La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Laisse 2

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II

10 Li reis Marsilies esteit en Sarraguce : Le roi Marsile était à Saragosse.
Alez en est en un verger suz l’umbre ; Il est allé dans un verger, à l’ombre ;
Sur un perrun de marbre bloi se culchet, Sur un perron de marbre bleu se couche :
Envirun lui plus de vint milie humes. Autour de lui sont plus de vingt mille hommes.
Il en apelet e ses dux e ses cuntes : Il adresse alors la parole à ses ducs, à ses comtes :
15 « Oez, seignurs, quel pecchet nus encumbret : « Oyez, seigneurs, dit-il, le mal qui nous accable :
« Li emperere Carles de France dulce « Charles, l’empereur de France la douce,
« En cest païs nus est venuz cunfundre. « Pour nous confondre est venu dans ce pays.
« Jo nen ai ost ki bataille li dunet, « Plus n’ai d’armée pour lui livrer bataille,
« Ne n’ai tel gent ki la sue derumpet. « Plus n’ai de gent pour disperser la sienne.
20 « Cunseilez mei, cume mi saive hume ; « Donnez-moi un conseil, comme mes hommes sages,
« Si me guarisez e de mort e de hunte. » « Et préservez-moi de la mort, de la honte. »
N’i ad païen ki un sul mot respundet Pas un païen, pas un ne répond un seul mot,
Fors Blancandrin de l’ castel de Val-Funde. Aoi. Excepté Blancandrin, du château de Val-Fonde.


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Vers 10.Marsilie. O. — V. notre note sur la règle de l’s (vers 1), à laquelle désormais nous ne renverrons plus notre lecteur.

Vers 12.Bloi. Nous avons traduit par bleu. Le sens de ce mot a été très-discuté, et l’on a surtout hésité entre les deux sens de bleu et de blond. C’est M. Génin qui a le plus vivement soutenu la première opinion (Roland, p. 340 et suiv.) ; c’est M. E. Gachet qui a le plus longuement motivé la seconde. (Glossaire du Chevalier au Cygne, pp. 626, 627.) Les arguments de M. Génin nous paraissent difficilement réfutables.

Perrun nous paraît signifier un large bloc de marbre plutôt qu’un « perron » dans le sens actuel de ce mot.

Vers 13.Lui. Dans tout le texte d’Oxford, il y a entre li et lui une distinction précise. Li n’est jamais employé que dans le sens strict du datif latin illi. Lui, au contraire, est employé : 1° comme régime direct : Mais lui meïsme ne volt metre en ubli (v. 2382) ; Lui e altrui travaillent e cunfundent (v. 380) ; Se lui lessez (v. 279) ; Pur lui afiancer (v. 41), etc. 2° Comme régime indirect : Aiez merci de lui (v. 239), etc. 3° Avec toutes les prépositions : L’anme de lui (v. 1510) ; pur lui (v. 842) ; vers lui (v. 958) ; en lui meïsme (v. 1036) ; devant lui (v. 4) ; entur lui (v. 2090) ; envirun lui (v. 13) ; encuntre lui (v. 376).

Milie. — Milie vient de millia ; mil vient de mille. ═ On dit mil pour un seul millier ; milie pour plusieurs. ═ Mil a, de plus, un sens indéterminé : En la grant presse mil colps i fiert e plus (v. 2090). D’une part, nous trouvons : Mil chevalers (v. 2442) ; mil Sarrazins (v. 2071) ; mil hosturs (v. 31), etc. ; et de l’autre : IIII.C. milie en ajustet (v. 851) ; XX milie Francs (v. 789), etc. ═ Milie s’emploie en outre substantivement : XV. milies de Francs (v. 3019), etc.

