La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Laisse 1

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À SARAGOSSE. — CONSEIL TENU PAR LE ROI MARSILE

I

1 Carles li Reis, nostre emperere magnes, Charles le roi, notre grand empereur,
Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne : Sept ans entiers est resté en Espagne :
Cunquist la tere tresqu’en la mer altaigne. Jusqu’à la haute mer, il a conquis la terre.
N’i ad castel ki devant lui remaigne ; Pas de château qui tienne devant lui,
5 Murs ne citez n’i est remés à fraindre Pas de cité ni de mur qui reste encore debout
Fors Sarraguce, ki est en une muntaigne. Hors Saragosse, qui est au haut d’une montagne.
Li reis Marsilies la tient, ki Deu n’enaimet ; Le roi Marsile la tient, Marsile qui n’aime pas Dieu,
Mahumet sert e Apollin recleimet : Qui sert Mahomet et prie Apollon ;
Ne s’ poet guarder que mals ne li ataignet. Aoi. Mais le malheur va l’atteindre : il ne s’en peut garder.


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Vers 1.Emperere. Dans le manuscrit de la Bodléienne, on lit tantôt emperere, tantôt empereres. Nous avons partout adopté la première de ces formes, nous basant sur les principes suivants : 1° « D’après le texte d’Oxford, les Substantifs masculins et féminins de la troisième Déclinaison, qui n’avaient pas en latin une s finale à leur nominatif singulier (imperator, homo, vigor), ont donné naissance à des noms français qui, en général, ne prennent point cette s au cas sujet du singulier (emperere, hom, vigur). — 2° Ces Substantifs français devaient un jour, il est vrai, prendre cette s par analogie, et quelques-uns avaient déjà commencé de la recevoir ; mais cette évolution, à coup sûr, n’est pas achevée dans le texte le plus ancien de la Chanson de Roland. — 3° C’est ainsi que nous trouvons, au cas sujet du singulier : Traïsun (v. 1458) ; dulur (2030) ; muiller (2576) ; cunfusiun (2699 et 3276) ; honor, onur (2890, 922) ; car, de caro (2942) ; meillor (3532) ; vigur (3614) ; lion (2436) ; garçun (2437) ; ocisiun (3946) ; empereor (1942) ; major (1984) ; hom (3974, etc. etc.) ; prozdom (1474) ; chançun (1466) et cançun (1614) ; avisiun (836), etc. — 4° À cette règle générale on peut seulement opposer quelques exceptions qui s’expliquent trop bien par l’ignorance mille fois constatée du scribe de notre manuscrit : Dulors (v. 1437) ; puinneres (3033) ; amurs (3107) ; leons (2549) et campiuns (2244), sans parler ici de bers, qui peut se justifier, et de fels. Malgré ces exceptions, nous avons dû partout observer la règle. — 5° D’ailleurs, la forme emperere apparaît beaucoup plus fréquemment dans le texte original que la forme empereres ; la proportion est la suivante : 25 fois empereres ; 41 fois emperere.

Emperere est le cas sujet ; empereür le cas régime. Ces Substantifs sont de ceux que l’on appelle en Allemagne : Noms qui déplacent l’accent, et en France, mal à propos : Noms à déclinaison imparisyllabique. On en peut ainsi formuler la théorie : 1° Un certain nombre de noms français revêtent au singulier deux formes distinctes, l’une pour le sujet (emperere, sire, etc.), et l’autre pour le régime (empereür, seignur, etc.). — 2° Ces deux formes s’expliquent aisément par le déplacement de l’accent tonique, qui, dans imperator, senior, etc., n’est pas à la même place que dans imperatorem, seniorem, etc. — 3° M. Bartsch (dans la Grammaire qui suit sa Chrestomathie de l’ancien français, p. 480) divise en trois familles tous les Noms à double déclinaison : a. Ceux qui dérivent des noms latins en or, oris... b. Ceux qui viennent des vocables en o, onis. Et enfin, c : les « mots isolés », tels que niés, nevuld ; enfes, enfant, etc. — 4° Quelques substantifs de la deuxième déclinaison (tels, par exemple, que Carles, Marsilies, etc.), ont été, par analogie ou par extension, soumis aux règles de la « Déclinaison qui déplace l’accent ». (Carles, Carlun ; Marsilies, Marsiliun), etc.

