicale. La grande masse flottante qui s’est formée depuis vingt-cinq ans et qui ne se laisse plus enfermer, comme autrefois, dans l’un ou l’autre des deux partis, se porta à la défense du Libre-Echange. Les élections se firent sur cette plate-forme. Dans quelques centres populeux, on se passionna à l’idée que les Chinois venaient travailler dans les mines du Transvaal et retirer le pain de la bouche des ouvriers anglais. Les ouvriers anglais de la métropole qui n’auraient ni su, ni pu, ni voulu se charger du même travail, bouillaient d’indignation à cette pensée et s’empressaient de donner leurs votes aux candidats qui stigmatisaient l’importation chinoise. Cette agitation, d’un caractère purement accidentel et passager, fut un des facteurs du triomphe libéral.

Ce gouvernement, dont l’unique mandat était de s’opposer à la réforme douanière, se donna ou se laissa imposer un programme très lourd et très compliqué, auquel avaient contribué les trois groupes dont était formée sa majorité : les non-conformistes, les nationalistes irlandais, les ouvriers. Loi sur l’instruction primaire, loi sur les cabarets, loi dite de Dévolution (un euphémisme pour désigner le home rule irlandais), loi sur la responsabilité des patrons, loi sur ou plutôt contre la petite propriété rurale en Angleterre et en Écosse, la série législative défila complaisamment. Aussitôt la Chambre des Lords fut réveillée. Ou bien elle modifiait si profondément le texte de ces lois que leur rédacteur primitif ne pouvait les reconnaître et que force était de les abandonner, ou bien elle les rejetait en bloc. Elle n’eut même pas à se donner cette peine pour la loi de Dévolution, jugée insuffisante par M. Redmond et dédaigneusement repoussée par lui. Sir Henry Campbell Bannerman, alors chef du Cabinet, répondit à ces actes d’hostilité sans cesse renouvelés par une déclaration menaçante, qui ne fut suivie d’aucun effet, mais qui eut pour résultat d’engager le parti tout entier et de lier les mains à M. Asquith, lorsqu’il devint, à son tour, premier ministre.

La Chambre des Lords continua son œuvre destructive, sans relever le gant et sans prendre aucun souci, au moins en apparence, de cette manifestation. Cependant, elle ne fit pas mauvais accueil à une proposition de réforme qui émanait d’un de ses membres les plus illustres. Lord Rosebery siège sur une des banquettes transversales réservées aux indépendans, où prend place lord Milner et où j’ai vu, dans ses derniers jours, sommeiller le vieux comte Russell, le vénérable auteur du bill de Réforme. C’est de cette position de haute neutralité que l’ancien chef du Cabinet libéral venait demander à la Chambre des pairs de modifier elle-même sa constitution et d’aller ainsi au-devant des critiques qu’on lui adressait. Il réclamait la nomination d’un comité pour étudier la question, c’est-à-dire le rajeunissement, la modernisation de la pairie. Cette fois, la proposition, déjà faite et repoussée en 1884 et en 1888, fut acceptée et la commission fut nommée. Elle tint de nombreuses séances au printemps de 1908 et consigna le résultat de ses délibérations dans un curieux rapport où les opinions les plus diverses se font jour, entre autres l’idée de faire élire un certain nombre de membres par les Conseils de comté : idée déjà mise en avant par lord Dunraven et empruntée par lui, si je ne me trompe, à nos institutions républicaines. Tous les membres, un seul excepté, le vieux lord Halsbury, admettaient la nécessité de restreindre le principe d’hérédité. Et par quel moyen ? L’assemblée plénière des Lords formerait une sorte de corps électoral qui désignerait, pour siéger et voter, soit à titre viager, soit pour la durée d’une session, un certain nombre d’entre eux. Mais ceux des Lords qui avaient rempli, pendant cinq ans au moins, les plus hautes fonctions de l’État (suivait l’énumération de ces fonctions) seraient, de droit, membres effectifs de la Chambre. Le chef de la majorité, lord Lansdowne, se prononça dans ce sens et, depuis, n’a pas changé d’avis, comme l’a prouvé un récent discours.

