La Chronique de France, 1902/Chapitre X

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Imprimerie A. Lanier (p. 243-270).

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LES SPORTS EN FRANCE

La diffusion des exercices physiques, parmi les Français, s’est accomplie avec une grande rapidité. Le mouvement remonte à seize ans à peine, et il a déjà profondément modifié la physionomie des jeunes générations. À l’exception des travailleurs ruraux qui y demeurent encore réfractaires, son action s’est appesantie sur tout l’ensemble de la société, depuis la plus haute aristocratie jusqu’aux derniers rangs de la classe ouvrière. Ce mouvement, il est vrai, ne faisait que restaurer d’anciennes traditions ; le peuple Français avait été jadis un peuple extrêmement sportif, mais il ne s’en souvenait plus, et l’on pouvait craindre qu’à cet égard l’influence héréditaire du passé ne se fût évanouie en même temps que le souvenir des prouesses accomplies. À voir la spontanéité avec laquelle le goût des exercices physiques a repris sa place dans la civilisation nationale, il semble, au contraire, que les vieux instincts aient survécu et qu’il n’y ait eu qu’à les réveiller.

Un passé sportif.

Dans une remarquable étude sur la France pendant la guerre de Cent Ans, M. Siméon Luce, membre de l’Institut, avait déjà donné de curieux détails sur les jeux populaires auxquels se livraient à cette époque nos provinciaux de l’Ouest. D’autre part, M. Léon Gautier, professeur à l’École des Chartes, avait consacré une portion de son bel ouvrage sur la Chevalerie à décrire l’éducation physique du futur chevalier. M. Jusserand, notre nouvel ambassadeur aux États-Unis, a repris ce sujet et l’a traité, directement cette fois, dans son livre sur les Sports et Jeux d’exercice dans l’ancienne France. Désormais, la critique est bien documentée sur ce passé athlétique qu’elle ignorait totalement, il y a seulement trente ans. Elle connaît ces magnifiques parties de soule qui, l’après-midi du dimanche, mettaient aux prises les gars d’un village avec ceux du village voisin, ou bien, dans une même localité, les célibataires avec les hommes mariés : parties auxquelles le clergé ne dédaignait pas de prendre part à l’occasion, et qui dégénéraient parfois en mêlées homériques. Sous une forme un peu rustaude et dépourvue d’art, il est impossible de ne pas reconnaître dans la soule le point de départ du football Rugby, tel qu’il est pratiqué de nos jours ; l’un et l’autre jeu, du reste, ont passionné, à un égal degré, les jeunes hommes qui s’y adonnaient. Il n’était pas rare, jadis, de voir des seigneurs, des paysans et de simples soldats réunis dans la même équipe et, sans nul doute, l’enthousiasme qui les incitait à s’associer de la sorte aida puissamment au développement des institutions et, surtout, de l’esprit sagement démocratique qui marquèrent le règne de Charles v. Plus tard vint la paume, dont le roi et les nobles tentèrent en vain de se réserver le monopole : ni lois ni règlements ne purent empêcher le peuple de s’en éprendre et un voyageur Anglais, parcourant notre pays, fut amené à exprimer sa stupéfaction de ce que les Français prissent tant d’intérêt aux exercices du corps ; il fit le dénombrement des salles de paume, s’émerveillant de les trouver toujours remplies et contrastant cet état de choses avec celui tout inverse qu’il avait observé dans son propre pays. Quant aux tournois, s’ils ont fleuri en Italie, en Espagne, et surtout en Allemagne, il est probable que le goût n’en déborda point jusque parmi la classe inférieure ; en France, au contraire, le tournoi frappa l’imagination populaire au point de lancer l’un contre l’autre des cavaliers sans écus montés sur de misérables rosses et qu’actionnait l’ivresse sportive de la lutte à qui sera le plus fort ou le plus habile.

