La Chapelle Sixtine avant Michel-Ange

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La Chapelle Sixtine avant Michel-Ange
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 167-193).
LA SIXTINE
AVANT MICHEL-ANGE

Le Vatican a deux faces opposées et diverses. L’une regarde le Tibre et la ville, d’un visage solennel, classique et régulier. Au pied de la haute caserne bâtie par Sixte-Quint devant les loggie de Bramante, les battans magnifiques de la grande porte de bronze restent entr’ouverts pour le visiteur. Une antichambre luisante, toujours emplie d’un roulement de pas sonores, conduit à la Scala regia, l’escalier pompeux qui monte vers les sanctuaires de Michel-Ange et de Raphaël.

L’autre face du palais apostolique tourne vers les jardins et les coteaux les lignes irrégulières et le front hérissé d’une vieille cité guelfe. De ce côté, la poterne, au pied de laquelle un suisse bariolé regarde placidement la guérite d’un petit fantassin italien, ne s’ouvre pas à tout venant. Derrière le mur d’enceinte, des constructions de brique pâlie et grise, percées de rares fenêtres, enclosent des cours désertes, où l’herbe a poussé. Une énorme masse rectangulaire, montée sur un haut glacis, s’avance en éperon vers l’abside de Saint-Pierre. Ces constructions maussades comme des pans de citadelle sont les gardiennes des trésors vers lesquels le flot de voyageurs se dirige, à travers le Vatican neuf. Les chefs-d’œuvre contemporains de Jules il et de Léon X habitent l’austère demeure de Nicolas V et la chapelle de Sixte IV. Le deuxième étage d’un bâtiment qui, du dehors, paraît abandonné, est l’appartement des Stanze. Ce donjon épais et menaçant qui dresse devant la forteresse papale ses créneaux encore visibles sous les restaurations qui ont empâté leurs dents, c’est la Chapelle Sixtine.

L’intérêt des artistes et la curiosité des érudits se sont portés de nos jours vers le vieux Vatican. Les murailles qui ont offert quelques-unes de leurs parois aux pinceaux des maîtres souverains avaient été en partie tapissées par les peintres les plus doux et les plus fiers du XVe siècle. Les pèlerins de l’art retrouvèrent, derrière la muraille sur laquelle tourbillonne la bataille de Constantin, la chambrette paisible et retirée où Fra Angelico était venu travailler pour Nicolas V, quarante ans avant la naissance de Raphaël. Au temps où l’étage des Stanze était l’appartement de César Borgia, les chambres de l’étage inférieur, habitées par Alexandre VI, avaient été décorées par le Pinturicchio. L’« appartement Borgia, » fermé et presque oublié depuis le jour où Jules II avait abandonné le lieu profané par celui qu’il appelait « l’excommunié » et le « Marrane, » fut restauré et ouvert par la libéralité de Léon XIII. Trois fois par semaine, ceux qui savent jouir du passé peuvent se donner la féerie naïve et raffinée, légendaire et mythologique, mise en scène par le plus éblouissant des costumiers et des peintres de décors ; ils peuvent respirer le souvenir de l’encens qui brûla dans la chambre du pape pour les saintes les plus chastes et pour les monstrueux ancêtres du taureau des Borgia, pour sainte Catherine et pour la vache Io, pour sainte Suzanne et pour Osiris, métamorphosé en bœuf Apis.

La Chapelle Sixtine, comme l’appartement voisin, a, peut-on dire, deux étages, que sépare une ligne peinte entre deux cycles de fresques. Lorsque Michel-Ange entra en maugréant dans la chapelle où allait l’enfermer un labeur de quatre années, la voûte seule, avec le lambris, n’était pas peuplée de figures humaines. L’épopée de la Genèse et des Prophéties, en se déployant sur la voûte, laissa intactes les peintures anciennes ; plus tard le Jugement dernier, en couvrant du haut en bas la muraille du chevet, n’effaça qu’une minime partie de ces peintures. Le reste de la décoration exécutée par ordre du fondateur de la chapelle est encore à sa place, moins altéré par les fumées que la voûte, et par les restaurations que le Jugement dernier ; mais bien peu de regards s’arrêtent sur les fresques du XVe siècle. Leurs paysages et leurs personnages sont comme voilés et obscurcis par le rayonnement de l’irrespirable éther dans lequel se meuvent les géans de Michel-Ange. Ces fresques offraient pourtant l’ensemble le plus riche qu’eût laissé en Italie la collaboration des deux grandes écoles de Florence et d’Ombrie, dans l’épanouissement de leur adolescence. L’étude de la Sixtine de Sixte IV, de sa construction et de sa décoration a été entreprise par un Allemand, Ernst Steinmann, qui s’était donné pour tâche d’étudier dans Rome l’art de la Renaissance[1], et dans la Renaissance la Chapelle Sixtine. L’ouvrage vient de paraître[2]. Publié aux frais de l’Empire allemand, c’est un livre d’art d’une exceptionnelle magnificence. Le texte est digne de l’album qui l’accompagne, non seulement par une érudition qui ne laisse rien à glaner après elle, mais encore par un talent d’écrivain qui anime descriptions et documens d’une flamme d’enthousiasme. L’érudit est un amoureux de l’art et de l’Italie ; l’historien est un peu poète. Si parfois l’ingéniosité du chercheur l’égaré au delà du cercle borné des certitudes permises, les faits qui, dans le livre, sont certains et désormais acquis forment un ensemble considérable. Après avoir lu et discuté cette monographie de la Sixtine avant Michel-Ange, on peut faire à la chapelle fameuse une visite de découvertes.


I

La Sixtine n’a pas seulement l’apparence d’un donjon. Elle a été construite pour la défense armée, en même temps que pour la prière. Sixte IV fit ménager le long de ses créneaux un chemin de ronde et au-dessus de sa voûte un corps de garde. Les chambres destinées aux veilleurs servirent, à l’occasion, de geôle pour un prisonnier : en 1503, Carlo Orsini, arrêté par ordre d’Alexandre VI, fut enfermé au-dessus de la Chapelle Sixtine.

Ce torrione, dont le premier étage devint la chapelle d’un palais fortifié, est soudé à un corps de bâtiment qui fut élevé, vingt ans avant l’avènement de Sixte IV, par Nicolas V, et dont Alexandre VI devait compléter la défense en élevant la torre Borgia. Le rectangle irrégulier formé par les constructions du XVe siècle reposait lui-même sur les fondations d’un château bâti en 1278 et abandonné pendant le séjour des papes en Avignon. Nicolas V ne fit que reprendre et achever une construction de Nicolas III. Le Vatican du XIIIe siècle avait une chapelle, que les architectes du XVe siècle laissèrent intacte : c’est sur l’emplacement du vieil oratoire pontifical que Sixte IV fit élever la chapelle neuve. Un humaniste attaché à la cour romaine vante en ces termes l’œuvre du pape : « Ici, où s’élève dans les airs un temple à la voûte semée d’étoiles, pour que la foule puisse de plus près voir les dieux, tombaient de vétusté des murs à peine dignes du nom de chapelle. Sixte eut honte de voir les dieux réduits à une telle misère : il ordonna d’élever une masse si haute qu’on la croirait bâtie par des mains immortelles. » Ce témoignage d’un contemporain est clair et formel. La Sixtine, qui conserve l’allure belliqueuse des palais italiens du XIVe siècle, tenait par ses fondations mêmes au tuf du moyen

Le pavement de l’édifice bâti sur l’emplacement de la chapelle de Nicolas III est encore une mosaïque imitée de celles qui furent étendues, au XIIe et au XIIIe siècle, sur le sol des basiliques romaines par les marbriers romains. C’est un tapis aux méandres multicolores, dont les enroulemens, dessinés par une marqueterie de fragmens taillés en figures géométriques, encadrent des disques qui sont des tranches de colonnes rompues. Parmi les matériaux antiques s’est glissée une plaque de marbre provenant d’une catacombe chrétienne, et sur laquelle un graffitto dessine le monogramme en forme de croix, flanqué de l’Alpha et de l’Oméga.