La Chambre des Communes ne tint pas le moindre compte des intentions de réforme exprimées dans le rapport de la commission Rosebery. C’est au veto qu’elle en voulait et une atténuation du principe d’hérédité n’avait rien pour la satisfaire. Lorsqu’on a résolu la mort des gens, on est peu touché de leur conversion. Pendant l’automne de 1908 et l’hiver de 1909, la grande affaire parut abandonnée ; mais, tout le monde le savait, elle n’était qu’ajournée. Le parti radical se recueillait pour frapper un grand coup.

Ceux de mes lecteurs qui ont pris connaissance de l’étude consacrée à M. Lloyd George[4] se souviendront peut-être que j’y définissais sa politique, — après M. Paul Leroy-Beaulieu, — la Révolution par voie fiscale. Vingt fois il a répété : « Les vrais maîtres sont ceux qui tiennent les cordons de la bourse. » Imbu de cette idée, il haussait les épaules lorsqu’on lui parlait de « résistance passive » à la loi scolaire et d’un beau geste à la Hampden : « Refusez vos fonds à l’application de la loi ! » disait-il aux Conseils de comté. C’est pour appliquer cette politique en grand qu’il est entré à la chancellerie de l’Echiquier et c’est de là qu’est né le fameux budget de 1909, qui, sous couleur de créer de nouvelles ressources financières, bouleversait les principes sur lesquels repose la propriété foncière et disposait non plus seulement du revenu, mais du capital des particuliers. En glissant des réformes de cette importance dans la loi de finances, M. Lloyd George pouvait s’autoriser, jusqu’à un certain point, de l’exemple donné par Gladstone en 1861. Mais est-il possible d’établir une véritable parité entre les deux cas, entre la suppression de l’impôt sur le papier et la violation d’un principe qui est le fondement de toutes les législations anciennes et modernes et que la loi religieuse a consacré avant la loi civile ? Au lecteur d’en décider. Peut-être pensera-t-il que l’acte de M. Lloyd George compromet rétrospectivement Gladstone beaucoup plus que l’acte de Gladstone ne couvre aujourd’hui M. Lloyd George.

Quoi qu’il en soit, après six mois de discussions ardentes devant la Chambre des Communes et devant le pays, le malencontreux budget, présenté le 30 avril, arrivait à la fin de novembre à la Chambre des Lords qui, sans le discuter et, par conséquent, sans l’amender, suspendait son vote et réclamait la dissolution. Il ne faut pas chercher à diminuer la gravité d’une telle action, mais il ne faut pas dire, non plus, qu’elle a violé la Constitution, comme on l’a répété tant de fois depuis le mois de décembre et comme M. Asquith l’affirmait encore il y a quelques jours. Les précédons qu’il a empruntés au XVIIe et au XIXe siècle se retournent contre lui. Jamais, ni en 1661, ni en 1861, je crois l’avoir expliqué dans la première partie de cet article, la Chambre des Lords n’a renoncé à son droit de rejeter le bill de finance. Elle a seulement déclaré qu’elle reculait devant les conséquences d’un tel rejet. Chaque année, depuis trois siècles et plus, la Chambre des Communes reconnaît ce droit à la Chambre des Lords puisqu’elle soumet le budget à son approbation. Si les Lords n’ont plus rien à voir dans les finances, comment se fait-il que leur contre-seing soit nécessaire afin que le budget devienne légal ?