Magne. O. Nous avons restitué magnes, à raison des règles de la Déclinaison romane. Voici ces règles : Première déclinaison romane (correspondant à la première déclinaison latine). Les Substantifs de cette famille ne prennent pas l’s au singulier, et la reçoivent toujours au pluriel. Pas de distinction entre le cas sujet et le cas régime. ═ Seconde déclinaison romane (correspondant à la seconde et à la quatrième déclinaisons latines). Les Noms et Adjectifs masculins de cette déclinaison reçoivent une s au cas sujet du singulier et au cas régime du pluriel (paiens, magnes, etc.) ; ils n’en prennent pas au cas sujet du pluriel ni au cas régime du singulier (paien, magne). ═ Troisième déclinaison romane (correspondant à la troisième déclinaison latine). 1° Les Substantifs masculins ou féminins, qui ont une s au nominatif singulier de la déclinaison latine, ont donné naissance à des Noms français qui suivent en général la règle de la deuxième déclinaison. — 2° Les Substantifs masculins ou féminins qui n’ont pas d’s au nominatif singulier de la déclinaison latine, ont donné naissance à des Noms français qui ne prennent pas en général l’s finale au cas sujet du singulier et qui, pour tout le reste, suivent ordinairement la règle de la deuxième déclinaison. Mais il y a déjà tendance, dans le texte d’Oxford, à ce que ces noms eux-mêmes prennent, par extension et par analogie, une s finale au sujet singulier. (V. notre première note.) — 3° Pour le cas sujet du pluriel, il y a quelque hésitation chez notre scribe. Le plus souvent, pour les noms masculins, il n’emploie pas l’s finale au sujet pluriel. (V. notre note du v. 20.)

═ La « Règle de l’s » (comme on l’a assez inexactement appelée) est commune à la langue d’oïl et à la langue d’oc. « Elle n’a pas toujours été suivie avec une rigueur absolue, et commence à disparaitre au xive siècle » : tel est aujourd’hui le sentiment général de tous ceux qui s’occupent de philologie romane ; telle est la proposition qui résume le plus exactement la doctrine commune sur cette règle dont l’importance a été exagérée. Quoi qu’il en soit, nous l’avons, dans notre texte critique, observée partout, et alors même que notre scribe ne s’y conformait point : 1° Parce qu’elle est étymologique. — 2° Parce qu’elle est observée dans tous les monuments de notre langue qui sont contemporains de la Chanson de Roland. — 3° Parce que, dans notre manuscrit même, elle est le plus souvent observée. (Dans les 500 premiers vers de notre poëme, elle est, pour le sujet singulier, violée 39 fois, observée 182 fois.)

Carles li reis, etc. Pour la légende de Charlemagne, v. la note du v. 96.

═ Nous donnons ici le Tableau (pour les voyelles) de la Phonétique de notre Chanson.

A
[Ā barre en chef] 
E (rarement AI ou EI ; plus rarement A).
[Ă barre en chef] 
E (rarement AI, A)
A en position 
Le plus souvent E (assez souvent A ; plus rarement EI et AI).
A avant la tonique 
A (E bien plus rarement).
A après la tonique 
E muet.
AN 
AN, EN, EIN, AIN (E très-rarement, par la chute de la nasale).
A[U̍ barre en chef] et AU avant la tonique 
O
E
̍ barre en chef] 
EI, E.
̍ barre en chef] 
E.

