La Chaumière africaine/Chapitre 7

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CHAPITRE VII.

Après une tempête des plus affreuses, le Canot où se trouve la famille Picard veut encore faire route pour le Sénégal. — Cruelle alternative où se trouvent les passagers de ce Canot. — On se décide enfin à atteindre la côte. — Description du débarquement. — Transports des naufragés.


Dans la matinée du 7 juillet, nous revîmes la terre du désert, quoique nous en fussions très-éloignés. Les matelots murmurant de nouveau, demandèrent à y descendre, espérant pouvoir y trouver quelques herbages bons à manger, et de l’eau plus potable que celle de la mer. Comme nous craignions les Maures, on s’opposa à leur demande. Cependant M. Lapérère leur proposa de les conduire jusqu’auprès des premiers brisans qui bordaient la côte et que là, ceux qui avaient envie d’aller au désert se jetteraient à la nage pour gagner la terre. Il s’en trouva onze, qui acceptèrent la proposition ; mais quand nous fûmes arrivés auprès des premières vagues aucun d’eux n’eut le courage de traverser à la nage quatre montagnes d’eau qui se succédaient jusqu’au rivage. Nos matelots reprirent donc leurs places et leurs rames, et promirent d’être plus tranquilles. Peu de temps après, on vit en faisant la troisième distribution depuis notre départ de la Méduse, qu’il ne nous restait plus que quatre pintes d’eau et une demi-douzaine de biscuits. Quel parti prendre dans cette cruelle position ? nous désirions tous aller à terre, mais il y avait beaucoup de dangers à courir. Cependant nous allions nous décider à aborder, lorsqu’il nous semble voir une caravane de Maures sur la côte. Nous nous éloignâmes alors un peu au large, Suivant le calcul de l’officier qui nous commandait, nous devions arriver le lendemain au Sénégal. Trompés par ce faux calcul, nous préférâmes tous souffrir encore un jour, plutôt que de nous exposer à être pris par les Maures du désert, ou à périr dans les brisans. Il ne nous revenait plus à chacun qu’un petit demi-verre d’eau, et le septième d’un biscuit. Exposés comme nous l’étions à tous les feux d’un soleil qui dardait ses rayons perpendiculairement sur nos têtes, cette ration quoique très-faible, aurait pu nous être d’un grand soulagement, mais la distribution ne devait s’en faire que le lendemain. Il fallut donc encore essayer de boire l’onde amère, bien qu’elle ne fût guère propre à nous désaltérer. Oserai-je le dire ! la soif avait tellement dessèché nos poumons, qu’il y eut des matelots qui burent de leur urine, après l’avoir fait refroidir dans l’eau de la mer. Nos forces diminuaient à chaque instant ; et ce n’était que l’espoir d’arriver le jour suivant à la colonie qui soutenait notre frêle existence. Mes jeunes frères et sœurs pleuraient sans cesse en demandant à boire ; la petite Laure, âgée de six ans, était couchée mourante aux pieds de sa mère ; ses cris douloureux émurent tellement les entrailles de mon malheureux père, qu’il fut sur le point de s’ouvrir une veine pour essayer de calmer la soif qui dévorait son enfant ; mais une personne prudente s’opposa à ce dessein, en lui faisant observer que tout son sang ne pourrait pas prolonger d’une minute la vie de ses enfans.

La fraîcheur de la nuit nous procura un peu de soulagement. Nous mouillâmes tout près de la côte ; et quoique mourant de faim chacun dormit d’un sommeil assez tranquille. Le lendemain 8 juillet, dès le point du jour, nous reprîmes la route du Sénégal. Peu de temps après, le vent tomba tout à fait et nous eûmes un calme plat. On essaya d’aller à la rame, mais les forces étaient épuisées. Une quatrième et dernière distribution fut faite, et en un clin d’œil nos dernières ressources furent consommées. Nous étions quarante-deux personnes qui venions de faire un repas avec six biscuits et environ quatre pintes d’eau ; il ne nous restait plus aucune espèce de provisions. Le moment était donc venu de se décider, ou à périr dans les parages qui défendaient l’approche du désert, ou à mourir de faim en continuant notre route. La majorité préféra ce dernier genre de supplice. Sur-le-champ nous nous remîmes en route, en agitant péniblement nos rames. On distinguait sur le rivage plusieurs grandes dunes de sable blanc, et quelques arbrisseaux. Nous naviguions ainsi en longeant la côte et en gardant un morne silence, lorsque tout-coup un matelot s’écria : Voilà des Maures ! En effet, nous vîmes parmi les buttes du rivage plusieurs individus qui marchaient à grands pas, et que nous prîmes pour des Arabes du désert. Comme nous étions assez près de la côte, nous nous en éloignâmes aussitôt, craignant que ces prétendus Maures ou Arabes ne se jetassent à la nage pour nous arrêter. Quelques heures après, nous découvrîmes sur une petite éminence plusieurs hommes qui paraissaient nous faire des signaux. Nous les examinâmes avec attention et bientôt nous les reconnûmes pour être de nos compagnons d’infortune. On leur répondit en attachant un mouchoir blanc à l’extrémité de notre mât. Dès lors, nous prîmes tous la résolution d’aller à terre, au risque de périr dans les brisans qui étaient très-forts vers le rivage, quoique la mer fût calme. En nous approchant de la côte nous vîmes un endroit où les flots paraissaient moins s’élever qu’ailleurs. Nous essayâmes de l’atteindre, dans l’espoir que nous pourrions plus facilement y aborder. À peine nous dirigions-nous de ce côté, que nous apperçûmes une grande troupe de gens arrêtés auprès d’un petit bois environné de plusieurs collines de sable assez élevées. Nous les reconnûmes pour être les passagers des canots qui, comme le nôtre, étaient privés de vivres.