La vérité, c’est que les Lords ont usé d’un privilège dont ils s’abstenaient d’user depuis longtemps. S’ils n’ont pas violé la Constitution, ils sont sortis de leurs propres usages, en rejetant le budget de l’année. Ils ont fait une chose encore plus hardie que de le rejeter purement et simplement : ils ont mis le gouvernement dans la nécessité de dissoudre, comme s’il eût essuyé un vote adverse dans la Chambre des Communes : démarche absolument nouvelle de la part de la Chambre des Lords et dont, si haut que l’on remonte dans le passé, on ne trouvera point l’analogue. Aussi n’est-il pas étonnant que M. Asquith, dans la solennelle séance de l’Albert Hall où le parti radical formula son programme, à la veille des élections, ait repris, presque dans les mêmes termes, la déclaration de guerre lancée, deux ans plus tôt, par Campbell Bannerman. Mais il y ajouta une phrase qui fit beaucoup réfléchir et beaucoup gloser : « Nous ne reprendrons le pouvoir que si nous recevons des garanties qui nous assurent contre le retour d’une semblable usurpation. » Quelles étaient ces garanties ? Un grand nombre de candidats comprirent, ou firent semblant d’entendre qu’elles viendraient du souverain ; dans leurs manifestes et leurs harangues, ils usèrent et abusèrent de ces mystérieuses garanties qui ne furent peut-être pas sans influence sur le vote de certains électeurs ignorans.

On connaît l’esprit des élections de janvier 1910 ; elles ont rempli nos journaux pendant un mois. On en connaît surtout le résultat. Les radicaux sont revenus à Westminster avec une majorité réduite de près des deux tiers. Elle peut monter à 125 voix lorsque les trois groupes coalisés donnent toutes leurs forces ; elle tomberait à quarante, si les nationalistes faisaient défection et à deux, si les membres ouvriers se séparaient du groupe principal ; elle deviendrait une minorité si les radicaux avancés se brouillaient avec les modérés qui osent encore s’intituler libéraux. En somme, le parti irlandais est maître de la situation, et son chef, poussé en avant par ceux qui le suivent, est obligé de poser pour l’intransigeance alors que son esprit, très expérimenté et très lucide, aimerait peut-être à être accommodant. La première préoccupation des membres du Cabinet était pour leur budget en souffrance, pour ce budget « auquel on ne changerait pas une virgule. »

Comme le médecin de Sancho Pança dans son gouvernement de Barataria, M. Redmond a étendu sa baguette et le budget a disparu. Le budget, pour plaire aux Irlandais, doit être amendé et, d’ailleurs, M. Redmond ne permettra de rien faire avant que la Chambre des Lords soit frappée à mort, car, tant qu’elle vivra, tout le monde le sait, le home rule ne deviendra jamais une réalité.