Sur ce pavement, qui a peut-être été composé avec des morceaux provenant de la chapelle pontificale du XIIIe siècle, fut élevée en travers de la nef une balustrade de marbre, surmontée de sept pilastres qui supportent une longue poutre de marbre. La clôture à jour, renforcée par une grille et fermée par une porte, séparait la chapelle du pape en deux parties égales[3] : une nef pour les assistans et un sanctuaire pour l’officiant, le pontife et les dignitaires. Au-dessus des sept pilastres, sept chandeliers de marbre portaient autrefois des cierges énormes. Cette « poutre de gloire, » surmontée d’une herse de luminaires, reproduisait, vers la fin du XVe siècle, les barrières et les colonnades qui, dans les vieilles basiliques de Rome, séparaient le prêtre des fidèles, à la manière des écrans couverts d’images saintes et de lampes allumées qui masquent le sanctuaire des églises grecques. La barrière de marbre aux armes de Sixte IV est le dernier « iconostase » qui ait été élevé dans une église d’Italie.

Le décor peint de la chapelle, dans son dessein général, n’est pas moins archaïque que le décor de marbre. Une tenture armoriée d’écussons au chêne des Délia Rovere est simulée sur le lambris. C’est un souvenir des étoffes historiées qui pendaient jadis entre les colonnes des basiliques. La voûte fut couverte d’un semis d’étoiles sur fond d’outremer, à l’exemple des ciels qui étaient peints sous la coupole des plus vieux baptistères et sur la charpente des nefs les plus antiques.

Les scènes de l’histoire sacrée, qui forment une haute frise, entre la tenture et les fenêtres, représentent, par leur suite et leur sens, une tradition aussi vénérable que le décor inanimé. Six tableaux d’égale grandeur se font pendant sur chacune des parois latérales de la chapelle. Du côté de l’Evangile, la vie de Moïse est racontée, en de multiples groupes, au milieu desquels le principal personnage reparaît à plusieurs reprises dans le cadre du même tableau. Moïse tue l’Egyptien qui avait menacé un Hébreu ; pour échapper aux poursuites, il fuit dans le désert, son bâton sur l’épaule. Près d’un puits, il rencontre les bergers qui prétendaient écarter de l’abreuvoir le troupeau conduit par les filles de Jéthro. Après avoir mis en fuite les importuns, le héros à la barbe jeune et blonde verse de ses mains l’eau de la fontaine aux moutons des deux bergères. La bucolique s’achève en épithalame : Jéthro donne à Moïse sa fille Séphora. Tandis que le pâtre prédestiné mène aux champs son troupeau. Dieu lui apparaît dans le buisson ardent et lui ordonne d’aller délivrer Israël. La famille de Moïse, avec les enfans et les servantes, s’achemine vers la terre d’Egypte. Dans le tableau voisin, la caravane est arrêtée par l’apparition de l’ange, qui, tenant Moïse par l’épaule, lui adresse l’incompréhensible menace de mort que Dieu, selon la Bible, fit tomber sur la tête de son serviteur. Avant d’entrer dans la terre d’Egypte, Moïse préside à une cérémonie familiale : la circoncision de son fils Gerson, opérée par la propre mère de l’enfant. Les fresques sont muettes sur l’histoire des fléaux déchaînés par Moïse : après avoir laissé le libérateur sur la route d’Egypte, elles le conduisent brusquement au bord de la Mer-Rouge, dont les flots courroucés se renferment sur l’armée du Pharaon : la scène d’extermination remplit toute la largeur d’un tableau.

Le tableau suivant raconte en une série d’épisodes la remise des Tables de la Loi. Moïse a vieilli : il revêt la majesté d’un patriarche à longue barbe blanche dans le cinquième tableau où, exécuteur des lois promulguées par lui-même, il condamne le blasphémateur et préside, au nom du Tout-Puissant, au châtiment des prêtres rebelles engloutis au sein de la terre ouverte. Le dernier des tableaux qui se suivent sur la paroi montre le peuple d’Israël assemblé autour du législateur qui lui désigne son successeur et lui dicte son testament. Moïse, ayant achevé son œuvre, gravit le mont Nébo, penché sur son bâton. Un ange lui montre dans un vallon clair la terre promise où il n’entrera pas, et, non loin de là, un groupe d’Hébreux découvre sur un rocher le cadavre nu du grand vieillard.

L’histoire de Moïse, représentée en six actes sur la paroi latérale de la chapelle, se trouvait complétée, dans la décoration primitive, par un prologue et un épilogue. Les deux tableaux qui achevaient le récit biblique se faisaient face, aux deux extrémités du vaisseau, sur la paroi du chevet et sur celle de la façade. L’une des compositions fut recouverte en 1535 par le mur de briques sur lequel Michel-Ange peignit son Jugement dernier ; l’autre était tombée quelques années plus tôt, avec la muraille de la façade, qui s’écroula sur le cortège du pape Adrien VI, dans la nuit de Noël de l’année 1522. Les sujets représentés dans les deux fresques perdues étaient, au commencement de la série, Moïse sauvé des eaux ; à la fin, le combat des anges et des démons autour du corps de Moïse, que les puissances célestes enlevèrent, selon l’épître de saint Jude, pour le soustraire au culte idolâtre que s’apprêtaient à vouer aux restes du législateur d’Israël les anciens adorateurs du Veau d’or.

Ce récit, qui prend Moïse avant ses exploits de jeunesse et qui l’accompagne jusqu’après la mort, ne reste pas isolé et ne se suffit point à soi-même. À l’histoire de Moïse est opposée l’histoire du Christ. Les murs de la Chapelle Sixtine sont partagés par moitié entre la Loi et la Grâce. Les actes du Législateur ne sont, en face des actes du Rédempteur, qu’une préparation et une « figure : » leur suite forme une prophétie vivante, dont la vie du Dieu fait homme est l’accomplissement.

Dans les fresques de la Sixtine, l’Evangile domine et « commande » la Bible si impérieusement, que deux séries d’épisodes de la vie de Moïse ont été violemment transposés, pour prendre place en regard d’épisodes correspondans de la vie du Christ, Le premier tableau de l’histoire de Moïse, sur la paroi latérale, celui que précédait immédiatement l’image du berceau flottant sur le Nil, n’est pas celui qui raconte la jeunesse du héros, sa fuite au désert, son mariage et sa vocation : c’est le tableau qui montre Moïse en voyage avec toute sa famille. Pour le spectateur, Moïse revient en Égypte avant d’en être parti, et il assiste à la circoncision de son fils avant d’avoir rencontré celle qui doit être son épouse. Au prix de cette audacieuse rupture de la suite chronologique, l’épisode de la circoncision se trouve reporté en face du tableau qui commence aujourd’hui la série évangélique : c’est le baptême dans le Jourdain, qui fut, dit saint Paul, la circoncision du Sauveur. En même temps, le passage de Moïse à travers le désert, où il reçoit de Dieu sa mission, s’oppose exactement à la seconde scène de l’histoire du Christ : la tentation dans le désert.

Dans ce dernier tableau, le récit évangélique se trouve relégué au fond de la composition, parmi le paysage et les architectures. Le groupe du Christ et du démon, réduit par l’éloignement, saute d’un rocher abrupt sur le toit d’une église qui figure le Temple, et de là sur le bord d’un autre rocher. Le premier plan, sur le sol uni, est laissé à une assemblée confuse, réunie autour d’un autel et d’un prêtre hébreu. Les accessoires que portent quelques-uns des personnages montrent que le prêtre et les assistans célèbrent le sacrifice d’actions de grâces, prescrit par la loi de Moïse pour la guérison d’un lépreux. La présence de la cérémonie biblique devant l’église au sommet de laquelle le Prince du Monde tente le Fils de Dieu, ne peut être justifiée par les jeux alternés du symbolisme scolastique. Cette composition touffue reste un problème dont la solution ne se trouvera ni dans la Bible, ni dans l’Evangile, Mais, à elle seule, l’introduction d’une page rituelle du Lévitique au milieu même de l’Evangile selon saint Mathieu manifeste l’union des deux Testamens.