Aux approches de la révolution, il ne restait plus rien de ces mœurs viriles : l’effort de la race tendait depuis longtemps déjà à se dépenser en idées et en projets de réorganisation politique ou sociale. Loin de provoquer un élan vers le développement voulu et systématique des forces musculaires, les guerres de la première république et du premier empire engendrèrent chez l’individu une sorte de dépression corporelle et une excitation plus grande du cerveau. On aurait difficilement pu faire agréer à la jeunesse de la Restauration et du règne de Louis-Philippe le dogme du perfectionnement humain par la gymnastique et l’athlétisme : le colonel Amoros en donna, à Paris, une démonstration probante, puisque l’ardeur de ses convictions ne parvint pas à assurer le succès de son entreprise. Il est à remarquer qu’à la même époque, Arnold et ses disciples avaient à lutter, en Angleterre, contre une opinion et des habitudes routinières, qu’aux États-Unis la mode était, pour les jeunes gens, de mépriser le mouvement physique et de s’adonner à l’éloquence, à la poésie, aux longs cheveux et aux mélancolies de l’estomac, qu’en Allemagne, enfin, le mouvement déterminé par Jahn s’était trouvé arrêté et compromis dès 1819, les créateurs des turnvereins ayant été rendus responsables de l’assassinat de Kotzebue, commis par un de leurs disciples. L’heure ne semblait avoir sonné nulle part d’une renaissance athlétique. À partir de 1860, pourtant, le mouvement Allemand reprend avec intensité, l’Angleterre est conquise et la rude secousse de la guerre de Sécession détermine l’adhésion des États-Unis ; la France continue de demeurer rebelle. Les désastres de 1870 y provoquent l’institution de nombreuses sociétés de gymnastique et d’instruction militaire, mais ni les classes dirigeantes, ni les milieux pédagogiques, n’en sont influencés. C’est vers 1887, seulement, que des initiatives successives auront raison de plus de cent cinquante ans d’apathie sportive. Nous n’avons pas la prétention de dresser un historique détaillé ou de fournir une statistique précise des fondations qui en ont résulté, mais seulement d’esquisser le caractère que revêt, dans la France actuelle, chaque forme d’exercice.

La Gymnastique.

Il n’y a pas, à proprement parler, de « gymnastique Française ». On a donné ce nom à un système hybride où l’influence Allemande a, d’abord, dominé avec les exercices de force, où l’influence Suédoise s’est ensuite infiltrée avec les exercices d’assouplissement. Après avoir multiplié les engins, on a cherché à en proscrire l’usage. La méthode trouvera, assurément, son équilibre à un point également éloigné des deux extrêmes, conformément au génie Français qui répugne aux exagérations, dans l’ordre matériel et tangible, sinon dans l’ordre politique et moral. Déjà le lieutenant-colonel Dérué a fait appliquer dans l’armée les principes d’un système qu’il nomme « rationnel », et M. de Coubertin a jeté les bases du système dit « utilitaire », lequel tient compte des résultats à atteindre et des nécessités de la vie plutôt que des théories purement scientifiques. La gymnastique militaire a son centre, en France, à l’École de Joinville-le-Pont, près de Vincennes ; elle est, en outre, pratiquée très assidûment par les sociétés de gymnastique, extrêmement nombreuses, répandues sur tout le territoire et jusqu’en Algérie, et dont beaucoup sont puissantes et prospères. La fête fédérale organisée chaque année par l’Union des sociétés de gymnastique a lieu tour à tour dans chacune des grandes villes de France et il est de tradition qu’elle soit honorée de la présence du président de la république. C’est une solennité importante et qui réunit des centaines de gymnastes choisis naturellement parmi les meilleurs. On y remarque en général leur bon entraînement ; ils se montrent à la fois agiles et vigoureux, ardents et endurants. La gymnastique que l’on pourrait appeler « civile » est moins florissante. Les gymnases privés, dans les villes, sont peu fréquentés ou bien le sont d’une manière molle et irrégulière. Quant aux professeurs de gymnastique chargés par le gouvernement d’enseigner dans les écoles et les collèges, ils n’ont pas su rendre leur enseignement intéressant ; ce n’est pas tout à fait leur faute d’ailleurs. Les entraves suscitées (jusqu’ici du moins ; les choses commencent à changer) par les habitudes routinières des parents et de l’administration n’étaient point faites pour réveiller le zèle des élèves. Les professeurs réclament depuis longtemps l’institution d’une école normale de gymnastique qui soit pour les civils ce que Joinville est pour les militaires ; ils demandent qu’on leur fasse passer des examens et qu’on leur délivre des diplômes de façon que leur niveau se trouve rehaussé et leur recrutement assuré dans des conditions dignes de la mission qu’ils ont à remplir. Cette question n’a encore été que l’objet de discussions préliminaires ; il serait temps qu’on lui donnât une solution pratique.