E en position 
EI, E (plus rarement I).
E avant la tonique 
E, EI.
EN 
EN, AN, AM (rarement EI, par la chute de la nasale).
EN après la tonique 
EN (pour l’écriture, et non pour la prononciation).
EU 
EU.
I
[Ī barre en chef] 
I (E).
I 
EI.
I en position 
I, E.
I avant la tonique 
E, I.
IN 
EN, AN, EIN (rarement IN).
IM 
EM
O
[Ō barre en chef] 
O, U.
O en position 
Presque toujours O (parfois U ; plus rarement OI, UI, OEI).
[Ŏ barre en chef] 
U, O (OE, OEI, OI, A).
O avant la tonique 
O, U (OI, OE).
ON. — OM. 
UN, ON, OIN. — UM, EM.
OR 
UR (OR).
U
[Ū barre en chef] 
U
U en position 
U, O (OE, OI).
[Ŭ barre en chef] 
U, O.
U avant la tonique 
U, OI, UI.
U[N barre en chef], UM 
UN, UM.
UN après la tonique 
EN muet (comme, par exemple, dans baptizarUNT, baptiserENT).

Vers 2.Set ans. Suivant l’auteur de Gui de Bourgogne, c’est vingt-sept ans que Charles aurait passés en Espagne. Mais la leçon de Gui de Bourgogne ne fut jamais populaire, et Génin a raison de citer ici la farce de Pathelin, « où maître Pierre se vante à sa femme d’être aussi savant que s’il avait été à l’école autant que Charles en Espaigne. » (V. aussi Martial de Paris, cité par Littré au mot Charlemagne de son grand Dictionnaire de la langue française. )

Ested. O. Le d se prend pour le t à la fin de quelques verbes, participes, noms et adjectifs du texte d’Oxford. Dans les mille premiers vers de la Chanson, le d final, à la place du t, ne se retrouve pas plus de 26 fois sur un millier de cas. Nous l’avons partout remplacé par le t, qui, d’ailleurs, est plus étymologique. ═ Toutefois, il est un mot très-usuel, où le d a définitivement pénétré, sauf de très-rares exceptions : c’est ad venant d’habet (abt). Nous l’avons partout laissé tel que notre manuscrit nous l’offrait ; car nous nous proposons, dans ce texte critique, de reconstituer notre vieux poëme tel qu’il aurait été écrit par un scribe instruit et soigneux, avec les règles générales de la langue de son temps et les règles particulières de son dialecte spécial.

Ad ested en Espaigne. — La Keiser Karl Magnus’s Kronike dit : « L’Empereur ayant soumis l’Espagne et la Galice… »

Vers 3.Tresqu’en la mer cunquist la tere altaigne. O. — Le manuscrit de Versailles et celui de Venise VII nous offrent : Conquist ou conquest la terre jusqu’à la mer altaigne, et nous avons adopté cette version comme plus logique et plus précise. — Altaigne est, de toute la famille dérivant d’altus, le seul vocable qui n’ait pas pris l’h (Cf. halt, halte, haltur). Dans l’appendice de son Dictionnaire étymologique (p. 560), M. Brachet dit, après M. Max Müller, au sujet de cette h initiale : « Cette aspiration est due à l’influence des formes germaniques correspondantes (hoch, etc.). » Sans rejeter absolument cette opinion, il convient d’observer que certains mots de notre texte, — les uns venus du germain, comme helme ; les autres du latin, comme honor, — prennent ou rejettent tour à tour l’h initiale, qui, d’ailleurs, n’impliquait pas l’aspiration et s’élidait très-légitimement.

Vers 4.N’i ad castel. Ad, employé dans ce sens, gouverne toujours après lui l’accusatif. En d’autres termes, castel et les mots analogues sont nécessairement régimes. « Il y a un roi », se traduirait, dans un thème étymologique, par : Illud ibi habet unum regem. Cette observation, trop élémentaire peut-être, est néanmoins utile pour expliquer certaines parties de notre texte critique. ═ Au lieu de remaigne O, lire remaignet. Toutes les troisièmes personnes du singulier, sauf des cas excessivement rares, se terminent, dans le texte d’Oxford, par un t qui est étymologique, mais qui, d’ailleurs, ne se prononçait pas. Le scribe a oublié cette règle huit ou dix fois peut-être dans tout son texte : nous l’avons rétablie partout.