Vers 15.Seignurs. La « Théorie du vocatif » est assez difficile à établir d’après le texte d’Oxford. Il y avait évidemment confusion dans l’esprit de notre scribe et dans les idées de son temps. Tantôt le vocatif est admis à suivre la règle du cas sujet, tantôt celle du cas régime, et cela tour à tour et pour les mêmes mots. Ainsi l’on trouve à côté des formes-régimes : Ami, rei, Marsilie, Tierri, Pinabel, etc., les formes-sujets : Amis, reis, Deus, gentilz, amiralz, dreiz, chers, cumpainz, etc. Même anomalie au pluriel. À côté des formes-régimes : Seignurs, baruns, etc., on trouve les formes-sujets : Paien, chevaler, Franc, etc. Le même désordre, d’ailleurs, règne dans tous les textes du moyen âge, à tel point que M. Barstch a pu dire, dans la Grammaire qui suit sa Chrestomathie de l’ancien français : « Le vocatif singulier de la 2e déclinaison romane tantôt a, tantôt n’a pas d’s. » (P. 479.) Il importait toutefois, pour dresser notre texte, d’en arriver à une loi plus précise. Or, d’après la grande majorité des exemples fournis par notre manuscrit d’Oxford, il est certain qu’ici comme ailleurs, le scribe et son temps se réglaient vaguement sur l’orthographe latine. Quand le vocatif latin n’a pas d’s, en général (je dis, en général, et non pas toujours), le vocatif roman n’en prend pas. C’est cette règle que nous avons partout observée dans notre édition, tant au singulier qu’au pluriel des Substantifs et Adjectifs. Le seul critérium possible était ici l’étymologie : nous nous y sommes conformé.

Quel pecchet. V. notre théorie des neutres (v. 9). — Quel se rapportant à pecchet, neutre, vient de quale, et ne peut prendre d’s. C’est la loi générale de tous les adjectifs et de tous les participes neutres.

Vers 17.Nus. Le manuscrit porte nos. Partout, dans notre texte critique, nous avons imprimé vus et nus, alors même que le manuscrit donnait vos et nos. Nous nous sommes appuyé sur les principes suivants : 1° C’est tout à fait au hasard, et parfois À quelques mots d’intervalle, que le scribe emploie vos ou vus, nos ou nus. — 2° Une statistique exacte du nombre de cas où l’on trouve chacune de ces deux formes ne serait donc pas décisive en faveur de l’une ou de l’autre. (Dans le même nombre de vers, vus a été employé 33 fois, et vos 189 ; nus 55 fois, et nos 32.) Mais il faut remonter à des règles plus générales. — 3° Or, d’après la phonétique de notre texte, l’o latin, 7 ou 8 fois sur 10, se change en u (lequel u devait ici se prononcer ou). — 4° En conséquence, nous avons partout appliqué cette règle de la phonétique à nus et à vus comme à pur. Notre sentiment d’ailleurs est celui de Th. Müller, qui, au vers 1721, supplée vus et non pas vos. Enfin il convient de remarquer que, dans des couplets en u, on trouve également à la fin des vers nus et vos (2425, 2560, 2561). Cette raison n’est pas décisive ; mais elle a son poids.

Cunfundre. Les deux premières lettres sont effacées dans le manuscrit.

Qui. La forme employée 19 fois sur 20 dans notre texte est ki, que nous avons partout conservé.

Vers 18.Dunne. O. Nous avons préféré dunet : 1° parce que, 14 fois sur 16, le verbe duner est, dans notre texte, écrit avec un seul n ; 2° parce que toutes les troisièmes personnes, au singulier comme au pluriel, sont dans notre texte terminées par le t étymologique. Les exceptions sont très-peu nombreuses. ═ Le scribe, d’ailleurs, aurait dû employer ici le subjonctif, et écrire dunget. (Cf. le v. 2016.)