L’escrime et le duel.

L’escrime est probablement le sport le plus répandu en France et celui qui répond le mieux au tempérament national ; s’il est possible de déterminer ses qualités physiologiques et psychologiques, nous dirons que c’est un sport nerveux, galant, rapide, cérébral et chevaleresque et, par là, on reconnaîtra qu’il est de nature à plaire aux Français et à leur permettre d’y exceller. C’est une chose digne de remarque que la faible vogue dont il jouit parmi les militaires. Jusqu’à ces dernières années, il était presque exclusivement pratiqué dans les salles d’armes civiles. Les efforts de la Société d’encouragement de l’escrime ont abouti à grouper un certain nombre d’officiers qui, devenus enthousiastes d’un exercice trop longtemps délaissé dans l’armée, s’en sont faits les apôtres auprès de leurs camarades. Ce groupe toutefois est encore plus important par le zèle que par le nombre et, dans beaucoup de régiments, la salle d’armes demeure peu fréquentée ; au contraire, la moindre petite ville possède une salle d’armes civile ; à Paris, elles sont légion sans parler des cinq ou six grands cercles d’escrime où l’on ferraille de 3 à 7 et de 10 à midi chaque jour, depuis octobre jusqu’à mai. Des assauts sensationnels auxquels prennent part de plus en plus volontiers les maîtres Italiens (l’école Italienne est la seule qui puisse rivaliser avec l’école Française) entretiennent dans le public le goût et l’habitude des spectacles d’escrime.

Il va sans dire qu’une telle diffusion ne peut s’opérer sans que le sport qui en est l’objet n’en soit profondément modifié. L’escrime au fleuret, exercice aristocratique, tout en finesses et en recherches, art d’élégance et de plastique, subsiste ; mais ceux qui sont plus pressés de faire assaut ou moins désireux d’y atteindre la perfection préfèrent l’épée ; l’escrime à l’épée a aujourd’hui énormément d’adhérents ; la forme la plus usuelle que revêtent les assauts à l’épée est ce qu’on nomme la poule. Le sort attribue un numéro à chacun des tireurs en présence et fixe l’ordre dans lequel ils doivent se rencontrer. Chaque passe d’armes cesse au premier touché. Le vainqueur définitif est en conséquence celui qui compte le plus de touchés à son actif et le moins à son passif. L’escrime à l’épée visant à être une représentation du duel, on peut toucher l’adversaire en tout endroit du corps ; dans l’escrime au fleuret, on ne compte que les coups touchés en pleine poitrine et les coups doubles s’annulent l’un l’autre ; le fleuret est une escrime de convention et l’épée une escrime de réalité.