IV

Donc la question des Lords s’est trouvée seule à l’ordre du jour. Les deux Chambres l’ont abordée presque simultanément. Ici et là, il s’agissait de voter des « résolutions. » D’un côté, la Chambre des Lords entrait en retraite, avec l’intention de « se réformer, » de dépouiller le « vieil homme » qu’elle a été depuis le temps de Simon de Montfort, et lord Rosebery était indiqué pour la conseiller et l’exhorter dans cette crise. Les membres du Cabinet qui siègent dans la Chambre des Lords, lord Crewe, lord Morley et les autres assistaient, sourians et sceptiques, à cette conversion in extremis. La majorité, ou du moins ses chefs officiels, sachant bien que c’est avec des résolutions qu’est pavé l’enfer parlementaire, montraient beaucoup de bonne volonté et de componction, mais évitaient de préciser jusqu’où irait cet esprit nouveau de mortification et de sacrifice. C’était la nuit du 4 août, moins l’enthousiasme et avec de prudentes restrictions ! Lord Lansdowne, comme c’était son devoir et son droit, a formulé le sentiment de la majorité, tout en professant qu’il exprimait une opinion personnelle : « Une chose me semble certaine, c’est qu’à l’avenir, il ne suffira plus d’avoir reçu, en naissant, la pairie héréditaire pour siéger et pour voter dans la Chambre des Lords. » L’hérédité a trouvé des défenseurs dans quelques vieillards obstinés. Un vieux lord excentrique, qui a déclaré sortir « du fond des bois, » a provoqué un bel éclat de rire en disant : « L’hérédité me donne d’excellens chiens de chasse : pourquoi ne donnerait-elle pas au pays de bons législateurs ? » Peut-être cette boutade n’était-elle pas indigne d’être traduite en langage scientifique et peut-être exprimait-elle, sous une forme gaie et brutale, un des côtés sérieux de la question. On a fait valoir que l’hérédité convient admirablement à une Chambre chargée de représenter tous les intérêts héréditaires : ce qui est plausible, mais non décisif. On a dit aussi que l’hérédité était la meilleure garantie d’indépendance et cela est vrai, mais on peut répondre que si un pair est indépendant de la Couronne, indépendant du ministère, indépendant des électeurs, il n’est pas indépendant de son entourage, ni de ses propres intérêts. Finalement, l’hérédité pure et simple a été condamnée par 175 voix contre 17 et c’est le seul résultat acquis jusqu’à présent. Reste à déterminer le mode de recrutement de la future Chambre des Lords, amendée, corrigée et considérablement réduite. Sera-t-elle élue par l’ensemble des pairs héréditaires formés en collège électoral ? S’ouvrira-t-elle aux élus des Conseils de comté, ou de certains groupes privilégiés ? Se remplira-t-elle, d’une façon automatique, par l’accession successive de ceux qui auront exercé les grandes charges de l’Etat ? Toutes ces questions ont été effleurées, aucune n’a été résolue. Encore une fois, il ne s’agit que d’une résolution.

La Chambre des Communes a abordé, quelques jours après, le problème de la Chambre des Lords, mais par un côté tout différent. Le gouvernement, rendant hommage, jusqu’à un certain point, à l’axiome constitutionnel d’après lequel l’initiative d’un changement dans l’une des deux Chambres appartient à cette Chambre et à elle seule, a envisagé exclusivement la question du veto qui affecte les relations des deux assemblées. Cette limitation du sujet en discussion n’était pas du goût d’un grand nombre de radicaux avancés qui ne demandaient rien de moins que la suppression de la Chambre des Lords. « A quoi bon, disaient-ils, une seconde Chambre ? » M. Asquith, en prenant la parole au commencement de ce débat, a avoué qu’il avait été autrefois partisan d’une Chambre unique et il a négligé d’apprendre au Parlement quelles raisons l’avaient déterminé à changer d’avis.