Vers 5.Citet. O. À cause du cas sujet, citez.

Vers 6.Mun[tai]gne. Mü. On lit fort bien le mot entier dans le manuscrit d’Oxford ; les crochets sont inutiles. — « Il restait un château que l’Empereur n’avait pu réduire ; on rappelait Saragus, et il était situé sur une montagne élevée. » (Keiser Karl Magnus’s Kronike.)

Vers 7.Marsilie. O. À cause du cas sujet, Marsilies.

═ Nous allons résumer ici, d’après le texte de toutes nos chansons, « l’Histoire poétique, la Légende de Marsile, » et nous ferons successivement le même travail sur tous les héros du Roland. Nous espérons, par cette suite de monographies, résoudre d’avance quelques difficultés de notre vieux poëme, et mettre en lumière la physionomie réelle de tous les acteurs de ce grand drame. ═ C’est durant l’enfance et la première jeunesse de Charlemagne que Marsile fait sa première apparition dans notre Épopée. Le jeune roi de France, persécuté dans son propre royaume par Heudri et Lanfroi, fils de Pépin et de la fausse Berthe, est forcé de s’enfuir en Espagne, à la cour du roi Galafre, père de Marsile : c’est là qu’il se cache, durant plusieurs années, sous le nom de Mainet. Or, Galafre a une fille, Galienne, pour laquelle Charles se prend du plus vif et du plus charmant amour. C’est cet amour qui lui inspire ses premiers exploits ; c’est en pensant à Galienne qu’il triomphe de Braimant, ennemi de Galafre. Un jour enfin il se fait reconnaître comme « l’hoir de France », et épouse Galienne. Mais le frère de la jeune fille, Marsile, n’a point vu ce mariage d’un bon œil. Il est jaloux de Charles, il le veut perdre, il l’attire dans une embuscade. Charles déjoue la ruse, terrasse Marsile, et finit par lui pardonner. (Charlemagne de Girart d’Amiens, B. N. 778, f° 38 r° — 50 v°. Ce poëme, ou plutôt cette compilation, appartient au premier quart du xive siècle.) ═ Tout autre est le récit du Karl, de ce poëme allemand dont l’auteur est connu sous le nom de « Stricker » (1230). D’après cette légende, c’est Marsile qui, tout au contraire, aide fort gracieusement le jeune fils de Pépin à conquérir son royaume contre deux traîtres appelés Winemann et Rappoldt (Guinemant et Rabel). ═ Mais, le plus souvent, Marsile est représenté comme un adversaire de Charles même enfant. Nous le retrouvons, dans une des deux versions d’Otinel, sous les traits d’un roi d’Espagne qui s’est emparé de Rome et députe Otinel comme ambassadeur à Charlemagne. (Otinel, xiiie siècle, édition Guessard, v. 23 — 137 et ss.) Or, le messager païen se convertit et devient le plus terrible ennemi de son ancien maître. (Ibid., v. 211-659.) La guerre s’engage, et les chrétiens mettent le siége devant Attilie. Le poëte n’hésite point à faire mourir son Marsile à la fin de la Chanson, et de la main d’Otinel. (2660-2132.) ═ Le Karl Meinet (compilation du xive siècle, conçue il peu près dans le même goût que le Charlemagne de Girart d’Amiens) ne donne pas aussi rapidement le coup de mort à Marsile. L’auteur nous y représente « Ospinel » comme un roi de Babylone qui, après avoir défié les douze Pairs, lutte avec Olivier. Mais le Sarrazin se convertit et meurt après s’être fait baptiser. Or, il était fiancé à la fille du roi Marsile, à Magdalie. Celle-ci veut le venger, mais tombe au pouvoir de Roland et s’éprend trop rapidement du héros chrétien. Roland ne répond que trop facilement à cette trop ardente affection, et il faut qu’Olivier sépare violemment la fille de Marsile et