On ne saurait dire que l’accoutumance à tenir l’épée ait exercé d’influence sur l’usage du duel en France. Les duels n’en ont été ni plus fréquents ni moins sérieux. Peut-être a t-on le droit de dire que les résultats sont moins livrés au hasard et que les issues tragiques ou les blessures graves sont devenues plus rares. L’escrimeur n’apprend pas seulement à parer, c’est-à-dire à se défendre, chose qu’ignore le novice ; il apprend encore à attaquer sans trop s’exposer, à limiter par conséquent et à raisonner ses attaques. Le duel entre escrimeurs sera toujours moins dangereux que le duel entre hommes dépourvus de l’habitude des armes. Quant au point d’honneur, il ne dépend pas de la vogue plus ou moins grande du sport ; il a ses racines ailleurs et son évolution se rattache à celle de la conscience et de la mentalité de la race.

Une troisième arme compte en France un noyau de fervents adeptes. C’est le sabre. Le jeu Français de sabre n’est pas encore très caractérisé ; il parait tenir le milieu entre le jeu italien et le jeu Hongrois. Naturellement le sabre — et surtout le sabre à cheval, ne sera jamais aussi répandu que les autres formes d’escrime parmi lesquelles il faut citer encore la canne et le bâton qui ne se pratiquent pas, en général, dans les salles d’armes mais dans les gymnases et dans les salles de boxe ; la canne et le bâton sont considérés, on ne sait trop pourquoi, comme des compléments de la boxe.

Boxe Française.

La boxe est l’art de se défendre sans armes ; avec ses poings, disent les Anglais — avec ses poings et ses pieds disent les Français. Et pourquoi pas ? Toute question d’esthétisme et de « noblesse » doit être écartée ; car on ne voit pas la raison pour laquelle un coup de poing serait plus noble qu’un coup de pied et la seule chose à considérer, du moment qu’il s’agit de défense personnelle, c’est l’efficacité de la méthode. Là-dessus, on n’est point d’accord. Dans un assaut, tandis que les spectateurs profanes se rangent en général du côté de la boxe Française qui les amuse davantage et comporte bien plus de variétés et de ressources, les connaisseurs préfèrent la boxe Anglaise qui leur paraît plus certaine d’atteindre au résultat cherché. La vérité, c’est que la boxe Française achève à peine de se former et qu’elle n’a point réalisé sa figure définitive. La vulgaire « savate » ne comportait que la série des coups de pied habituels aux rôdeurs des rues ; à un moment, il avait été de mode, parmi les gens du monde, de se les faire enseigner par quelques professionnels. La boxe Française est autre chose ; elle emprunte à la boxe Anglaise ses procédés et ses principes et fait du coup de poing la base du combat, mais elle prétend y ajouter l’emploi judicieux du coup de pied lequel, s’il en est fait usage sobrement et à propos, peut utilement tenir l’adversaire à distance, le paralyser et le dérouter. La boxe Française est, d’ailleurs, un exercice supérieur au point de vue de l’entraînement général ; elle fait acquérir à tous les membres un équilibre et une souplesse remarquables. Enfin, les rencontres y sont soumises à des règles plus courtoises et moins brutales que celles qui régissent les assauts de boxe Anglaise.

Bien que se pratiquant toujours avec des gants rembourrés, la boxe fait peur aux mères de famille et on n’a pas osé encore la laisser s’introduire dans les collèges. Par contre, les jeunes hommes commencent à s’en éprendre. Nous possédons désormais d’excellents maîtres qui font faire à ce sport des progrès incessants ; les deux fameux champions, Charlemont et Castérès sont les meilleurs boxeurs que la France ait produits ; leur émulation concourt puissamment à développer parmi la jeunesse Française le goût de la boxe.

Plus récemment, la lutte est descendue des tréteaux de foires auxquels elle se confinait et a fait parmi les amateurs quelques conquêtes. Il est encore trop tôt pour prédire l’avenir de cette forme d’exercice.

Sur l’eau.