Le tableau qui suit, dans l’histoire du Christ, l’énigmatique représentation du vieux sacrifice purificatoire interrompt le parallélisme suivi jusque-là dans les deux récits opposés d’une paroi à l’autre. Quelle correspondance occulte peut-on songer à établir entre le tumulte des cavaliers et des hommes d’armes engloutis au passage de la Mer-Rouge et la vocation des apôtres, pêcheurs pacifiques agenouillés devant Jésus, au bord du lac de Tibériade ? Dans les trois derniers tableaux, comme dans les deux premiers, chaque épisode évangélique se retrouve en rapport exact avec un épisode biblique, soit par ressemblance, soit par contraste. Le sermon sur la montagne, où furent dénombrés, non point les crimes punis par Jéhovah, mais les béatitudes des humbles dont Dieu sera la récompense, vient remplacer, avec ses promesses et avec la prière nouvelle qu’il apprend au monde, les commandemens et les rites que Moïse avait été chercher au sommet d’une autre montagne. Cora, Dathan et Abiram ont été châtiés pour avoir voulu s’arroger une autorité que l’Eternel s’est réservé de départir : sur l’arc de triomphe qui se dresse derrière le groupe des prêtres rebelles, une inscription explique la loi qu’ils ont enfreinte : Nemo sibi assumat honorem, nisi vocatus a deo Aron. En face des usurpateurs, voici, au milieu de la calme assemblée des apôtres, le chef désigné par le Christ pour tenir sa place : Pierre, à genoux, reçoit les deux clefs d’or et d’argent. Dans les derniers tableaux qui s’opposent l’un à l’autre sur les parois latérales, le testament de Moïse a pour pendant la Cène, où furent prononcées les suprêmes paroles du Sauveur qui allait mourir. Avant les destructions accomplies au cours du XVIe siècle, le développement parallèle des deux Testamens se continuait au-dessus de l’autel et de l’entrée : la vie de Moïse et la vie du Christ se touchaient à leur commencement et à leur fin. Une Nativité se trouvait placée côte à côte avec le groupe des Egyptiennes penchées sur le berceau de Moïse, et l’enlèvement du patriarche mort, emporté par les anges, n’était séparé que par un pilastre en peinture de l’Ascension du Christ.

Ce chœur alterné, où la voix de l’ère nouvelle répond aux voix de l’âge biblique, offrait un sens assez plein et un enseignement assez large. Pourtant, le double cycle des fresques de la vieille Sixtine ne se ferme pas devant l’apothéose qui couronne l’histoire évangélique. Après que le Christ est remonté au ciel, sa pensée, qui parlait dans les prophètes et vivait dans les patriarches, continue d’animer l’Eglise et d’éclairer ses chefs. Des allusions à la papauté sont lisibles déjà dans les fresques consacrées à Moïse et à Jésus. Le prêtre qui reçoit le sacrifice du lépreux guéri et le grand prêtre Aaron debout en face des lévites rebelles portent la tiare à triple couronne. Dans le récit de l’Évangile, une importance exceptionnelle est attribuée à la vocation des apôtres, dont le pape est l’héritier, et à la remise des clefs, dont il est le dépositaire. La gloire de la papauté, entrevue dans la Bible, annoncée dans l’Evangile, est proclamée, au-dessus des scènes animés et confuses qui se suivent sur les parois, par une assemblée de figures solennelles rangées entre les fenêtres, et debout dans des niches, comme autant de statues. Ces personnages, en qui semblent se continuer les deux Testamens, ce sont les papes martyrs, les papes aux noms grecs, Eleuthère, Eutychius, Télesphore, tous parés de la chape, des gants et de la tiare pour le sacerdoce éternel.

Le sens « pontifical, » qui, dans les fresques de la Sixtine, s’ajoute au sens biblique et évangélique, a sans doute été donné à cette décoration par la volonté du pontife qui l’a commandée. Sixte IV a pu faire traduire par les peintres ses idées de pape théologien, comme il leur a fait exprimer les sentimens de sa dévotion personnelle. Le fondateur de la Sixtine avait voué un culte ardent à la Vierge : il fonda en son honneur les églises de Santa Maria del Popolo, de Santa Maria della Pace, et une magnifique chapelle dans la basilique de Saint-Pierre, qu’il destina à recevoir sa propre sépulture. Sixte IV dédia de même la chapelle du palais apostolique à la Vierge glorieuse, et la consacra solennellement le jour de l’Assomption. Le chroniqueur Sigismondo dei Conti nous montre le pape Sixte abîmé en de longues prières aux pieds d’une image de la Vierge. Sur la fresque qui surmontait l’autel de la Sixtine, comme un retable démesuré. Sixte IV se fit peindre dans l’attitude où le voyaient ses familiers : à genoux devant le groupe des apôtres qui regardent la Vierge montant au ciel parmi le chœur des anges. La fresque a disparu avec les deux compositions qui la surmontaient, Jésus dans sa crèche et Moïse dans son berceau, sous l’avalanche humaine du Jugement dernier ; mais cette Assomption, où figurait Sixte IV, est reproduite dans un dessin de la collection Albertine, à Vienne.

Le pape qui dicta le sujet du tableau d’autel peint à fresque dans la Sixtine ne pouvait rester indifférent à la distribution des grandes scènes qui furent confiées aux peintres. Ancien général des Franciscains, le cardinal Francesco della Rovere a laissé des écrits qui aident à connaître les habitudes d’esprit du pape Sixte IV. Le plus connu de ces écrits, un traité sur le Sang du Christ, qui fut imprimé à Rome en 1472 par Filippo de Lignanime, montre une curiosité tendue vers les combinaisons et les « réussites » des symboles et des figures ; il résume en deux mots frappans, perdus dans un passage obscur, la conception théologique qui devait être l’idée-mère des fresques de la Sixtine : le Christ est un nouveau Moïse, Moses noster Christus.

Le plan spirituel des fresques de la vieille Sixtine a admis des subtilités, des transpositions, des harmonies compliquées et rares, qui supposent l’intervention directe d’un artiste scolastique, habile à composer avec des abstractions une sorte de musique sacrée. Aucune œuvre d’art chrétien n’avait encore représenté la circoncision du fils de Moïse avant que cet épisode oublié ne fût introduit parmi les fresques de la Sixtine, pour y former un accord mystérieux avec le baptême du Christ. Pourtant, le virtuose d’idées qui inventa des thèmes artistiques entièrement nouveaux pour les peintres, et qui n’était autre, sans doute, que le pape en personne, n’a pas tiré tout entier de sa science et de ses livres le programme qui fut imposé aux artistes. Le théologien n’a fait que raffiner sur des conceptions que l’art monumental avait traduites en images, avant le temps de Giotto. Le parallélisme des deux Testamens, les patriarches et les prophètes ancêtres du Christ par la chair et par l’esprit, n’est-ce pas le dogme et l’histoire que les peintres ou les mosaïstes enseignaient aux murs des nefs des basiliques italiennes, et les sculpteurs aux portails des cathédrales françaises ?

A quelques pas de la Sixtine, une sorte d’ébauche de la décoration qui fut donnée à la chapelle du palais pontifical resta visible jusque vers le milieu du xvie siècle dans la plus vénérable basilique de Rome : le long de la nef de Saint-Pierre, des peintures exécutées ou refaites à la fin du IXe siècle opposaient d’un mur à l’autre l’histoire biblique et l’histoire évangélique. Au-dessous des compositions alignées comme une suite de tableaux étaient rangés des médaillons des papes, analogues à ceux qui se sont conservés dans la nef de Saint-Paul hors les murs[4]. La basilique de Saint-Pierre possédait un pavement de marbres multicolores ; devant la confession du prince des Apôtres s’élevait un iconostase composé de colonnes torses que la tradition disait provenir du Temple de Salomon. La Sixtine, elle aussi, eut son tapis de mosaïque et sa cancellata de marbre. Tant de ressemblances ne peuvent laisser un doute sur le lien qui unit, par la continuité des traditions chrétiennes, la basilique constantinienne, restaurée dans le siècle de Charlemagne, et l’édifice élevé au flanc de cette basilique dans les plus brillantes années d’un siècle de jeunesse et de vie nouvelle. En présidant à la décoration sculptée et peinte de sa chapelle, Sixte IV eut sans cesse dans l’esprit, parmi les réminiscences de son érudition de docteur, l’image d’un monument réel et voisin : la basilique de Saint-Pierre


II

L’archaïsme des idées théologiques dont la décoration de la Chapelle Sixtine devait être l’expression monumentale n’a point pesé sur l’imagination des artistes. Les marbriers, qui ont composé la mosaïque du pavement d’après de vieilles traditions d’atelier et de famille, sont les seuls Romains qui travaillèrent dans la chapelle. L’architecte était un Florentin établi à Rome, Giovannino dei Dolci ; mais, ingénieur militaire plutôt qu’artiste, il n’avait pas suivi la voie ouverte aux architectes de palais par Brunelleschi. Lorsqu’il fut appelé à Rome pour élever la chapelle Sixtine, il venait d’achever pour le pape deux forteresses, à Ronciglione et à Cività-Vecchia.