le fiancé de la belle Aude. (G. Paris, d’après Ad. Keller, Histoire poétique de Charlemagne, pp. 489-496.) ═ Quoi qu’il en soit, tous les poëtes et tous les légendaires s’obstinent, malgré l’auteur d’Otinel, à faire vivre Marsile plus longtemps, et il convient, d’ailleurs, de considérer ce poëme comme une œuvre de la décadence. ═ En réalité, c’est dans l’Entrée en Espagne que le véritable Marsile se fait pour la première fois connaître. C’est contre Marsile que la grande expédition d’Espagne est dirigée. Il apprend par ses espions l’arrivée des Français, et, comme il est bon nigromans, écrit sur les bords d’un grand vase rempli d’eau les noms de tous les règnes de la terre ; puis, il place un batelet sur cette eau : « Le royaume vers lequel se dirigera ce petit vaisseau, sera celui que Charlemagne a l’intention de conquérir. » Le batelet s’arrête du côté de l’Espagne : Marsile pâlit d’effroi. (L’Entrée en Espagne, compilation poétique du commencement du xive siècle, mais renfermant quelques éléments du xiiie ; mss. fr. de Venise, n° xxi, f° 7.) Le roi païen envoie alors un bref à Charles, et ce « bref » commence tout comme un diplôme ou une lettre patente de la Chancellerie du roi de France (Nos, Marsile, par la Dex grace, etc.). La guerre éclate à la suite d’une très-fière réponse de l’Empereur, et c’est à son neveu Ferragus que Marsile confie le soin de chasser les Français. (Entrée en Espagne, f° 8-11.) Ferragus est un géant : il défie les douze Pairs, surtout Olivier et Roland. Les terribles duels commencent sur-le-champ, et onze Pairs sont vaincus et faits prisonniers. Roland, seul, reste invaincu. (Ibid., f° 11-31.) Mais Roland suffit, et, après un combat très-long, il renverse et tue le Géant. (Ibid., f° 31-79.) Marsile est attristé, mais non pas découragé de cette mort de son neveu : Malceris, en effet, résiste aux Français sous les murs de Pampelune, et son fils Isoré s’y couvre de gloire. (Ibid., f° 90-102.) Mais, malgré tant de courage, le jeune païen est fait prisonnier, et eût été mis à mort sans la généreuse intervention de Roland. (Ibid., f° 102-125.) Cependant Marsile et Malceris vont unir leurs efforts contre les Français, et « l’Augalie d’Orient », oncle de Marsile et de Baligant, propose d’incendier la Navarre. Une grande bataille s’engage, et c’est pendant le plus fort de cette journée que le neveu de Charles s’échappe, pour aller faire la conquête de Nobles. (Ibid., f° 125-213.) C’est ici que l’auteur de l’Entrée en Espagne abandonne Marsile, et fait voyager Roland en Orient. (Ibid., f° 217 et ss.) ═ Mais l’auteur de la Prise de Pampelune nous ramène vers Marsile, et la scène de notre légende est encore une fois transportée en Espagne... Marsile, de nouveau, met Malceris à la tête d’une armée immense. Une bataille terrible est livrée : l’Empereur des Français est sur le point de périr, quand il est sauvé par Didier le Lombard. (Prise de Pampelune, poëme du premier quart du xive siècle, éd. Mussafia, vers 1353-1830.) Deux ambassadeurs sont envoyés par Charles au roi païen : c’est Basan de Langres et Basile. Marsile les fait pendre, et ce souvenir est rappelé dans notre Chanson de Roland. (Ibid., v. 2597-2704.) Ganelon, qui était l’instigateur de cette première ambassade, ne se décourage point et en fait envoyer une seconde à Marsile : c’est Guron qui est chargé de cette très-périlleuse mission. (Ibid., 2740-2876.) Il est traîtreusement attaqué par Malceris, voit