Cependant nous approchions du rivage, et déjà les lames écumantes qui s’y brisaient, nous remplissaient d’épouvante. Chaque flot qui venait de la pleine mer, chaque lame qui s’engageait sous notre Canot, le fesaient sauter en l’air ; de sorte que nous étions tantôt précipités de la poupe à la proue, et tantôt jetés de la proue à la poupe. Alors, si notre pilote venait à manquer la lame, nous étions presqu’entièrement submergés. Dans cette position, les vagues devaient nous jeter à terre, ou nous devions être noyés dans les flots. La direction de notre Canot fut remise au vieux pilote qui nous avait déjà si heureusement tirés des dangers de la tempête. Aussitôt il fit jeter à la mer le mât, les voiles et tout ce qui pouvait embarrasser les manœuvres. Quand nous abordâmes les premiers brisans, plusieurs des autres naufragés qui se trouvaient sur la côte, coururent se cacher derrière les dunes, pour ne pas nous voir périr ; d’autres nous faisaient signe de ne point aborder dans cet endroit ; ceux-ci se cachaient les yeux avec leurs mains ; ceux-là enfin méprisant le danger, s’étaient précipités dans les vagues pour nous recevoir dans leurs bras. Nous vîmes alors un spectacle qui nous fit frémir. Nous avions déjà franchi deux rangs de brisans ; mais ceux qu’il nous restait à franchir poussaient leur écume blanchissante à une hauteur prodigieuse, puis venant à s’affaisser avec un bruit rauque et affreux, ils couvraient une grande partie du rivage ; notre Canot, tantôt fort haut, tantôt englouti entre deux lames, semble toucher au moment de sa perte : froissé, heurté, poussé de tous côtés, il tourne sur lui-même et refuse d’obéir aux bras affaiblis qui le dirigent. Au même instant, une forte lame venant du large se présente à notre poupe ; le Canot plonge, disparaît, et nous sommes au milieu des vagues et des flots. Nos matelots auxquels la présence du danger a redonné des forces, réunissent leurs efforts en formant des sons lugubres ; notre barque gémit, les rames se brisent, on se croit à terre, mais on est engravé ; le Canot est sur son côté : une dernière lame fond sur nous avec toute l’impétuosité d’un torrent : nous avons de l’eau jusqu’au col ; l’écume amère nous suffoque ; on jette le grapin ; les matelots se précipitent dans les vagues ; ils reçoivent les enfans dans leurs bras ; ils reviennent au Canot, nous chargent sur leur dos, et je me trouve déposée sur le sable à côté de ma belle-mère et de mes jeunes frères et sœurs, presque mourans. Tout le monde est sur la plage, excepté mon père et quelques matelots ; il arrive enfin ce bon père, pour mêler ses larmes à celles de sa famille et de ses amis.

Aussitôt nos cœurs attendris se réuniront pour adresser des actions de grâces à Dieu. Pour moi, j’élevai mes mains vers le ciel, et je restai quelque temps immobile sur le rivage. Chacun s’empressa aussi de témoigner sa reconnaissance à notre vieux pilote qui, après Dieu, pouvait à juste titre être appelé notre sauveur. M. Dumège, chirurgien attaché à la marine, lui donna une superbe montre en or, seul objet qu’il eût sauvé de la Méduse.

Que le lecteur veuille bien maintenant se rappeler tous les périls auxquels nous avons été exposés en nous rendant des débris de la Frégate à la côte du désert, tout ce que nous avons souffert pendant ces quatre jours de navigation, et il aura peut-être une juste idée des diverses sensations que nous dûmes éprouver en abordant dans cette terre étrangère et sauvage. Sans doute que la joie que nous ressentions d’avoir échappé comme par miracle à la fureur des flots était grande ; mais combien elle était tempérée par le sentiment de notre horrible situation ! Sans eau, sans vivres, et la plupart de nous presque nus, pouvions-nous ne pas être saisis de frayeur en pensant aux obstacles que nous avions à surmonter, aux fatigues, aux privations, aux peines et aux souffrances que nous avions à supporter, aux dangers de toute espèce que nous allions courir dans l’immense et affreux désert qu’il nous fallait traverser pour arriver à notre destination ? Divine providence ! c’est en toi seule que je mis mon espoir.