Quant aux œuvres des sculpteurs et des peintres, elles ont toute la fraîcheur et la jeunesse de l’art nouveau dont Florence avait été le berceau. L’iconostase élevé sur le pavement aux combinaisons archaïques n’a gardé du moyen âge que son rôle de barrière dressée devant le sanctuaire. Sur les pilastres élancés montent des rameaux légers et des rinceaux grêles ; les plaques de la balustrade sont ornées de guirlandes et de trophées à l’antique, ou d’enfans nus, soutenant la targe aux armoiries de Sixte IV. Partout au milieu des lauriers et des acanthes classiques intervient le chêne des Della Rovere, représenté tantôt par un arbrisseau héraldique, tantôt par une branche courante, toute garnie de feuilles et de glands. Les motifs mêmes qui ont eu pour modèle l’aiguière sculptée sur un autel romain, le faisceau d’armes d’un arc de triomphe, la Gorgone d’un camée, coiffée de serpens et d’ailes, sont traduits par le sculpteur dans le plus pur toscan. Les candélabres qui surmontent les pilastres ont la richesse légère et joyeuse des meubles de marbre qui sont la parure des églises florentines. Le maître sous les ordres duquel fut ciselée la cancellata de la Sixtine a dessiné encore la tiare et le chêne, au milieu d’ornemens sveltes et magnifiques, sur la tribune aux chanteurs et sur la porte d’entrée. Ce maître n’est point cité dans les registres pontificaux ; mais les fines guirlandes de la cancellata et les putti aux mines étonnées gardent dans leurs lignes et dans leur sourire la signature d’un artiste personnel et charmant. Le sculpteur que Sixte IV employa dans sa chapelle est un Toscan qui travaillait depuis vingt ans pour les papes et les cardinaux et dont la fantaisie gracieuse et mièvre, disciplinée par un impeccable instinct de décorateur, s’est jouée dans la plupart des églises de Rome : c’est l’improvisateur délicieux, celui qui fut dans la famille des marbriers florentins l’enfant gâté, Mino da Fiesole.

A côté du sculpteur fécond, un seul peintre de renom, Melozzo de Forli, se trouvait occupé à Rome lorsqu’en 1480 les murs de la Chapelle Sixtine furent prêts à recevoir des fresques. On ne sait pourquoi Sixte IV n’employa pas à la décoration de sa chapelle l’artiste qui venait de peindre son portrait dans la bibliothèque du Vatican. Le pape manda tout exprès des peintres de Toscane et d’Ombrie. C’est probablement l’architecte florentin de la Sixtine qui servit d’intermédiaire. En sa qualité de commissaire des constructions du palais apostolique, Johannes de Dulcibus, habitator Romæ, passa contrat, le 27 octobre 1481, avec quatre peintres : Cosmo Laurentii Philippi Rosselli, Alexandro Mariani et Domenico Thomasii Corradi de Florentia et Petro Christofori Castri Plebis Perusini. Ces noms latins sont ceux des Florentins Cosimo Rosselli, Alessandro di Mariano, dit Botticelli, Domenico di Tommaso, dit Ghirlandajo, et de Pietro de Castel della Pieve, dit le Pérugin. Deux aides que le notaire pontifical a passé sous silence ont été nommés par Vasari : Cosimo Rosselli avait été suivi par l’élève auquel il servait de père, Piero di Cosimo, et le Pérugin avait amené à sa suite son compatriote Benedetto di Betti, le Pinturicchio. En 1482, un autre Ombrien se joignit au groupe : il s’appelait Luca Signorelli de Cortone. Ce sont là des noms rivaux des plus glorieux. L’humaniste qui célébra l’achèvement de la Chapelle Sixtine put évoquer, sans ridicule, les ombres de Parrhasios, de Zeuxis, de Protogènes et d’Apelles, et les convier à visiter comme des égaux les peintres de Sixte IV[5].

L’ensemble des peintures était achevé avant le 15 août 1483, jour où la chapelle fut consacrée. Sixte IV, si l’on en croit Vasari, avait institué un prix de ce concours sans pareil institué par lui entre des maîtres. Le jour venu où les échafaudages et les toiles furent tombés, Florentins et Ombriens attendirent la visite pontificale, tout en daubant sur l’œuvre du voisin. Tous se trouvèrent d’accord contre Cosimo Rosselli : quelle pauvreté d’invention ! quel triste dessin ! Les lazzi pleuvaient drus sur l’artiste vieilli, quand le pape entra. Sixte IV promena sur les fresques son regard dur, et, dans le grand silence qui s’était fait, il adjugea le prix à Cosimo Rosselli.

L’auteur des Vite, en racontant l’historiette, insinue que le pape s’était laissé attirer par un éclat tout matériel. « Cosimo, écrit le biographe, avait cherché à dissimuler ses défauts en revêtant son ouvrage de fin azur d’outremer et d’autres couleurs vives ; il avait rehaussé les lumières avec beaucoup d’or, si bien qu’il n’y avait draperie, arbre ou nuage qui n’en fût pailleté. »

L’or et les couleurs précieuses brillent encore malgré les injures du temps, sur les trois fresques peintes par Cosimo Rosselli dans la Sixtine : l’histoire des Tables de la Loi, le Sermon sur la montagne et la Cène. L’élève attardé des derniers giottesques, les Neri di Bicci, rapetisse la fresque par l’emploi d’une technique de miniaturiste. Avec les matières coûteuses qu’il recherche, il ne sait pas composer les costumes brillans et les groupes bariolés dont l’étalage fera le prix de l’éblouissant décor tendu par Pinturicchio dans les salles de l’appartement Borgia. La richesse de Cosimo, lourde et marchande, n’a pas le raffinement d’un luxe. Son or moulu et son lapis broyé ne dissimulent pas l’indigence d’une action nulle, d’attitudes monotones, de draperies mesquines, de visages uniformes et de regards vides. Le Moïse armé des Tables de la Loi et le couple dansant devant le Veau d’or ont les mêmes mouvemens gauches et froids ; le Christ et le Judas de la Cène ont la même face ingrate. Si l’anecdote de Vasari n’est pas un conte d’atelier, Sixte IV, en donnant la préférence à Cosimo Rosselli, s’est laissé prendre à de grossières amorces. Faut-il croire que le pape qui fit de sa chapelle le plus riche musée de l’art florentin et ombrien du XVe siècle, ait été un théologien sans intelligence du monde visible et des artistes qui en reproduisent les apparences ? Les noms des peintres appelés à décorer la Sixtine prouvent au moins que Sixte IV fut des premiers à distinguer ceux qui allaient devenir, entre tous leurs contemporains, les maîtres du chœur.

Dans cette réunion d’artistes, Cosimo Rosselli était le seul qui fût arrivé au milieu d’une carrière féconde. Tous les autres sont des hommes jeunes encore ou même des jeunes gens. En 1481, Signorelli atteint la quarantaine ; Botticelli et le Pérugin ont trente-cinq ans ; Ghirlandajo trente-deux ; le Pinturicchio vingt-cinq ; Piero di Cosimo est dans sa dix-huitième année. Les plus mûrs de ces artistes ne sont connus encore que par un petit nombre d’œuvres ; deux d’entre eux font littéralement leurs débuts dans la chapelle du Vatican. Autour d’un maître médiocre et de réputation solide, Sixte IV n’a groupé que des hommes riches de sève et d’avenir.