Vers 19.Tel gent. Tel et non pas telle, d’après cette règle fort connue : « Les Adjectifs latins qui n’avaient qu’une terminaison pour le masculin et le féminin, grandis, talis, fortis, etc., ont donné naissance à des adjectifs français qui n’ont également qu’une terminaison pour le masculin et le féminin : grant, tel, fort. Remarquons cependant que, dès le temps où fut écrite notre Chanson, cette belle règle commençait déjà à s’altérer, comme la règle de l’s. Ainsi l’on trouve grandes (vers 281 et 3656), au lieu de granz ; quele (vers 395, 927), au lieu de quel, etc.

Derumpet. Le manuscrit porte derupet.

Vers 20.Cume. Dans le texte de la Bodléienne, cume et cum sont distincts. Cume (sauf une seule exception, où l’erreur est évidente v. 765), ne s’emploie jamais avec un verbe, mais avec un substantif, un pronom ou un adjectif : Karles chevalchet cume fols (v. 3234) ; Cume celui ki ben faire le set (v. 427) ; Neirs cume peiz (v. 1625) ; Cume vassal i fiert (v. 1870), etc. etc. — Cum a quelquefois le même sens : Altresi cum un urs (v. 1827), et, dans ce cas, vient également de quomodo. Mais il s’emploie presque toujours avec un verbe : Issi seit cum vos plaist (v. 606) ; Faites la guere cum vos l’avez enprise (v. 210), etc. Il est d’autres cas où cum ne me semble pas dériver de quomodo : Cum jo serai à Loün en ma chambre (v. 2910) ; Cum jo serai à Eis en ma chapele (v. 2917), etc. C’est évidemment le sens de quum latin. Toutes ces distinctions nous paraissent très-nettes.

Hume. C’est ici un sujet pluriel, venant d’homines. Or, il y a hume et non pas humes. Il en est de même pour presque tous les sujets pluriels des Noms et Adjectifs masculins de la 3e déclinaison. Bien qu’ayant une s en latin, ils n’en prennent pas en français. Il importait sans doute de bien distinguer le cas sujet du cas régime : de là cette suppression de l’s étymologique. ═ Donc, en notre manuscrit, nous trouvons home et hume (v. 377, etc.) ; duc (v. 378) ; cunte (v. 378, 577, etc.) ; grant (v. 1830, etc.) ; parent (v. 1063, 1075, 3933) ; meillor (v. 449, 451) ; plusur, plusor (v. 995, 1434, etc.) ; barun (v. 2415) ; dragun (v. 2543) ; felun (v. 3814), traïtur (v. 942), dolent (v. 1608), sans parler des innombrables adjectifs verbaux et participes en ant. ═ Il y a cependant, dans notre texte, un nombre assez considérable d’exceptions à cette règle : Honurs (v. 3181) ; reis (v. 2649) ; martirs (v. 1134) ; serpenz (v. 2543) ; leuns (v. 1888) ; serjanz (v. 3967) ; cuntes (v. 2820) ; gentilz (377) ; granz (v. 2630) ; parenz (v. 3448) ; dolenz (v. 1813), sans parler ici du mot grailles, qui est douteux. ═ Mais enfin la règle s’est généralisée, et M. de Wailly la constate à toutes les pages de son Glossaire de Joinville. C’est sans doute par erreur que, dans sa Grammaire historique de la langue française (p. 148), M. Brachet a indiqué que pastores, au cas sujet comme au cas régime, donnait en français du moyen âge : pasteurs. C’est évidemment un lapsus.

═ La déclinaison de hom dans notre texte est la suivante, qui est contredite en très-peu de cas : Cas sujet : hom ou hum ; cas régime : home ou hume. Et, au pluriel : Cas sujet : home, hume ; cas régime : homes, humes. Au singulier, on trouve déjà om dans le sens de notre prétendu « pronom indéfini » on (v. 2230).

Vers 23.De castel. O. Mi. Mu. ═ La Keiser Karl Magnus’s Kronike traite Blancandrin de roi : « Un roi qui se nommait Blankandin. »

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