La retentissante victoire remportée il y a onze ans, par une équipe à huit rameurs de l’Union des Sociétés Françaises de sports athlétiques sur une équipe du London Rowing Club a montré à quel point les rameurs Français avaient progressé depuis l’époque déjà lointaine où Alphonse Karr mit à la mode le « canotage » en Seine. Quand bien même, depuis 1892, les équipes qui ont participé à diverses reprises aux régates de Henley n’ont pu parvenir à y faire triompher les couleurs tricolores, le sport de l’aviron n’est pas en décadence de ce côté de la Manche. Mais ses progrès se trouvent sans cesse compromis par les querelles intestines des sociétés et la désunion absolue qui règne entre elles. Les rameurs Français n’ont pu encore arriver à se mettre d’accord sur une définition précise de l’amateur et pourtant on peut l’affirmer, l’esprit d’amateurisme les domine très exclusivement. Mais l’aviron est un exercice coûteux et il se trouve que, par une anomalie persistante, il demeure confiné parmi les jeunes gens les moins fortunés. Composées en majeure partie de petits employés et parfois même de travailleurs manuels, les sociétés ont peu de ressources ; pour qu’elles puissent prendre part aux régates, il faut que celles-ci soient dotées de prix en espèces ; à peine si quelques sociétés Parisiennes ont pu adopter l’amateurisme à l’Anglaise et s’y tenir ; les autres ne l’ont même pas tenté. Il n’y a pas d’autre solution à cette longue crise que le développement du rowing parmi les classes aisées ; plusieurs tentatives faites dans ce but ont échoué mais étant donné la diffusion du sport dans toute la nation, un tel résultat ne peut manquer de se produire un jour ou l’autre.

Le yachting qui est beaucoup moins ancien en France que le rowing, a progressé bien plus rapidement. Les régates de Dieppe, du Havre, de Boulogne et celles de Cannes en hiver ne donneraient point cependant une juste impression de l’état de choses actuel si on en voulait juger d’après le nombre et l’importance des engagements. Beaucoup de Français sont d’enragés yachtsmen qui ne se soucient nullement de concourir dans une régate et ne tiennent même pas à y assister. Quant aux grands yachts à vapeur, plusieurs de ceux qui battent pavillon Français figurent parmi les plus beaux qui existent. Le yachting en rivière s’est également développé par la fondation du Cercle de la voile de Paris. En un mot la marine de plaisance représente chez nous un très important tonnage, le plus fort probablement après celui de l’Angleterre.

La natation, complément indispensable des sports nautiques, n’a pas suivi une marche parallèle ; de tous les exercices c’est celui dans lequel les Français sont le moins experts (nous ne parlons pas bien entendu du patinage et des sports de neige qu’ils ne peuvent pratiquer qu’occasionnellement). Non seulement aucun effort n’a été fait pour élever dans les villes des piscines scolaires, mais il n’existe pas à Paris de piscine de luxe pour les particuliers et celles qui ont été créées n’ont pas réussi. Les populations côtières elles-mêmes pratiquent médiocrement la natation ; les rares concours institués par certaines municipalités ont groupé peu d’adhérents et le jeu de water-polo n’a pas chance d’entrer de sitôt dans les mœurs.

Chasseurs et tireurs.