La jeunesse des peintres a gardé sa liberté au service des dogmes vénérables. La suite des fresques compose un poème sacré : chaque tableau, pris à part, a été, pour le peintre qui l’a peuplé de nombreux personnages, une occasion d’exprimer amplement ses préférences pour telles formes, tels mouvemens. À l’ombre de la théologie qui garde, dans ses fantaisies les plus audacieuses, l’impersonnalité d’une science divine, Florentins et Ombriens ont donné carrière à leur personnalité d’artistes.

Les deux débutans qui avaient suivi à Rome des maîtres déjà renommés ne prennent pas encore dans la Sixtine une physionomie parfaitement distincte. Piero di Cosimo, le cadet du groupe, n’était en 1480 qu’un enfant prodige. Cependant il semble manifester déjà dans la Sixtine sa curiosité pour les ciels tourmentés en en peignant la nuée d’orage qui se déverse en grêle sur le Pharaon et sur son armée.

Pinturicchio, de même que Piero di Cosimo, était un apprenti, lorsqu’il entra dans la chapelle de Sixte IV : il y peignit en grande partie deux des compositions dessinées par le Pérugin : le voyage de Moïse vers l’Egypte et le Baptême du Christ. Le travail de l’assistant se reconnaît, près des figures exécutées par le maître, à des contours plus secs, à un modelé plus dur, à des formes plus grêles. Le jeune peintre de Pérouse ne sait encore déployer ses qualités de coloriste que dans le paysage. Devant un rideau de montagnes ombriennes, aux courbes longues et molles, il étend un coin de plaine, où passe un grand fleuve, le Tibre vu dans la campagne romaine.

La fresque qui représente la Vocation de saint Pierre est la première œuvre capitale du Pérugin qui ait survécu. Avant d’être appelé à Rome par Sixte IV, le maître ombrien avait exécuté une série de tableaux et de peintures murales pour le couvent des Gesuati, situé hors des murs de Florence, et qui fut détruit, avec la plupart des œuvres d’art qu’il contenait, pendant le siège de 1530[6].L’un des tableaux sauvés de ce désastre, le Christ au Jardin des Oliviers, conservé à l’Académie de Florence, a une ressemblance étroite avec la fresque de la Vocation de saint Pierre : le fond est animé par les mêmes figurines sveltes et mobiles, imitées des tableautins nerveux de Fiorenzo di Lorenzo ; les attitudes ont la même simplicité solennelle, les corps la même solidité sculpturale, les visages le même sérieux réfléchi. Sur la paroi mate et rugueuse de la Sixtine, le coloris a presque la même profondeur veloutée que sur le panneau luisant du musée florentin. Le Pérugin ignore encore les airs extatiques et les mines dévotieuses : l’amour dont s’illumine le visage imberbe de saint Jean tourné vers le Christ qui remet les clefs à Pierre est d’un sentiment sincère et ardent.

Signorelli eut en partage, dans la décoration de la Sixtine, deux sujets qui convenaient à sa main vigoureuse. Au-dessus de l’entrée il peignit le Combat des Anges et des Démons sur le corps de Moïse. La fresque a péri, dès le commencement du XVIe siècle, dans l’écroulement du mur qu’elle tapissait. On peut se représenter cette composition perdue comme une ébauche de la fresque d’Orvieto, qui montre, parmi les visions des derniers jours du monde, les guerriers célestes debout dans leur armure, au-dessus du tumulte des hordes infernales. La seule œuvre de Signorelli qui se soit conservée dans la Chapelle Sixtine représente les derniers actes de Moïse et les Hébreux recevant les enseignemens suprêmes de leur législateur. Autour du robuste patriarche, à la barbe longue et drue, est rangé un peuple fier de sa force. Les draperies des femmes laissent deviner de larges flancs et des épaules de guerrières. Aux pieds de Moïse, qui lit son testament, est assis un éphèbe nu et beau comme un Niobide ; dans le même groupe, des jeunes gens en pourpoint ajusté et en chausses collantes cambrent complaisamment leurs torses et leurs reins. Ces êtres superbes n’ont pas encore la raideur athlétique des corps dont Signorelli détaillera plus tard la musculature, comme sur l’écorché. Dans les peintures auxquelles ont travaillé côte à côte le Pérugin et Luca Signorelli, vit une même race d’hommes. La décoration de la chapelle pontificale marque, dans la carrière des deux peintres ombriens, un moment d’éphémère équilibre et comme une halte qui les rapproche, à l’entrée des deux voies opposées où ils vont s’engager, l’un chantant les molles extases et les joies immobiles de la contemplation, l’autre célébrant le triomphe de l’action et de la force virile.

Dans les fresques de la Sixtine, achevées en 1482, les deux grands maîtres florentins ont peint, en traits plus nets et plus forts que les deux grands Ombriens, l’image de leur talent, près d’atteindre sa pleine maturité.

Domenico Ghirlandajo, le fils de l’orfèvre, se montre, dans la fresque de la Vocation des Apôtres, tel qu’il sera dans toute sa vie de travail probe et sûr. L’amour du bon peintre pour la vie quotidienne et son respect du détail familier laissent une place à l’intelligence des sentimens profonds et au souci des ordonnances régulières. Le groupe fraternel de Jean et de Jacques, les Apôtres élus par le Rédempteur, unit deux adorations dans une seule attitude agenouillée. Le Christ, entouré d’un groupe solide et sculptural, évoque le souvenir de Masaccio, le maître qui anima de la vie corporelle les nobles architectures de silhouettes humaines édifiées par Giotto.

Le contraste est violent et brusque entre ces personnages aux faces débonnaires et les créatures agitées de Sandro Botticelli. Le peintre du Magnificat, dont les Médicis avaient déjà distingué le génie bizarre et séduisant, fut chargé de représenter dans la Sixtine des scènes très différentes par la véhémence de l’action. Il peignit successivement un drame des colères célestes : l’histoire des Lévites rebelles ; une cérémonie froide et surannée : le sacrifice du Lépreux guéri ; enfin une suite d’épisodes qui rapprochait dans le même décor un meurtre, celui de l’Égyptien tué par Moïse et une idylle : la rencontre de l’exilé et des deux bergères devant la fontaine de l’oasis.

Le peintre anime toutes ces compositions de mouvemens impétueux et désordonnés. Moïse et l’Egyptien, abattus sur le sol, ne forment qu’une masse hurlante. Des contorsions de possédés secouent les lévites frappés par le dieu vengeur au pied de l’autel : leurs propres encensoirs se retournent contre eux, dardant des flammes aux visages des coupables et se tordant comme des serpens furieux. Le même vent de tempête agite, dans une autre fresque, la foule réunie autour du grand prêtre, qui reçoit simplement de l’acolyte le vase où trempe un rameau d’hysope.

Les êtres inquiets et nerveux qu’a enfantés Botticelli n’ont point la ferme assiette et la raison vigoureuse des hommes campés par Ghirlandajo et par Signorelli. Son Moïse n’a rien de l’exécuteur implacable des arrêts du Très-Haut : il connaît la faiblesse et la pitié. Lorsque le jeune héros verse l’eau du puits aux moutons des filles de Jéthro, il se penche, la tête abandonnée, comme s’il allait tomber aux pieds des bergères. Plus tard, lorsque sa mission l’amène, vieillard à barbe blanche, devant le gouffre entr’ouvert sous les pieds des lévites rebelles, le patriarche succombe sous la puissance divine dont il est l’instrument ; son front s’incline vers la fosse, et tandis que sa main se lève sur les foudroyés, le geste qui doit lancer l’anathème ébauche une bénédiction.

