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La Chatte (Colette)/05

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La Chatte (1933)
Ferenczi (réimpression LGF) (p. 65-72).
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V

Vinrent juin et les plus longs jours, ses ciels nocturnes sans mystère, dont une lueur attardée au couchant, une autre lueur levante sur l’Est de Paris, soulevaient les bords. Mais juin n’est cruel qu’aux citadins sans voiture, encadrés étroitement de pierre chaude, qu’à l’homme serré contre l’homme. Autour du Quart-de-Brie, un air sans cesse agité tourmentait les stores jaunes, traversait la chambre triangulaire, et le studio butait contre la proue du bâtiment et desséchait les petites haies de troènes en caisses sur les terrasses. Les promenades quotidiennes aidant, Alain et Camille vivaient doucement, assagis et ensommeillés par la chaleur et la volupté.

« Pourquoi est-ce que je la nommais une jeune fille indomptée ? » se demandait Alain étonné. Camille jurait moins en voiture, perdait quelques âpretés de langage, et aussi son appétit des « boîtes » où chantent les jeunes femmes tziganes à naseaux de cavales.

Elle mangeait et dormait longtemps, ouvrait très grands ses yeux adoucis, se détachait de vingt projets d’été, et s’intéressait aux « travaux » qu’elle visitait chaque jour. Il lui arrivait de s’attarder longuement dans le jardin de Neuilly, où Alain, au sortir de l’ombreuse maison Amparat fils et Cie, rue des Petits-Champs, la retrouvait oisive, prête à prolonger l’après-midi, prête à rouler sur les routes chaudes.

Alors, il s’assombrissait. Il l’écoutait donner des ordres aux peintres chanteurs, aux électriciens distants. Elle l’interrogeait, d’une manière générale et péremptoire, comme si elle quittait par devoir, et dès qu’il était là, sa nouvelle douceur…

— Ça va, les affaires ? La crise s’annonce toujours ? Tu leur en loges, aux princes de la couture, du foulard à pois ?

Elle ne respectait même pas le vieil Émile, qu’elle secouait jusqu’à en faire choir des formules empreintes d’une imbécillité pythique.

— Qu’est-ce que vous en pensez, Émile, de notre cagibi ? Vous n’aurez jamais vu la maison si belle ?

Le vieux valet murmurait, entre ses favoris, des réponses comme lui sans fond ni couleur.

— Ça ne se reconnaît plus… On m’aurait dit, autrefois, que ce serait une maison par petits compartiments… Il y a de la différence… On sera bien les uns chez les autres, c’est très gai…

Ou bien il versait goutte à goutte, sur Alain, des bénédictions sourdement éclairées d’un sens hostile.

— La jeune dame de M. Alain prend bien bonne mine. Et elle a bonne voix aussi. On l’entend de chez nos voisins tant qu’elle parle bien. Une voix à ne pas la disputer, ah ! mais… La jeune dame dit bien ce qu’elle veut dire. Elle a prétendu au jardinier que le massif de silènes et de myosotis faisait cucu… J’en ris encore.

Et il levait vers le ciel pur un œil pâle, couleur d’huître grise, qui n’avait jamais ri. Alain non plus ne riait pas. Saha le rendait soucieux. Elle maigrissait, et semblait abandonner un espoir, qui sans doute était l’espoir de revoir Alain chaque jour, et seul. Elle ne s’enfuyait plus lorsque Camille arrivait. Mais elle n’escortait pas Alain jusqu’à la grille, et elle le regardait, lorsqu’il s’asseyait près d’elle, avec une profonde et amère sagesse. « Son regard de petit chat derrière les barreaux, le même, le même regard… » Il l’appelait tout bas : « Saha… Saha… » en soufflant très fort les h. Mais elle ne bondissait pas, ni ne couchait les oreilles, et il y avait bien des jours qu’elle n’avait crié son éclatant : « Me-rrraing ! » ni les « Mouek-mouek-mouek » de la bonne humeur et de la convoitise.

Un jour qu’ils avaient été, Camille et lui, convoqués à Neuilly pour constater que la nouvelle baignoire-piscine, carrée, épaisse, énorme, effondrait le terrasson qui la portait, il entendit sa femme soupirer :

— Ça n’en finira jamais !

