Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/Des ordres

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 170-174).


Des ordres,

ou
LA CHANSON DES ORDRES,
ou
LES AUTRES DIZ DES ORDRES[1].


Mss. 7218, 7633, 7615.
Séparateur



Du siècle vueil chanter
Que je voi enchanter ;
Tel vens porra venter
Qu’il n’ira mie ainsi.
Papelart et Béguin
Ont le siècle boni.

Tant d’ordres avons jà
Ne sai qui les sonja,
Ainz Diex tels genz noma
N’il ne sont si ami.

Papelart et Béguin
Ont le siècle honi.

Frère Prédicator
Sont de mult simple ator,
Et s’ont en lor destor
Mainte bon parisi[2].
Papelart el Béguin
Ont le siècle honi.

Et li Frère Menu
Nous ont si près tenu
Que il ont retenu
De l’avoir autressi[3].
Papelart et Béguin
Ont le siècle honi.

Qui ces .ij. n’obéist
Et qui ne lor géhist[4]
Quanqu’il oncques féist,
Tels bougres ne nasqui.
Papelart et Béguin
Ont le siècle honi.

Assez dient de bien,
Ne sai s’il en font rien ;
Qui lor done du sien
Tel preudomme ne vi.
Papelart et Béguin
Ont le siècle honi.

Cil de la Trinité
Ont grant fraternité ;
Bien se sont aquité :
D’asnes ont fet roncin[5].
Papelart et Béguin
Ont le siècle honi.

Et li Frère Barré
Resont cras et quarré,
Ne sont pas enserré :
Je les vi mercredi[6],
Papelart et Béguin
Ont le siècle honi.

Nostres Frère Sachier
Ont luminon[7] fet chier.
Chascuns samble vachier
Qui ist de son mesni.

Papelart et Béguin
Ont le siècle honi.

Set vins filles ou plus
A li Rois en reclus ;
Oncques mès quens ne dus
Tant n’en congenui[8].
Papelart et Béguin
Ont le siècle honi.

Béguines a-on mont[9]
Qui larges robes ont ;
Desouz les robes font[10]
Ce que pas ne vous di[11].
Papelart et Béguin
Ont le siècle honi.

L’ordre des non-voianz[12]

Tels ordre est bien noianz,
Il tastent par léanz :
« Quant venistes-vous ci ? »
Papelart et Béguin
Ont le siècle honi.

Li frère Guillemin[13]
Li autre frère Hermin
M’amor lor atermin :
Je’s amerai mardi.
Papelart et Béguin
Ont le siècle honi.


Expliciunt les Ordres.

  1. Cette pièce a été imprimée par Méon, t. II, pag. 299 de son édition de Barbazan, et Legrand d’Aussy, dans une note que se trouve à la fin de son extrait de La bataille des vices et des vertus, page 410, du t. V des Notices des manuscrits, en a cité trois strophes ; savoir : la 5e, la 6e, et enfin la 14e, dont il dit qu’elle « lui paraît mériter d’être remarquée, et qu’elle peut faire honneur au talent du poëte. » Je crois qu’il eût été plus exact de dire à sa malice, (Voyez, pour une pièce sur le même sujet, la note T, à la fin du volume).
  2. Ms. 7633. Var. Sachiez (attirés, amassés) maint parisi. — Les Frères-Prédicateurs, ou Frères-Prêcheurs, sont les Jacobins ou Dominicains.
  3. Les Frères-Menus, ou Mineurs, étaient les Cordeliers, qui s’appelaient ainsi par humilité. (Voyez le Dit qui porte leur nom.)
  4. Confesse. — Cette strophe est une allusion à l’esprit envahisseur qu’on reprochait aux Cordeliers et aux Jacobins, lesquels voulaient dire la messe et entendre la confession dans les paroisses au préjudice et sans la permission des curés, ce qui excita de grandes querelles. (Voyez la note relative aux Jacobins, page 161, dans la pièce intitulée Les Ordres de Paris.)
  5. Voyez, pour les Frères de la Trinité, la pièce intitulée Les ordres de Paris, page 165 : il y a en note quelques détails sur ces religieux.
  6. Voyez, sur les Frères-Barrés, ou Carmes, la note de la pièce intitulée Les Ordres de Paris, page 159.
  7. Ms. 7633. Var. Lumeignon. — Cette strophe manque au Ms. 7615. (Voyez sur les Frères-Sacs, ou Sachets, l’une des notes de la pièce intitulée Les Ordres de Paris, page 162.)
  8. Mss. 7633. 7615. Var. Engenuy (engendra). — Les Filles-Dieu, dont parle ici Rutebeuf, étaient en effet plus de sept-vingt, puisqu’on 1265 saint Louis, qui venait de leur permettre de tirer de l’eau de la fontaine de Saint-Lazare et de la conduire dans leur monastère par une chaussée, leur fit une libéralité bien plus considérable en ordonnant qu’elles seraient au nombre de deux cents, et en leur assignant sur son trésor une rente de 400 livres. C’est ce qui l’a fait regarder à tort comme le fondateur de leur monastère. (Voyez la pièce intitulée Les Ordres de Paris, page 164, et Le Dit des Règles.)
  9. Ms. 7218. Car. A on moult.
  10. Ms. 7615. Var. Ont.
  11. Voyez, comme confirmation des reproches faits ici aux Béguines, la pièce intitulée La Voie de paradis, dans les notes du 2e volume.
  12. La congrégation des Aveugles ou Quinze-Vingts, dans laquelle on appelait Frères-Voyants ceux qui voyaient clair et étaient mariés à des femmes aveugles, et Sœurs-Voyantes les femmes qui voyaient clair et étaient mariées à des hommes aveugles.
  13. Les Frères-Guillemains, ou Guillemites, ainsi appelés d’un solitaire nommé Guillaume près du tombeau duquel fut bâti leur premier monastère, s’établirent en 1250 à Montrouge dans le monastère des Machabées. On leur donna plus tard, dans l’intérieur de la ville, le couvent des Blancs-Manteaux, lorsque ceux-ci eurent été supprimés en exécution d’un article du concile de Lyon qui détruisait tous les ordres mendiants à l’exception des Jacobins, des Cordeliers, des Carmes et des Augustins, sous le nom desquels les Frères-Guillemains étaient compris. Quant aux Hermins, ce sont les hermites de Saint-Augustin, autre branche de l’ordre général des Augustins. Leur congrégation fut instituée par Alexandre IV.