Cette lassitude émue qui accable le chef du peuple d’Israël, dans un jour de combat contre les ennemis de Dieu, est une conception de poète, que, trois siècles après Botticelli, un autre poète tourmenté et douloureux traduira en vers éloquens. Le Moïse créé par le peintre florentin mérite une place, dans l’admiration des hommes, à côté du Moïse de Michel-Ange et du Moïse d’Alfred de Vigny. Etudiée à sa date, en face du vigoureux patriarche peint par Signorelli, la figure du Moïse de Botticelli paraîtra manquer d’énergie virile. En effet, l’artiste qui a conçu cette figure attristée et affaissée était attiré invinciblement vers la mobilité et la fragilité de la grâce féminine. Peintre de Madones entourées d’Anges qui semblent des femmes, il était aussi le peintre de la Judith au corps onduleux et à la démarche dansante. Dans la Sixtine, le roman biblique de Moïse et de la fille de Jéthro offrait à sa fantaisie un chapitre profane de l’Histoire sainte. Botticelli revêtit les bergères de tuniques flottantes ; il suspendit à leurs épaules des écharpes aériennes ; il donna à leurs visages un sourire à la fois craintif et ravi ; il plia leur corps gracile dans des attitudes qui semblent accompagner le rythme d’une musique lente. Le bocage élevé au milieu du désert se métamorphose en asile des nymphes : il eût suffi qu’une autre des sept filles de Jéthro vînt poser ses pieds nus sur le gazon fleuri et unir ses mains longues aux mains de ses deux sœurs, pour que Botticelli eût fait éclore, dans la chapelle du pape, le groupe des Trois Grâces qui accompagneront, sur le tableau destiné à une villa des Médicis, le triomphe de Vénus et de Primavera.


III

Les fresques de la Chapelle Sixtine dans lesquelles un Botticelli et un Signorelli, un Ghirlandajo et un Pérugin ont réalisé leur vision d’une humanité musculeuse ou nerveuse, calme ou agitée, mue par la volonté consciente et rigide ou par le flot incertain des passions, prennent cependant, pour qui le regarde d’ensemble, un air de famille, en qui s’effacent les traits individuels de chaque maître. Florentins et Ombriens ont beau concevoir chacun à sa manière, et parfois avec une originalité qui saisit, le type et l’action des personnages traditionnels, drapés à l’antique : ils se trouvent d’accord pour donner dans leurs fresques le moins de place possible à ces personnages ; ils enveloppent l’histoire biblique ou évangélique et l’étouffent dans une foule de comparses qui se ressemblent, d’une fresque à l’autre, parce qu’ils portent le costume du XVe siècle et qu’ils sont des portraits de contemporains.

Cette foule se masse dans les coins des compositions et regarde placidement Moïse ou le Christ qui enseignent, bénissent ou maudissent, à quelques pas des curieux, sur le même sol, devant les mêmes horizons de montagnes. On dirait d’un mystère dont les tréteaux seraient envahis par les spectateurs. Quelques personnages, impassibles comme ceux qui composent le gros du public, se mêlent familièrement à la suite du patriarche ou du Rédempteur ; ils se tiennent debout au milieu même du tableau, sans donner aucun signe d’étonnement ou de respect.

Moïse, dans le moment tragique où il assiste à la perte de Pharaon et de toute son armée, n’est point entouré d’Hébreux : le législateur d’Israël est flanqué d’un cardinal en cappa magna, d’un jeune guerrier en cuirasse noire, d’un homme vêtu de noir, avec un bonnet florentin ; ces privilégiés tiennent à distance le peuple sauvé par Dieu. De même un personnage en costume du XVe siècle montre sa tête de bourgeois italien, coiffée du berretto noir, entre le Christ qui bénit, au bord du lac de Tibériade, les apôtres agenouillés, et le disciple à longue barbe qui a, sous son ample manteau, la dignité d’un prophète peint par Giotto. Dans cette assemblée bigarrée et indifférente, dont les têtes se comptent par douzaines, toutes les conditions semblent représentées et tous les âges.

Quels ont été, dans leur vie éteinte depuis quatre siècles, ces hommes qui se trouvent admis à perpétuité dans la plus auguste chapelle du monde chrétien et qui y conserveront, tant que le Vatican sera debout, le costume et le visage qu’ils avaient en l’an de grâce 1482 ? Seules des traditions orales très flottantes se conservèrent jusqu’au milieu du XVIe siècle autour des portraits de la Sixtine.

Le 15 mars 1586, Fulvio Orsini écrivait en ces termes à un ami qui lui avait demandé un portrait du fameux helléniste Théodore Gaza : « Je me souviens d’avoir entendu raconter par le cardinal de Sant’Agnolo que le pape Paul III lui avait autrefois montré dans la chapelle de Sixte IV les grands tableaux où étaient représentés Bessarion et cinq des Grecs, ses compagnons, entre autres l’Argyropoulos, Gaza et Sipontino. Gaza avait le chapeau sur la tête. »

Que ne donnerait pas un historien d’aujourd’hui pour recueillir quelques phrases de cette conversation dans laquelle Alexandre Farnèse évoquait, sous la voûte que Michel-Ange avait couverte de ses géans, les morts qu’il avait connus pour la plupart pleins de santé et de gloire, alors qu’il était l’élève de l’humaniste Pomponio Leto ! Malheureusement les paroles de Paul III ne sont parvenues que plus de trente ans après la mort du pape au curieux qui les a rapportées.

Pour les figures des contemporains de Sixte IV conservées dans la chapelle Sixtine, il n’existe aucun répertoire analogue à celui que Luca Landucci a composé pour les portraits réunis dans le chœur de Santa Maria Novella, et qui permet de désigner un par un, dans le nombre des personnages peints par Ghirlandajo, les Médicis, les Tornabuoni et leurs plus illustres familiers.

Dans les fresques de la Sixtine, les seuls portraits sous lesquels il soit possible de mettre un nom sont ceux des personnages dont il s’est conservé, en dehors de la Sixtine, des effigies authentiques, ou qui se trouvent caractérisés par un signe ou un attribut.

Parmi les hommes qui ont été placés auprès de Moïse et du Christ par les peintres florentins et ombriens, il est naturel de chercher d’abord ces peintres eux-mêmes. Les artistes du XVe siècle s’amusaient volontiers à emprisonner leur propre image dans ces miroirs de la vie contemporaine qui étaient leurs fresques et leurs panneaux. A la fin de la chevauchée des Médicis, représentés dans la chapelle de leur palais de Florence comme les rois d’Orient en marche vers Bethléem, un cavalier à la figure naïve et bonne s’est désigné par cette signature écrite en capitales sur son bonnet : Opus Benotii. Ce cavalier est l’élève de Fra Angelico, Benozzo Gozzoli.

Ghirlandajo a peint son portrait de trois quarts dans les deux églises florentines de Santa Trinità et de Santa Maria Novella : au milieu de la foule qui encombre la fresque de la Vocation des Apôtres, aucun visage ne reproduit les traits du peintre florentin. Peut être Ghirlandajo avait-il placé sa propre image dans une autre fresque de la Sixtine, l’Ascension du Christ, qui a péri dès le commencement du XVe siècle.

Divers portraits de peintres se laissent reconnaître dans les fresques conservées. Cosimo Rosselli se montre vêtu de noir, parmi les auditeurs du Sermon sur la montagne, tel qu’il s’est représenté à Florence, dans l’église de Sant’Ambrogio. La figure osseuse et bilieuse de Botticelli, qui a trouvé place dans la superbe Adoration des Mages de Santa Maria Novella (aujourd’hui au Musée des Offices), à côté du portrait de Julien de Médicis, la victime des Pazzi, reparaît dans le groupe confus des hommes qui se pressent autour du sacrilège amené devant Moïse. La large face du Pérugin, encadrée dans une chevelure crépue, triomphe, éclatante de vie, à côté du radieux visage de saint Jean, debout derrière saint Pierre qui reçoit les clefs de la main du Christ. Près du peintre, un homme âgé, vêtu magnifiquement d’une simarre de velours à fleurs et portant au cou une épaisse chaîne d’or, tient le compas des architectes : ce personnage est, selon toute vraisemblance, le Florentin Giovannino dei Dolci, constructeur de la chapelle et surintendant des travaux de décoration.

Dans la chapelle bâtie par Sixte IV, les peintres devaient être appelés à faire une large place aux parens de ce pape, qui gâta sa renommée de théologien savant et de franciscain austère par un népotisme impudent.