Le spectacle ne manque pas d’humour. C’est l’exemple de l’Angleterre qui a doté de deux Chambres tous les Etats modernes, — à l’exception du royaume de Grèce et de la république de Costa-Rica, comme on le rappelait l’autre jour, à la Chambre des Lords. On a considéré les deux Chambres comme un article de foi, un dogme parlementaire au-dessus de toute discussion possible. Et voilà l’Angleterre qui s’interroge sur la validité du dogme qu’elle a imposé au monde ! Elle demande à ses historiens ce qu’il faut penser des origines du système bicaméral, et ses historiens lui répondent qu’il est né d’un accident inconnu et impossible à préciser aussi bien qu’à dater, tin jour est venu où les barons ont cessé de délibérer dans la même salle avec les chevaliers des comtés et les bourgeois des villes. Peut-être qu’une église trop petite ou une salle de chapitre trop étroite a créé un précédent et coulé, il y a six siècles, le parlementarisme universel dans ce moule dont il garde la forme. Probablement, les actes arbitraires du Long-Parlement et de la Convention ont donné mauvais renom au système unicaméral et ce n’est ni la Grèce ni Costa-Rica qui pouvaient réussir à chasser cette fâcheuse impression. Pourtant, on est ramené à la question déjà posée : En philosophie constitutionnelle, quelle est l’utilité de la seconde Chambre ? A quoi bon the other house, comme l’appelait Cromwell, c’est-à-dire celle qui n’existe que pour taquiner l’autre, pour mettre, en langage vulgaire, des bâtons dans les roues ? La réponse à cette question devient très facile lorsque les deux Chambres représentent chacune un principe différent et émanent de différente source. Là où elles procèdent toutes deux, plus ou moins directement, du suffrage universel, il faut, pour les différencier, introduire une limite d’âge, un mandat plus long, un système de renouvellement différent. Une Chambre d’hommes mûrs ou de vieillards tempère, ou est censée tempérer les ardeurs d’une Chambre de jeunes gens. Aux États-Unis, les deux assemblées n’ont ni la même origine, ni le même mandat. L’une représente les États confédérés, l’autre exprime les intérêts et les idées de la nation tout entière. La Suisse a emprunté cette double institution à la grande république américaine ; mais, chez nos voisins, elle est plutôt une forme qu’une réalité. En d’autres pays où le pouvoir personnel du souverain coïncide avec un commencement d’institutions démocratiques, ce pouvoir personnel crée la seconde Chambre et s’appuie sur elle. La Chambre des Lords ne peut être comparée à aucune autre assemblée. Ses ennemis rappellent ironiquement la Chambre des Landlords et elle a bien tort de s’en défendre, car il est impossible de la définir d’une façon plus brève, plus exacte et j’ajouterai : plus honorable. Elle a été autrefois et, par un caprice (apparent) de l’histoire, elle est redevenue l’assemblée des peers of the land. Elle représente la propriété, surtout la propriété foncière, cette terre qui meurt, dit-on, et qu’il faut empêcher de mourir, de peur que nous ne mourions avec elle. Si les intérêts permanens et héréditaires de la société ont une objection à élever contre les théories ou les actes de la Chambre populaire, la mission de la Chambre des Lords est d’exprimer ces objections. Elle est la Chambre des objections comme la Chambre des Communes est la Chambre des progrès.

Mais alors, elle sera toujours du côté des conservateurs ? — En effet, elle est conservatrice par essence, par nécessité, et elle demeurera conservatrice ou elle ne sera rien. Cette tendance s’accuse chez elle plus que jamais et elle se montre conservatrice avec une sorte de violence parce que, dans l’autre Chambre, l’idée de progrès a pris un ton agressif et intolérant. cette Chambre de propriétaires défend la propriété comme on ne l’a jamais défendue, parce qu’on l’attaque comme on ne l’a jamais attaquée. Les radicaux n’ont pas tort de déclarer la situation intolérable car elle l’est, en effet, puisque la Chambre des Communes est réduite à une impuissance presque complète ; mais à qui la faute ? Faire la part des responsabilités, ce serait faire un pas décisif vers la solution. Mais peut-on espérer des partis qu’ils se rendent, en pleine crise, justice les uns aux autres ? En attendant, les médecins sont nombreux autour du malade et, comme de vrais médecins, ils se disputent. Chacun propose son remède. Dans un pays qui a vécu si longtemps sans Constitution écrite et où l’on s’est tant moqué du plaisir qu’éprouvent les Français à fabriquer de semblables documens, tout le monde est occupé à « constituer. » Il n’est fils de bonne mère qui n’ait sa Chambre des Lords, toute neuve, à offrir aux délibérations de la Chambre des Communes. C’est l’amusement des salons, comme l’ont été, à différentes époques, les pantins, la potichomanie, les tables tournantes et le ping-pong. Si l’on épluche les procès-verbaux de la Chambre basse pendant le mois d’avril, on y ramassera vingt projets de ce genre qui, s’ils avaient été mis aux voix, n’auraient obtenu que celle de leur auteur.