mourir ses deux compagnons et parvient à grand’peine à aller mourir lui-même, criblé de blessures, aux pieds de Charlemagne indigné. (Ibid., 3140-3650 f°.) Alors les Français battent Malceris (Ibid., 3851-5128), entrent dans Tolède (4838-4880) et dans Cordoue (5129-5704), prennent quatre autres villes, Charion, Saint-Fagon, Masele et Lion (Ibid., 5704-5773), et mettent le siége devant Astorga. (Ibid., 5773-6113.) ═ Dans le roman de Gui de Bourgogne (ce poëme est de la seconde moitié du xiie siècle), Marsile ne tient pas une moindre place. C’est à Marsile qu’en réalité le héros de la Chanson enlève successivement Cariaude, Montescler, Montorgueil, Augorie et Maudrane ; c’est Marsile encore qui est frappé quand Gui fait baptiser de force le Sarrazin Huidelon et trente mille païens. (Gui de Bourgogne, v. 392-3717.) Les jeunes chevaliers qui arrivaient de France, sous le commandement de Gui, ce jeune vainqueur, sont un jour réunis à l’ost de Charlemagne et y retrouvent leurs pères ; mais les uns et les autres n’en sont que plus animés contre Marsile. On veut en finir avec lui, et Charles, après avoir vu Luiserne miraculeusement engloutie (Ibid., 4137-4199), prend avec toute son armée le chemin de Roncevaux. (Ibid., 4300-4301.) ═ Dans notre Chanson de Roland, le rôle de Marsile est connu. C’est lui qui tient conseil contre les Français ; c’est lui que Blancandrin décide à agir par la ruse ; c’est lui qui se fait, avec ce perfide conseiller, le complice de la trahison de Ganelon et qui comble le traître de présents ; c’est lui qui attaque Roland à Roncevaux et qui, vaincu, lance, en s’enfuyant, de nouvelles troupes contre lui. Mais le roi païen a perdu le poing droit dans cette formidable bataille ; il prolonge très-péniblement son existence jusqu’à l’arrivée de Baligant, son vengeur, et meurt de douleur en apprenant la défaite de l’Émir. L’auteur de notre vieux poëme nous le représente, d’ailleurs, comme un homme faible et une sorte de Louis le Débonnaire. ═ Mais sa légende a reçu ici de très nombreuses et très-importantes modifications. D’après la Chronique de Turpin (entre 1109 et 1119, à l’exception des cinq premiers chapitres), Marsire est frère de Baligant, et tous deux sont chargés par l’Émir de Babylone de résister aux chrétiens. Charles envoie Ganelon en ambassade près de Marsire, et le beau-père de Roland le trahit par cupidité et non par haine. (Cap. xxi, De proditione Ganelonis.) D’ailleurs, les Français méritent le châtiment qui va tomber sur eux : ils commettent d’infâmes débauches avec les Sarrazines que leur a données Marsire. Les païens les surprennent, et tous meurent, à l’exception de Roland, Turpin, Ganelon, Baudouin et Thierry. (Ibid.) En ce moment suprême, Roland se fait montrer le roi Marsire dans la mêlée et le va tuer.(Cap. xxii, De passione Rolandi et morte Marsirii.) Puis, il meurt. (Cap. xxiii, De sancta tuba et de confessione et transitu Rolandi.) ═ Les auteurs espagnols, mal inspirés par leur haine contre la France, ne craignent pas de faire contracter, par leur Bernard dei Carpio, une alliance honteuse avec le Sarrazin Marsile, pour perdre la France et faire mourir Roland. (Rodrigue de Tolède, mort en 1247, Chronica Hispaniæ, cap. x et xi. — Cronica general d’Alfonse X, 1252-1285 ; édition de 1604, f° 31-32.) ═ Les Romances espagnoles nous montrent, au contraire, le roi Marcim s’enfuyant sur un âne : « Je te renie, Mahomet, » s’écrie-t-il ; et il perd tout son