Le visage carré d’un vieillard, debout au premier rang des spectateurs groupés dans la fresque de la Vocation des Apôtres, a les traits de l’effigie mortuaire de Girolamo Basso della Rovere, le beau-frère du pape, dont le tombeau fut érigé dans l’église de sa famille, Santa Maria del Popolo. Les traits énergiques de Girolamo Riario, neveu de Sixte IV et capitaine de l’Etat pontifical, sont connus par un retable conservé à Forli et par une des fresques de Botticelli dans la chapelle Sixtine. Le capitaine, vêtu de velours noir, est placé derrière l’acolyte qui présente au grand prêtre le bassin et le rameau d’hysope pour le sacrifice des lépreux : tête nue, il tient le long bâton de commandement que Donatello a mis dans la droite du Colleone. Un autre guerrier, couvert d’une armure complète et le casque en tête, a pris place devant Moïse ; il est vu de dos et sa tête, tournée dans la direction de la Mer-Rouge, montre le profil de faucon des Malatesta de Rimini. Ce guerrier n’est autre, en effet, que Roberto Malatesta : général vénitien au service de Sixte IV, il gagna une bataille sur l’armée napolitaine à Campo-Morto, et, peu de jours après sa victoire, mourut à Rome de la fièvre. Le pape, reconnaissant, fit élever à son défenseur un tombeau dans la basilique de Saint-Pierre. Le bas-relief de ce tombeau, qui est passé au Musée du Louvre, porte un cavalier armé de toutes pièces, dont le profil est celui que Piero di Cosimo a dessiné dans une fresque de la Sixtine.

Après les hommes de guerre, quelques-uns des humanistes groupés autour de la cour pontificale peuvent être reconnus. Derrière le gouffre qui engloutit Cora, Dathan et Abiram, un homme grave et tout de noir vêtu, qu’accompagne un adolescent, paraît être Pomponio Leto, le savant qui ressuscitait, dans la ville des papes, quelques rites antiques et qui s’entourait d’une cohorte à demi païenne, dont il se disait le Pontifex maximus. Entre les humanistes, ceux qui se laissent le plus sûrement reconnaître sont les Grecs émigrés, dont Paul III désignait les portraits à l’un de ses cardinaux. Tandis que les Italiens ont le visage soigneusement rasé, les Grecs continuent de porter, à la mode orientale, les moustaches et la barbe longue. Bessarion, le défenseur de Platon, était mort depuis dix ans lorsque la décoration de la Sixtine fut entreprise. Pourtant son image fut placée comme le portrait d’un vivant au milieu de la fresque qui représente le Passage de la Mer-Rouge. C’est Bessarion qui porte la pourpre cardinalice à côté de Moïse : à l’hermine de la cappa se mêle cette barbe longue et soyeuse qui coûta peut-être au grand prêtre de l’hellénisme chrétien la tiare pontificale. Après la mort de Nicolas V, le nom de Bessarion réunissait des partisans, lorsque le cardinal français Alain de Taillebourg invoqua contre le cardinal grec les canons qui interdisaient le port de la barbe aux prêtres de l’Eglise romaine.

Tandis que l’apôtre des doctrines platoniciennes figure dans l’histoire de Moïse, le champion d’Aristote, Georges de Trébizonde, a trouvé place dans l’un des groupes qui se suivent sur la paroi opposée. Sa tête basanée aux moustaches de janissaire se détache énergiquement au milieu de l’assemblée bourgeoise que Cosimo Rosselli a rangée sur la montagne où le Christ prononce le sermon des Béatitudes.

Dans la fresque voisine, celle de la Vocation des Apôtres, un Grec, dont la barbe blanche fait ressortir la face rougeaude, porte un chapeau noir. Faut-il reconnaître à ce signe Théodore Gaza, en rappelant le mot de Paul III, cité par Fulvio Orsini ? En vérité, le portrait de Gaza, gravé dans les Éloges de Paul Jove, n’a aucune ressemblance avec le bonhomme au chapeau noir peint par Ghirlandajo dans la Chapelle Sixtine. Ce personnage rubicond rappelle bien plutôt le portrait que le même Paul Jove a publié d’Argyropoulos, l’érudit gourmand qui mourut, dit-on, trois ans après la consécration de la Sixtine, d’une indigestion de melon.

A Rome, Florentins et Ombriens avaient trouvé des compatriotes, qu’ils firent poser devant eux : dans la fresque de la Vocation des Apôtres, Ghirlandajo a introduit toute une députation de la colonie florentine, à la tête de laquelle on croit reconnaître, au milieu de beaux enfans bouclés, le vieux banquier Giovanni Tornabuoni.

La confrontation des peintures de la Sixtine avec les fresques de Florence et les gravures exécutées d’après la collection de Paul Jove permet de reformer une petite galerie de portraits authentiques. Ces portraits sont au nombre d’une douzaine, sans plus. Plus de deux cents portraits ont été exécutés dans la Sixtine, sous lesquels on essaiera en vain d’écrire un nom que les historiens se trouvent d’accord pour accepter. Un jeune cardinal, à figure douce et ronde, que Botticelli a placé près de Raffaele Riario, capitaine de l’Eglise, reste un inconnu. Les nombreux officiers pontificaux, parés de leurs chaînes d’or, sont des fonctionnaires anonymes. Aucun des portraits de femmes, rares et charmans, qui se mêlent à la foule des portraits d’hommes, ne peut être reconnu. L’immortalité que les peintres de Sixte IV ont donnée à cette foule de disparus n’est point, pour la plupart d’entre eux, une immortalité personnelle. Peu importent ces noms, dont beaucoup, sans doute, étaient obscurs avant de s’effacer tout à fait dans la nuit. Ce qu’il faut retenir, comme le signe d’un temps, c’est la conception qu’avaient de l’art chrétien ces artistes qui ouvraient largement l’histoire de Moïse et du Christ au flot de la vie contemporaine, et voyaient dans une scène sacrée un prétexte à réaliser leur rêve de beauté profane et une occasion de peindre un honnête lot de portraits.

Aucune des fresques de Florence, de Prato ou de Pise, dans lesquelles les peintres des Médicis, Lippi, Gozzoli ou Ghirlandajo, ont mêlé aux scènes sacrées les groupes fastueux et graves de leurs protecteurs et de leurs amis, ne réunit une telle foule de figurans. La chapelle où ont travaillé les jeunes maîtres ombriens et florentins qui étaient déjà les chefs du chœur, résume, dans la longue file des portraits alignés sur ses parois, les aspirations de l’Italie du XVe siècle.

Ces gens qui coudoient le Christ ou Moïse ne sont ni des donateurs, ni des dévots : ils ne s’agenouillent ni ne prient. Ils ne regardent pas même les personnages drapés à l’antique qui font à côté d’eux les gestes évocateurs des paroles saintes et des actions divines. Tous, dignitaires en simarre ou cavaliers en chausses de soie, cardinaux revêtus de la pourpre ou marchands habillés de noir, guerriers au regard d’acier ou enfans aux yeux étonnés, ne sont là que pour poser debout et pour regarder droit. Au-dessus deux, le ciel des paysages est traversé par des oiseaux qui se poursuivent. Les assistans rangés au premier plan sont aussi inutiles et aussi indifférens à l’action que ces oiseaux. Groupés devant les rochers et les collines, ils composent à la scène sacrée un décor vivant ; avec leurs costumes variés, ils font partie de cette nature chatoyante et animée, qui fait oublier aux artistes la foi et la pensée même. Par leur seule présence, ils formulent le mot d’ordre qui était alors celui des artistes : indifférence du sujet ; amour de la vie. Ils proclament, sans y penser, le principe d’orgueil qui donnait aux hommes de la Renaissance l’ambition de faire place en tout lieu à leur volonté et à leur personne, l’audace de renverser la barrière des traditions religieuses, comme les principes du droit des gens, et d’installer leur image dans un sanctuaire, comme ils eussent, à l’occasion, imposé leur tyrannie dans une ville subjuguée.


IV

Le pape Sixte IV s’était fait représenter tout le premier dans sa chapelle : le Pérugin l’avait peint au-dessus de l’autel, parmi les apôtres qui contemplaient l’Assomption de la Vierge. Seul entre les vivans groupés aux murs de la Sixtine, le pape était agenouillé, dans l’attitude du donateur en adoration. L’image de Sixte IV a disparu sous le Jugement dernier de Michel-Ange. Mais dans les fresques conservées, trois compositions rappellent, par des allusions savantes, la mémoire du pape, ses bonnes œuvres et les grandes actions de son règne.