En quoi consistent les résolutions proposées par le gouvernement ? Sans parler de la proposition relative à la quinquennalité des parlemens, — proposition qui n’a qu’un rapport indirect avec le sujet de cet article, — il s’agit d’abord d’interdire, d’une manière absolue et définitive, à la Chambre des Lords soit d’amender aucun article d’une loi financière, soit de rejeter cette loi en bloc. Mais il est rare qu’une loi ne contienne pas quelque disposition financière. Qui déterminera si une loi est, proprement, une loi de finances et, par conséquent, une loi placée en dehors de l’atteinte des Lords ? Ce sera le Speaker, et voilà le vénérable personnage qui planait au-dessus des partis, enveloppé d’un prestige légendaire, encore plus archaïque que son costume, le voilà qui descend dans l’arène, tenté de se souvenir et de rappeler à tous qu’avant de monter sur sa chaise gothique, il a appartenu à un parti.

Quant aux lois ordinaires, lorsqu’elles auront été rejetées trois fois par les Lords, un vote final de la Chambre des Communes les inscrira quand même dans le statut. cette proposition qui laisse subsister le vélo des Lords, mais le rend purement suspensif, semble excessive aux adversaires de la majorité, mais très insuffisante aux membres les plus ardens et les plus avancés de cette même majorité. Est-elle très logique ? Le veto à durée indéfinie, en laissant le dernier mot à la Chambre des Lords, la faisait juge en appel dans sa propre cause ; la nouvelle proposition transférerait cette infaillibilité à la Chambre des Communes. Il lui suffirait d’avoir eu deux fois tort pour avoir raison la troisième fois. A son tour, elle serait investie d’un droit ridicule et dangereux, en politique comme en toute autre chose : le droit de se donner raison à elle-même. Il faudrait, évidemment, qu’une autre autorité, supérieure aux Chambres, prononçât entre elles. Quelle sera cette autorité ? Non pas le Roi, assurément. Il convient de le laisser au rôle qu’il remplit si bien, à cette précieuse et bienfaisante neutralité qu’il observe avec autant de correction que de dignité. Il n’a été que trop question de lui aux dernières élections, lorsque les candidats populaires colportaient, de plate-forme en plate-forme, la promesse des fameuses « garanties. » M. Asquith s’était expliqué là-dessus, dans le nouveau parlement, avec une netteté qui, pour être tardive, n’en était que plus nécessaire. Jamais, a-t-il dit, il n’avait entendu parler que de l’autorité nouvelle puisée dans l’appui d’une majorité considérable. Il ne pouvait avoir songé, un instant, à demander une intervention royale. En effet, cette intervention serait aussi inconstitutionnelle en faveur des Lords qu’en faveur des Communes. Dans une des dernières séances du parlement, le secrétaire d’Etat à l’Intérieur, M. Winston Churchill, est revenu sur ce sujet. « Le souverain et la Chambre des Communes sauront défendre leurs droits contre les empiétemens de la Chambre héréditaire. « Cette phrase étrange n’avait point passé inaperçue ; mais, comme M. Churchill parle bien et aime à produire de l’effet, on n’y aurait pas attaché une importance exagérée si le chef du Cabinet n’avait répété, en termes un peu différens, les paroles comminatoires de son jeune collègue et remis ainsi sur le tapis les fameuses garanties. En quoi les droits du souverain sont-ils engagés dans cette lutte ? Qu’attend-on de lui ? Qu’il sanctionne une loi non votée par les Lords ? Ce serait un coup d’État. Qu’il noie dans une promotion de cinq ou six cents pairs la majorité actuelle de la Chambre des Lords ? Guillaume IV a reculé devant cet expédient lorsqu’il s’agissait de faire disparaître une majorité de neuf voix.