sang. (Les Vieux Auteurs castillans, de Puymaigre, II, 325.) ═ Le Ruolandes Liet (vers 1150) suit, pour la légende de Marsile, la version de notre manuscrit d’Oxford, et il en est de même des Remaniements du Roland (xiiie s.), de la huitième branche de la Karlamagnus Saga (xiiie s.) et des deux fragments néerlandais de Loos, publiés par M. Bormans (xiiie-xive s.) ; tandis que Philippe Mouskes (vers le milieu du xiiie s.), les Chroniques de Saint-Denis, le Roland anglais du xiiie siècle, Girart d’Amiens (commencement du xive s.), les Reali (vers 1350) et les Conquestes de Charlemagne de David Aubert (xve s.), suivent de préférence la Chronique de Turpin, tout en faisant parfois certains emprunts à nos vieux poëmes. Car ce sont, là comme partout, les deux grands courants : notre Roland d’une part et le faux Turpin de l’autre. Et nous arrivons ainsi jusqu’en 1478, jusqu’à la Conqueste du grand Charlemaigne des Espaignes, où il ne faut voir, d’ailleurs, qu’une édition de notre Fierabras, et qui, dans ses deux derniers chapitres, renferme tout un abrégé de la Chronique de Turpin. C’est ce résumé que la Bibliothèque bleue répand encore aujourd’hui dans nos campagnes les plus reculées. ═ Tous ces documents, sans exception, font mourir Marsile soit à Roncevaux, soit peu de temps après cet immense désastre. Mais un trouvère du xiiie siècle a voulu prolonger cette existence. C’est l’auteur d’Anséis de Carthage qui fut suivi par le rajeunisseur en prose du Charlemagne et Anséis. (Bibl. de l’Arsenal, B. L. F. 214.) « Anséis est, comme on le sait, nommé roi d’Espagne par Charles, qui peut enfin quitter l’Espagne et retourner en France. (B. N. ms 793, f° 1-2.) Le jeune roi fait aussitôt demander en mariage la fille de Marsile, Gaudisse. (Ibid., f° 2-4.) Mais tandis que la jeune païenne accourt à ces noces, Anséis déshonore, malgré lui, la fille du comte Isoré, son tuteur, et Gaudisse est renvoyée à son père. Inde iræ. (Ibid., f° 4-14.) Marsile alors entreprend une guerre d’extermination contre les chrétiens d’Espagne, et son principal allié est le comte Isoré lui-même, jaloux de venger le déshonneur de sa fille et dont la colère a fait un renégat. Rien n’est plus long que le récit de cette guerre. (Ibid., f° 14-56.) Anséis y eût succombé sans le secours de Charlemagne, qui traverse miraculeusement les eaux de la Gironde, entre en Espagne, y défait Marsile (Ibid., f° 59-71) et l’emmène prisonnier en France, où, pour venger Roncevaux, il finit par lui faire couper la tête. » (F° 71-72.) Cette dernière mort de Marsile est racontée assez pittoresquement par notre poëte… « Marsile s’étonne de voir à la table de Charlemagne des pauvres si déguenillés et des moines si maigres auxquels on fait si peu d’honneur, tout à côté de chanoines si gras et entourés de tant d’hommages. Et ce spectacle le scandalise, au point qu’il refuse absolument de se convertir à la foi chrétienne. C’est alors que Charles se décide à le faire mourir. » Cette « histoire des pauvres » se retrouve, d’ailleurs, dans le Traité de saint Pierre Damien : De Eleemosyna, et dans la Chronique de Turpin. Mais le faux Turpin a fait honneur de ce trait à Agolant, et saint Pierre Damien à Witikind. C’est, en réalité, une de ces légendes universelles et qu’on retrouve un peu partout sous des formes quelque peu différentes. ═ Quoi qu’il en soit, Marsile est cette fois bien mort, et aucun poëte n’a plus eu désormais l’audace de le ressusciter.