C’est une question de savoir si, tout compte fait, il n’y a pas en France, chaque été, plus de chasseurs que de pièces de gibier. La chasse passionne le Français en raison inverse de la petitesse du domaine dont il dispose et de la rareté du gibier qui s’y trouve ; le chasseur Français est un être passablement ridicule ; les romanciers ont exercé leur verve à ses dépens : ils l’ont représenté empêtré et blagueur, bruyant et maladroit. Ces qualificatifs ne sont pas surannés ; la France évidemment est de moins en moins, un pays de chasse ; les gens très riches arrivent à force d’élevage, d’argent, de clôtures et de procès, à pouvoir offrir à des invités de choix cinq ou six luxueuses battues par automne ; il serait curieux d’établir le prix de revient d’un de leurs perdreaux ou de leurs faisans. Le président de la république a moins de soucis, car les chasses officielles qui lui sont réservées et dont il fait les honneurs aux souverains et aux princes de passage à Paris sont entretenues aux frais de l’État, sur les anciens domaines de la couronne tels que Rambouillet ou Compiègne. Les gentilshommes campagnards, riches en terres, mais mal approvisionnés de numéraire « sortent avec leurs fusils » (c’est l’expression consacrée) une ou deux fois par semaine pendant que la chasse est permise et se contentent d’abattre les animaux de poil ou de plume que leur chien fait lever ; ils sont charmés lorsqu’après avoir arpenté de nombreux hectares, ils rapportent 4 ou 5 pièces mais se consolent aisément de ne rien rapporter du tout. Restent dix douzaines de lièvres, de lapins et de vieilles perdrix que se partagent les simples citoyens de la république et qui essuient, chaque année, avant de succomber, un nombre incommensurable de coups de fusil. Nulle apparence que cette situation se modifie ; les petits fermiers, boutiquiers, employés ne se lassent pas du plaisir que leur procure l’après-midi du dimanche passée en jambières de cuir, le fusil sur l’épaule à poursuivre dans des limites minuscules un gibier imaginaire ; tel sport — le canotage par exemple — leur procurerait un exercice plus attrayant et moins onéreux, mais cette promenade en armes flatte, à la fois, leur vanité de mâles et leur orgueil d’égalitaires : le droit de chasse a conservé quelque chose de ses allures féodales ; ils aiment en lui la victoire symbolique de la révolution sur les privilégiés de l’ancien régime. Ajoutez-y le plaisir de narrer au retour d’invraisemblables hécatombes ; car tel qui ne ment point volontiers, dès qu’il s’agit de chasse, écorche la vérité sans vergogne et sans hésitation.

Les « tireurs » sont plus sérieux. Sans être aussi nombreuses ni aussi prospères qu’il le faudrait, les sociétés de tir, sous l’habile et persévérante direction de M. D. Mérillon, ont progressé largement. Quelques sociétés de tir aux pigeons existent en France, mais c’est là un sport coûteux ; les habiles seuls y font leurs frais ; les moins adroits perdent beaucoup.

Sports hippiques.

L’apprentissage équestre des Français ne donne pas un résultat proportionné à l’effort accompli. Nous voulons dire par là que les écoles civiles d’équitation sont très nombreuses, ont passablement d’élèves et pourtant n’arrivent qu’à végéter et à produire des cavaliers timides et insuffisants. Dans les collèges on ne fait rien pour améliorer cette situation ; les familles sont pourtant mieux disposées à l’endroit de cette branche du sport qu’elles ne le sont envers les autres branches, mais on ne profite pas de leur bonne volonté. Jules Simon, étant ministre de l’Instruction Publique, avait tenté d’utiliser les chevaux, les instructeurs et les manèges militaires pour faire donner des leçons aux lycéens. Mais l’essai n’eût pas de suite. L’organisation de l’enseignement équestre est partout défectueuse.

Par contre l’armée a fait, sous ce rapport, d’étonnants progrès. L’école de Saumur a modernisé ses méthodes : les qualités pratiques y ont peu à peu pris le pas sur le travail d’art que les vieilles traditions avaient léguées au présent siècle. Ces vieilles traditions n’ont plus de champions que parmi quelques civils, habitués du bois de Boulogne et qui déplorent de tout leur cœur la « démocratisation » du cheval. Les jeunes gens riches — ceux du moins qui aiment les chevaux, chassent à courre ou jouent au polo, car tous n’ont pas ces goûts — cherchent avant tout l’assiette et l’endurance ; parfois ils font trop bon marché de l’élégance mais ils ont beaucoup gagné en audace et en résistance. Les chasses à courre, en équipages privés comme celui de la duchesse d’Uzès ou en équipages collectifs comme celui de Pau, sont nombreuses et bien suivies ; le polo groupe une élite de joueurs à Paris et à Compiègne, Quant aux courses, il est incertain si elles améliorent beaucoup le physique de l’espèce chevaline, mais elles détériorent certainement le moral de l’espèce humaine ; devenues une sorte d’institution d’État avec le pari réglementé et organisé, elles ont tous les inconvénients des Loteries d’autrefois. Les courses de province, seules véritablement utiles, ne donnent lieu qu’à d’insignifiants paris ; celles-là végètent tandis que les grands prix de Paris rapportent des fortunes aux bookmakers et démoralisent une portion de plus en plus étendue de la population urbaine. Arrêter le chancre des courses et organiser l’enseignement de l’équitation dans les collèges résument les desiderata équestres que l’on peut formuler en France aujourd’hui.