Si on persuadait à Edouard VII de signer une pareille mesure, ce serait la réalisation d’une plaisanterie célèbre de M. Frédéric Harrison, qui proposait de verser dans la noble assemblée 400 ramoneurs pour en épurer l’atmosphère et eu changer l’esprit. Si l’on suivait ce conseil, il faudrait examiner soigneusement les candidats. Car beaucoup de ramoneurs sont d’excellens tories et ceux qui ne le sont point, le deviendraient aussitôt anoblis et débarbouillés. Enfin, comme dernière interprétation de la menace proférée par l’enfant terrible du Cabinet, M. Asquith tiendrait-il en réserve quelque vieille arme rouillée, empruntée à l’arsenal de la prérogative royale, comme fit le ministère libéral en 1871 ? Je ne le pense pas. Pour faire ces choses-là, il faut s’appeler Gladstone et avoir la conscience publique dans sa poche.

Qui donc dira ce que veut le pays, sinon le pays lui-même ? On va le lui demander une fois de plus en dissolvant le parlement. Et, si les Lords s’obstinent, on dissoudra encore et encore (c’est M. Winston Churchill qui l’annonçait dans la séance du 13 avril), et toujours ainsi, en rejetant sur l’entêtement de la pairie héréditaire la fatigue, le dérangement, la perte de temps et d’argent qui résulte de ces élections générales constamment répétées. Or, une élection générale met en jeu trop de problèmes différens et d’intérêts opposés, sans parler des influences personnelles et locales, pour donner, d’une manière nette et décisive, le verdict national. Il serait pourtant facile d’en finir en décidant qu’à l’avenir, les conflits entre les deux Chambres seront tranchés par voie de référendum. Un vote populaire, par oui ou par non, n’occuperait qu’une seule journée et terminerait la crise d’une façon honorable pour tous les amours-propres et laisserait toutes choses en l’état, sans mettre en jeu le prestige royal, sans rien détruire des institutions « léguées par la sagesse ancestrale. » On s’étonne que tous les esprits ne se rallient pas à cette solution. Mais il faut se rappeler que les Anglais sont très lents à accepter une idée qui n’est pas venue au monde dans leur île. On sait qu’ils se refusent à admettre le système décimal, si impérieusement ou si instamment réclamé par la science, par l’industrie, par le commerce et comment ils se cramponnent à leur vieux et absurde système de monnaies et de poids et mesures. Cependant, ils vont vers le référendum et ils y arriveront. C’est ce que doivent souhaiter, je crois, tous ceux, — et ils sont nombreux dans le monde ! — qui ont intérêt à voir l’Angleterre grande, unie et forte.


AUGUSTIN FILON.

  1. Il existe deux ouvrages spéciaux que l’on peut consulter : The constitutional History of the House of Lords, par Luke-Owen Pike (1895) et The Rome of Lords, par Wylie (1907). Ces deux auteurs sont des légistes, et leurs livres, le premier surtout, sont plutôt des traités de jurisprudence parlementaire que des ouvrages historiques. Les grandes lignes et les idées générales, fournies par Freeman, y disparaissent dans le détail et la contradiction des petits faits.
  2. Nous ne serions pas en Angleterre, s’il n’y avait des contradictions et des exceptions à signaler. Ainsi, en 1416, nous voyons créer un duc d’Exeter pour sa vie durant et un peu plus tard le duc de Bedford perd son privilège parce qu’il n’est pas assez riche pour tenir son rang.
  3. Je me suis demandé si je devais ajouter à ces mémorables conflits la très sérieuse escarmouche de 1869, où les deux Chambres furent aussi aux prises à propos du « désétablissement » de l’église protestante d’Irlande. Mais, en cette circonstance, des concessions réciproques amenèrent un arrangement. La Reine, voyant que Gladstone était décidé à jouer le tout pour le tout, agit sur l’archevêque de Canterbury et, par lui, sur la Chambre des Lords, pour l’amener à accepter, de bonne grâce, cette réforme inévitable et obtenir ainsi de meilleures conditions décuniaires pour l’Église dépossédée.
  4. Voyez la Revue du 1er janvier 1910.