La Chasse au roi/14

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XIV

OÙ IL EST PARLÉ D’UNE COMÉDIE ET COMME QUOI AVANT LA LOI DU DIVORCE UN COQUIN POUVAIT DÉJÀ SE MARIER DOUZE FOIS.


À cette déclaration qui lui montrait une ennemie dans cette femme que le régent de France semblait distinguer, le Hollandais ne cacha point son dépit. Sa joue en devint plus jaune, ses paupières molles et longues s’abaissèrent sur ses yeux.

— Mauvaise histoire ! grommela-t-il.

M. le marquis de Romorantin-Gadoche, tout pâle encore de la sévère blessure qu’il avait reçue à l’auberge du Lion d’Or, mais plus joli garçon que jamais, le regardait avec son imperturbable sourire.

— Et pensez-vous, demanda Boër, que cette diablesse de femme ait beaucoup d’influence ?

Le marquis se frotta les mains.

— Mein herr, dit-il, vous avez tout l’esprit de France et de Navarre dans votre cerveau des Pays-Bas !

Quelque chose qui ressemblait à un sourire errait autour de la laide bouche du Hollandais.

— Y a-t-il longtemps que tu ne t’es marié, ami Gadoche ? demanda-t-il tout à coup d’un air matois.

— Je ne vois pas l’à propos de cette question, mein herr.

— Si, moi… le régent est un peu comme toi, mon coquin !

— Ah ! bravo ! Je vous dis que vous en êtes pétri !

— D’esprit ? expliqua lui-même mein herr Boër. C’est mon opinion. J’ajoute que le régent en a beaucoup ; c’est un drôle de corps. Il sépare nettement la politique de la folie. Vous vouliez m’effrayer, ami Gadoche.

— Je voulais deux mille louis, mein herr, pour une petite invention qui m’appartient.

— Peste ! deux mille louis d’un coup !

— Plus les frais de mise en scène, car il s’agit d’une comédie. Vous savez que j’ai été comédien ?

— Oui, comédien sifflé. Combien les frais de mise en scène ?…

— Carte blanche à ce sujet, s’il vous plaît ! Avez-vous confiance en moi, oui ou non ?

La figure du Hollandais était à peindre. Piètre Gadoche atteignit une très belle montre qu’il avait et la consulta.

— Déjà onze heures ! se dit-il à lui-même. J’ai rendez-vous à midi en l’église Saint-Eustache. Il faut nous entendre vite et bien, mein herr, car je n’ai pas de longs discours à dépenser. Je dois vous avouer, entre parenthèses, que je songe sérieusement à quitter mon commerce pour vivre en gentilhomme. Il faut que jeunesse ait une fin. Avant qu’il soit un mois, je pense me marier définitivement : un parti splendide, et j’ai l’honneur de vous inviter à mes noces. Mylord ambassadeur signera aussi au contrat, et si la chose se fait à Londres, le roi Georges lui-même. Je ne vous en dis pas davantage : ma comédie vaut bien cela ! c’est un chef-d’œuvre. Pour le moment, voici notre situation : Sa Seigneurie le comte Stair vous a mis dans la main cent bonnes milles livres sterling, il y a un mois et pour ces deux millions cinq cent mille francs, il n’y a encore rien de fait. Je dis : rien !

— Patience ! patience ! voulut répliquer Boër.

— Mylord ambassadeur commence à en manquer. À votre actif, vous avez, il est vrai, la bonne volonté du régent, mais ce n’est pas vous qui l’avez gagnée, et la complaisance de Dubois, mais elle est du fait de Satan. Vous n’avez rien fait, rien ! À votre passif, vous avez la faveur naissante de la Cavalière, et un article que vous ne connaissez pas, que vous ne soupçonnez pas ; c’est la générosité de l’esprit public en France…

— Bah ! bah ! bah ! bah ! fit par quatre fois mein herr Boër. La générosité !…

— Il n’y a point de bah ! À l’heure qu’il est, Paris et la France se moquent de Jacques Stuart comme du grand Mogol ; mais il y a du roman, du roman intéressant dans ce jeune homme, qui s’en va tout seul reconquérir sa couronne. En France, nous aimons le roman. Le nom du chevalier de Saint-Georges fait très bien et sent sa table ronde. S’il reste deux semaines à Paris, on parlera de lui, le régent, qui n’est pas très Français, mais qui sait son français sur le bout du doigt, n’osera plus, c’est moi qui vous le dis !