Le transfert d’une scène biblique, le Sacrifice du lépreux guéri, sur la paroi consacrée à l’histoire évangélique et l’importance donnée à un chapitre du rituel, exposé au premier plan du tableau où les épisodes de la Tentation du Christ sont relégués sur des cimes lointaines, n’ont pu s’expliquer par le sens théologique des images hétéroclites réunies dans le même cadre. Le mot de l’énigme est donné par l’édifice, au sommet duquel le diable montre à Jésus les royaumes de la terre. Cet édifice n’est point une imitation de quelque ruine antique : avec son fronton bas et ses sveltes pilastres, il reproduit fidèlement la façade de l’église de Santo Spirito, élevée près du Vatican, et qui faisait partie d’un hôpital fondé par Sixte IV. Le monument aide à comprendre la signification attribuée par les courtisans du pape à la scène liturgique représentée par Botticelli. Le lépreux guéri fait penser aux malades soignés dans l’hôpital de Santo Spirito ; le grand prêtre ceint de la tiare à triple couronne qui offre le sacrifice est le représentant du pape, remerciant Dieu pour la guérison des pauvres recueillis par ses soins. Si cette composition se trouve introduite dans la série des scènes évangéliques, c’est que, dans la décoration de la Sixtine, elle se trouvait ainsi exactement placée en face du trône du pape, adossé à la paroi sur laquelle étaient peintes les fresques de l’histoire de Moïse. Sixte IV, chaque fois qu’il s’asseyait sur son trône, avait devant les yeux une image qui le glorifiait dans sa munificence et dans sa charité.

En dehors de cette fresque, dont le sujet et la place n’ont pu être choisis que par un habile courtisan, deux séries d’épisodes de la vie de Moïse, auxquelles un développement exceptionnel a été attribué, devaient rappeler au pape, dans la chapelle de son palais, les épisodes les plus mémorables de sa vie pontificale.

Un tableau tout entier est consacré aux vengeances divines exercées par l’intermédiaire de Moïse sur les sacrilèges et sur les prêtres rebelles. Or Sixte IV avait connu des révoltes pareilles à celle qui s’éleva contre le grand prêtre Aaron. En 1479, un prêtre de Mayence, Johann Burchard, avait prêché le retour à l’Evangile, et attaqué les pèlerinages et les indulgences avec une audace qui semblait préluder à la rébellion de Luther. En 1482, au moment où les peintres florentins et ombriens dressaient leurs échafauds dans la chapelle du Vatican, l’archevêque slave de Carinthie, André Zamométich, dont Sixte IV n’avait point satisfait les ambitions, déclara la guerre au pape, lui reprocha ses actes de simonie et en appela au Concile contre le « fils du diable. » Il trouva un allié tout prêt dans le roi de France. Sans l’intervention de l’empereur, écrit un annaliste, l’Eglise était menacée d’un schisme : Nisi enim auctoritas imperatoris intervenisset, maximum in Ecclesia schisma subortum fuisset. Le grand inquisiteur d’Allemagne, le dominicain Heinrich Justitoris, parvint à décapiter l’hydre. Dans ses mémoires adressés aux évêques, il avait rappelé les noms maudits de Dathan et d’Abiram. L’histoire des lévites rebelles et de leur punition fut peinte dans la Sixtine à la fois comme un exemple de la protection assurée par Dieu à ceux qu’il investit de son autorité sur son peuple et comme un ex-voto monumental de la victoire du pape sur son audacieux adversaire.

Dans cette même année 1482, Sixte IV avait remporté une autre victoire, non plus en brandissant les foudres de l’Eglise, mais en recourant à la force des armes. Au moment où le schisme devenait menaçant, une coalition belliqueuse s’était formée contre l’Etat pontifical. L’Italie se trouvait divisée en deux camps : dans l’un le pape et Venise ; dans l’autre la République florentine et le royaume de Sicile, le duc de Milan, le duc d’Urbin. Les barons romains étaient les premiers ennemis du souverain enfermé dans l’enceinte du Vatican. Les Colonna secondèrent Alphonse, duc de Calabre, le fils et l’héritier du roi de Naples, qui envahit la campagne de Rome avec une nombreuse armée, La bataille s’engagea le 21 août, entre Veffetri et Nettuno, à Gampo-Morto. Après une journée de lutte acharnée, la victoire resta au capitaine pontifical, Roberto Malatesta.

L’une des fresques de la Sixtine rappelle encore cette bataille. De même qu’un tableau tout entier expose le châtiment des lévites, un autre tableau met en scène l’anéantissement de l’armée commandée par le Pharaon. Pour trouver place aux murs de la Sixtine, ce tableau a rompu violemment le parallélisme théologique des histoires de Moïse et du Christ. Roberto Malatesta, le général vainqueur, est placé à deux pas du patriarche qui conduit Israël. L’allusion est précisée par un détail curieux. Dans les représentations ordinaires du Passage de la Mer-Rouge, l’écroulement des murailles d’eau sur les cavaliers égyptiens ne s’accompagne pas d’une tempête. Dans la fresque de la Sixtine, la pluie et la grêle font rage sur les flots agités. Or, dans la journée de Campo-Morto, c’est un orage qui avait, dit-on, décidé de la bataille, en empêchant les Napolitains, fortement retranchés, de recharger leurs bombardes.

Les peintures commencées dans l’année 1482 rappellent, en les agrandissant aux proportions des souvenirs bibliques, les événemens de cette année, qui fut dans le pontificat de Sixte IV la plus agitée et la plus glorieuse. Tandis que la vie contemporaine remplit les fresques, au point de noyer les scènes sacrées, l’histoire contemporaine se glisse dans les épisodes de l’histoire biblique, sous le couvert d’allusions qui n’échappaient à aucun familier du Vatican. Dans le cycle de peintures qui chantait, en un chœur solennel, la grandeur de la papauté préparée par les fondateurs de l’ancienne Loi et de la nouvelle Alliance, un accompagnement en sourdine célébrait le nom du pape qui tenait alors les clefs de saint Pierre. Le poème théologique devient, en trois de ses chants, une épopée historique propice aux applications contemporaines. Moïse, dans le Passage de la Mer-Rouge, n’est pas la « figure » du Christ : il est l’image anticipée de Sixte IV, un Enée annonçant un Auguste.

Ce système d’allusions, inauguré dans un ensemble de peintures qui représente l’art du XVe siècle dans la plénitude de sa vitalité insolente et profane, prépare directement les créations de l’art qui, trente ans après la consécration de la Sixtine, célébrera dans un appartement du Vatican le pape dont le nom domine la Renaissance. Lorsque Jules II commandera à Raphaël cette fresque de l’Héliodore, qui représentait, dans sa pensée, la retraite des Français et l’expulsion des « Barbares, » il se souvenait de deux fresques de la vie de Moïse, peintes par Botticelli et par Piero de Cosimo pour son oncle Sixte IV.


E. BERTAUX.

  1. On peut recommander comme une lecture attrayante, autant que comme un guide original, le volume de M. Steinmann, intitulé Rom in der Renaissance, dont la seconde édition vient de paraître (Berühmte Kunststädte, Leipzig, Seemann, 1902).
  2. Die Sixtinische Kapelle, t. Ier, Munich, F. Bruckmann ; 1 vol. in-4o et un album in-f°.
  3. Cette balustrade s’appuyait autrefois à la tribune des chanteurs, ménagée dans le mur, au milieu du vaisseau ; elle a été reportée, vers 1575, plus près de l’entrée, à la place où elle se trouve encore.
  4. Ces derniers médaillons ont été repeints à neuf, après l’incendie de 1813.
  5.  ::« Nunc sua Parrasius contemnere lintea posset
    Cumque viris Zeuxis cederet ipse suis.
    Si nunc Prothogenes, si nunc remearet Apelles,
    Artifices cuperent, Sixte, videre tuos.
    Talia pontificem tantum monumenta decebant,
    Sic decuit magnos, Sixte, habitare deos. »
  6. L’importance historique des peintures exécutées par le Pérugin pour les Gesuati de Florence a été pour la première fois mise en lumière par M. l’abbé Broussolle, dans un livre savant et charmant, la Jeunesse du Pérugin et les origines de l’École Ombrienne, Paris, 1901, Oudin.