Vers 8.Mahummet. O. La forme la plus fréquemment employée dans notre texte est : Mahumet.

Vers 9.Mals. Ce mot vient de malum, qui est un neutre, et cependant il est écrit suivant la règle de l’s. C’est l’occasion pour nous d’établir la « Théorie des neutres ». ═ 1° Les neutres latins, dans la latinité populaire et surtout à la décadence romaine, étaient en partie devenus masculins. C’est un fait que M. Brachet a mis de nouveau en lumière dans sa Grammaire historique, p. 56. Il cite « dans Plaute : dorsus, œvus, collus, gutturem, cubitus ; dans les Inscriptions antérieures au quatrième siècle : brachius, monumentus, collegius, fatus, metallus, etc. ; dans la Lex Salica : animalem, retem, membrus, vestigius, precius, folius, palacius, templus, tectus, stabulus, judicius, placitus, etc. » Et M. Paul Meyer (Études sur l’Histoire de la langue française, de M. Littré, pp. 31, 32) a cité ce passage de Curius Fortunatianus : Romani vernacula plurima et neutra multa masculino genere potius enuntiant. Ce texte est capital dans la question. ═ 2° Cependant un certain nombre de neutres persévérèrent. Ceux-ci ne subirent pas la règle de l’s, tandis que les autres y étaient très-naturellement assujettis. ═ 3° La Chanson de Roland appartient à cette époque de transition durant laquelle un certain nombre de neutres latins sont devenus, en français, des masculins soumis à la règle de l’s, tandis que d’autres sont demeurés vraiment neutres et répugnent à prendre l’s au cas sujet du singulier. ═ 4° Ainsi d’un côté, nous trouvons, dans le texte d’Oxford, au sujet singulier : Cunseill (v. 179 et 604) ; pecchet (15 et 3646) ; corn (1789) ; coer (2019 et 2231) ; definement (1434) ; hardement (1711) ; blet (980) ; reprover (1706). Et, d’un autre côté, nous trouvons au même cas : Mals (v. 9) ; dreiz (2349, etc.) ; plaiz (3841, etc.) ; fers (1362) ; ors (2296) ; corners (1742). Il est même plus d’un mot, comme temple, qui est, au cas sujet, écrit tantôt avec et tantôt sans l’s finale. ═ 5° En résumé, un certain nombre de neutres sont devenus tout à fait masculins ; d’autres sont in via pour y arriver, mais n’y sont point encore. ═ 6° Nous avons respecté toutes ces formes dans notre texte critique, pour bien montrer à quel point en était parvenu chacun de ces vocables dans le dialecte et au moment où fut écrite cette version de la Chanson de Roland. ═ 7° Il faut ajouter qu’aux cas obliques du pluriel, tous les anciens neutres latins prennent l’s en français. Il n’y a pas d’exception à cette règle : Pecchez (v. 2365) ; mals (60) ; saveirs (74) ; milliers (109) ; guarnemenz (343) ; duns (845) ; vestemenz (1613) ; chefs (2094) ; coers (3628) ; corns (2132). ═ 8° Autre remarque : « Les adjectifs et participes, qui s’accordent avec des substantifs ou pronoms neutres, ne prennent pas l’s au cas sujet du singulier. Ex : Jamais n’ert jur que il n’en seit parlet (3905) ; — Por ço que plus bel seit (1004) ; — Un faldestoed... envolupet d’un palie alexandrin (408) ; — Il est juget que nus les ocirum (884), etc. » ═ C’est d’après ces règles que nous nous sommes dirigé dans tout notre Texte critique.

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