— Mais, dit-il surpris, je croyais que tu aimais mieux, en somme, le Quart-de-Brie, ses cormorans et ses pétrels…

— Oui… Mais tout de même… Et puis c’est ta maison, ici, ta vraie maison… Notre maison…

Elle s’appuyait à son bras, un peu molle, incertaine exceptionnellement. Le blanc bleuté de ses yeux, presque aussi bleu que sa claire robe d’été, l’arrangement parfait et superflu de sa joue, de sa bouche et de ses paupières, ne le touchèrent pas.

Pourtant il lui sembla qu’elle le consultait sans parler, pour la première fois. « Camille ici avec moi… Déjà ! Camille en pyjama sous les arceaux de roses… » Un des rosiers les plus anciens portait, à hauteur de visage, son fardeau de roses décolorées sitôt qu’épanouies, dont l’odeur orientale régnait, le soir, jusqu’au perron. « Camille en peignoir éponge, sous la charmille d’ormes… » Valait-il pas mieux, à tout prendre, la cantonner encore dans le petit belvédère du Quart-de-Brie ? « Pas ici, pas ici — pas encore… »

Le soir de juin, gorgé de lumière, tardait à pencher du côté de la nuit. Des verres vides, sur un guéridon de paille, retenaient les gros bourdons roux, mais sous les arbres, sauf sous les pins, s’élargissait une zone d’humidité impalpable, une promesse de fraîcheur. Ni les géraniums rosats qui prodiguaient leur méridional parfum, ni les pavots de feu ne souffraient du rude été commençant. « Pas ici, pas ici… », martelait Alain au rythme de son pas. Il cherchait Saha et ne voulait pas l’appeler à pleine voix, il la rencontra couchée sur le petit mur bas qui étayait une butte bleue, couverte de lobélias. Elle dormait ou paraissait dormir, roulée en turban. « En turban ? À cette heure et par ce temps ? C’est une posture d’hiver, le sommeil en turban… »

— Saha chérie !

Elle ne tressaillit pas quand il la prit et l’éleva en l’air, et elle ouvrait des yeux caves, très beaux, presque indifférents.

— Mon Dieu, que tu es légère ! Mais tu es malade, mon petit puma !

Il l’emporta, rejoignit en courant sa mère et Camille.

— Mais, maman, Saha est malade ! Elle a mauvais poil, elle ne pèse rien, et vous ne me le dites pas !

— C’est qu’elle ne mange guère, dit Mme Amparat. Elle ne veut pas manger.

— Elle ne mange pas, et quoi encore ?

Il berçait la chatte contre sa poitrine et Saha s’abandonnait, le souffle court et les narines sèches. Les yeux de Mme Amparat, sous ses grosses frisures blanches, passèrent intelligemment sur Camille.

— Et puis rien, dit-elle.

— Elle s’ennuie de toi, dit Camille. C’est ta chatte, n’est-ce pas ?

Il crut qu’elle se moquait et releva la tête avec défi. Mais Camille n’avait pas changé de visage et considérait curieusement Saha, qui sous sa main referma les yeux.

— Touche ses oreilles, dit brusquement Alain, elles sont brûlantes.

Il ne réfléchit qu’un instant.

— Bon. Je l’emmène. Maman, faites-moi donner son panier, voulez-vous ? Et un sac de sable pour le plat. Pour le reste, nous avons tout ce qu’il faut. Vous comprenez que je ne veux absolument pas… Cette chatte croit que…

Il s’interrompit et se tourna tardivement vers sa femme.

— Ça ne te gêne pas, Camille, que je prenne Saha en attendant que nous revenions ici ?

— Quelle question !… Mais où comptes-tu l’installer la nuit ? ajouta-t-elle, si naïvement qu’Alain rougit à cause de la présence de sa mère, et qu’il répondit d’un ton sec :

— Elle choisira.

Ils partirent en petit cortège, Alain portant Saha muette dans son panier de voyage. Le vieil Émile pliait sous le sac plein de sable, et Camille fermait la marche, responsable d’un vieux plaid en kasha effrangé qu’Alain appelait le Kashasaha.