— Le régent n’a rien à oser ! s’écria Roboam

— Mettons Dubois à la place du régent. Le régent est un prince, après tout, et ne peut être le complice de Roboam Boër !

— Maître Gadoche ! menaça le Hollandais. Vous perdez le respect !

— Je continue. Le hasard qui, sous la forme d’une balle, aurait fracassé le crâne de Stuart, là-bas, à la Font-de-Farges, n’aurait produit juste que le bruit d’un coup de mousquet. Aujourd’hui ce hasard aurait déjà l’éclat du canon, demain ce sera l’explosion d’une mine.

— Ta, ta, ta, ta ! gronda lentement Roobam, qui avait déjà l’air pensif.

— Vous réfléchissez, mein herr, et vous faites bien. Songez que la Cavalière va faire fureur ; elle est adorablement belle ; elle a nom d’une femme qui était poète, qui était reine, et que la France, ce chevalier errant aux vingt millions de têtes, idolâtre sur son échafaud ! Le régent qui n’est pas votre complice, aurait pu, à toute force, ne point entendre le bruit lointain et sourd de l’assassinat…

— La paix, morbleu ! cria Boër, qui donna du poing contre la table.

— De l’accident, si vous voulez ; mais le régent ne pourra manquer d’entendre le coup de canon ou l’explosion de la mine. Il est Anglais, soit, mais c’est sous sa veste. Pour gouverner la France, il fera montre d’un cœur français par-dessus son pourpoint, dût-il l’acheter au marché ! Prenez garde !

Roboam Boër tourmenta ses cheveux plats d’une main convulsive.

— Ma conclusion est ceci, continua Piètre Gadoche : quand même vous pourriez mettre la main sur le chevalier de Saint-Georges à Paris, et vous ne le pouvez pas, puisque les gens de M. d’Argenson y ont perdu leur latin tout aussi bien que mes hommes à moi, vous resteriez impuissant contre lui. Il est gardé par l’opinion qui commence à murmurer, par la mode qui naît, par l’engouement qui va poindre. Les gens de M. d’Argenson eux-mêmes l’auraient reconduit poliment sur le chemin de Bar-le-Duc, et voilà tout. Ce n’est pas pour cela que le roi George paye un million sterling à lord Stair. Il faut, mein herr Roboam, que nous nous entendions ensemble aujourd’hui ou que j’aille m’entendre demain avec mylord ambassadeur. J’ai dit.

Boër garda un instant le silence ; la colère luttait en lui contre l’inquiétude. Il murmura enfin avec un gros soupir :

— Il me semble que vous m’avez demandé deux mille louis, monsieur Gadoche ?

— Pour l’instant, oui, j’ai parlé de cette modeste somme, répondit le marquis.

— Et pour plus tard ?

— Moitié partout, mein herr. Voilà ce qui est juste.

Le Hollandais sauta du coup sur son fauteuil. Il dit pourtant :

— Que proposez-vous pour cela ?

— Ma comédie.

— Voyons votre comédie, soupira Roboam.

— Elle est double, mein herr, et a deux objets également indispensables ; tirer le chevalier de Saint-Georges de Paris, où il est à la fois introuvable et invulnérable, et le conduire en un lieu précis, choisi, préparé, où son dessein de gagner l’Angleterre puisse sauter aux yeux de la police française et excuser un… un… trouvez donc le mot !

— Un malheur, acheva honnêtement le Hollandais.

— Un malheur, c’est cela. Pour le premier objet, je m’en charge ; c’est mon idée et mon secret. Quant au second, c’est le moment de vous apprendre pourquoi je vous ai prié de refuser à Mme la comtesse le brevet de la poste de Nonancourt.

— Pour cette femme, je me souviens…

— Hélène Olivat. Vous l’avez refusé parce que vous vouliez me le garder.

— À vous ? Le brevet ? Pourquoi ?

— Pour une belle et forte fille que j’ai dû épouser à Bar-le-Duc, ces temps derniers…

— Et qui a nom…

— Hélène Olivat.

— La même ? s’écria Boër étonné.

— La même.

— Alors, quel intérêt ?…

— C’est la comédie. L’aurais-je ? J’entends le brevet ?

— Vous l’aurez ce soir.

— Alors demain notre premier acte sera joué, et après-demain la mine, redevenue simple coup de pistolet, éclatera dans ce trou de Nonancourt, où personne ne prendra souci de l’entendre. Comptez les deux mille louis, s’il vous plaît, et inscrivez bien dans votre mémoire ce nom de Nonancourt, qui vaut pour nous des millions.

Roboam ouvrit un tiroir de son bureau. Le marquis de Romorantin-Gadoche tira de nouveau sa belle montre et la consulta.

— Onze heures et demie ! dit-il. Faisons vite ! La noce va attendre !

Roboam comptait. Deux mille ! dit-il enfin en refermant son tiroir avec bruit. Voilà une comédie qui coûte cher !

Gadoche fit disparaître les piles de louis dans les poches de son élégant habit avec une rapidité prestigieuse. Il prit sa canne et son chapeau.

— Je n’ai plus que dix minutes ! dit-il après avoir jeté un regard à la pendule. Je serai en retard. Un dernier mot, mein herr Boër : je vous donne rendez-vous demain, à Saint-Germain-en-Laye, où sera Jacques Stuart, en train de faire ses adieux à sa mère. Après demain, je vous donne rendez-vous à Nonancourt, pour jouer la grande partie. Songez au brevet. Au plaisir de vous revoir !

Dans le mouvement qu’il fit pour éloigner son siège, afin de gagner la porte, son bras gauche qu’il avait jusqu’alors gardé immobile, agit légèrement. Il laissa échapper un cri et devint pâle comme un marbre. Il ne s’arrêta point cependant, et Boër put l’entendre qui descendait lestement les escaliers.

Mein herr Boër, resté seul, traça quelques chiffres sur le papier et dit :

— Ci, quatre mille louis à la charge de mylord. Il faut bien que j’aie ma part de la mise en scène ! moitié partout !

Le carrosse de l’opulent Hollandais l’attendait tout attelé dans la cour de l’hôtel. M. le marquis de Romorantin s’y jeta sans façon, et cria :

— Fouette cocher, à Saint-Eustache !

À la sacristie de Saint-Eustache, précisément, il y avait une noce bourgeoise qui attendait. Personne n’aurait eu besoin de demander le nom du marié, car, Dieu merci, la famille de la mariée se plaignait de lui sur tous les tons : M. Delatouche ne venait pas ! M. Delatouche était en retard ! Un homme si comme il faut d’ordinaire ! C’était à penser qu’un malheur était arrivé à M. Delatouche !

Le père vous avait un air piqué, la mère pinçait sa bouche rubiconde, et l’on pouvait voir, en vérité, des larmes dans les pauvres yeux de la demoiselle haute en couleur, qui était l’épousée de M. Delatouche.

Que pouvait faire M. Delatouche ? On l’avait vu le matin même ! M. Delatouche avait promis d’être bien exact. Où était-il ? L’aiguille allait marquer midi au cadran de toutes les montres incessamment consultées ; chacun interrogeait l’horizon, M. Delatouche ne se montrait pas !

Les cousins, les amis, envoyés à la découverte descendirent le perron et s’éparpillèrent dans les rues, demandant à tous les échos ce coupable M. Delatouche. Il y en eut qui allèrent jusqu’à la place des Victoires, d’autres descendirent au marché des Innocents.

Tout à coup, comme le premier coup de midi sonnait à l’horloge de Saint-Eustache, un carrosse superbement attelé s’arrêta sur le parvis. M. Delatouche ! C’était M. Delatouche !

Il descendit du carrosse, toujours leste, toujours souriant, et, certes, personne n’eut le courage de lui reprocher son retard.

— Retourne à l’hôtel, coquin, dit-il au cocher de mein herr Boër. Tu as failli me faire manquer mon bonheur d’une minute !

C’était donc, notre ami Piètre Gadoche, qui était M. Delatouche !

Il entra, salua, sourit, et tout le monde d’être content. Ce qu’il dit pour s’excuser, l’histoire ne le rapporte pas ; mais le beau-père et la belle-mère et l’épousée ne se sentaient pas de joie d’avoir enfin récupéré leur M. Delatouche.

L’autel s’alluma, les cloches sonnèrent, la foule curieuse s’assembla, et Gadoche accomplit bel et bien son douzième hymen, sans sourciller, comme un gaillard qui en a bien vu d’autres. Il dîna même et copieusement ; bien plus, il alla toucher la dot chez le notaire. Après quoi les détails manquent.

La chose certaine, c’est que le lendemain, on attendait encore M. Delatouche, et que cette fois on l’attendit longtemps.