La bicyclette, l’automobile et l’aérostat.

À peine est-il besoin de signaler que ces trois sports sont essentiellement Français, non seulement de par leurs inventeurs plus ou moins lointains, mais aussi de par leurs applications récentes. C’est de France que sont parties les industries nouvelles auxquelles ils ont donné naissance et si, en ce qui concerne l’aérostation, des étrangers comme Santos-Dumont, Bradski ou Severo se sont placés au premier rang des novateurs et des expérimentateurs, le fait qu’ils ont choisi Paris pour leur centre d’opération indique qu’ils le considèrent comme la capitale de la navigation aérienne. C’est la France qui a donné le signal des grandes courses sur route, courses de bicyclettes à caoutchoucs creux, puis à caoutchoucs pneumatiques ; courses de tricycles à pétrole, de voiturettes et de voitures à moteurs de plus en plus puissants ; courses dont les terminus ont été d’abord Bruxelles, puis Amsterdam, puis Berlin, puis Vienne et dont le premier résultat fut de montrer la force de résistance toujours croissante des machines. L’automobile-club de Paris a servi de modèle à tous ceux qui se sont créés depuis lors au dehors et quant au Touring club de France, il se trouve assez riche pour construire des routes, améliorer les hôtels, provoquer tout un mouvement de l’opinion en faveur des réformes qu’il préconise. L’exposition annuelle intitulée Salon de l’automobile et du cycle déplace des capitaux considérables et provoque des séries de commandes à l’adresse de l’industrie Française. On pourrait ici ouvrir une parenthèse afin d’y mentionner les sous-marins dans la construction desquels on sait que nous excellons également. À vrai dire, le sous-marin, engin de guerre et de destruction, n’est pas considéré comme un objet sportif, encore que le sentiment du devoir et l’amour de la patrie ne suffisent pas pour le bien conduire et qu’il faille en plus passablement d’esprit sportif.

Ces succès ne peuvent être durables. Il n’y a pas de raison pour que les autres pays n’arrivent pas, dans un délai assez bref, à exceller dans les mêmes industries et pour que le goût des transports mécaniques ne s’y répande pas de façon aussi intense : c’est chose accomplie d’ailleurs, en ce qui concerne la bicyclette. Il n’en restera pas moins à la France sportive l’honneur d’avoir fait réaliser à la locomotion moderne des progrès gigantesques.

Courses à pied, Foot-Ball, etc.

Moins visible, moins tangible mais peut-être plus surprenante encore puisqu’elle n’a été aidée par aucune invention spéciale, est la diffusion des sports athlétiques, courses à pied, foot-ball, etc… La vogue dont jouit le foot-ball Rugby est même tout à fait remarquable si l’on considère que ce jeu avait tout contre lui : ses apparences brutales, son nom et ses règlements étrangers, la nécessité de grandes prairies herbues et d’équipes nombreuses (quinze joueurs dans chaque camp) enfin le sérieux apprentissage qu’il nécessite pour y réussir. Tous ces inconvénients réunis n’ont pas manqué de lui attirer l’animosité des parents, des professeurs, des spectateurs même qui s’indignaient sans comprendre. Malgré cela, il n’a jamais cessé de gagner des adhérents : depuis quinze années, le nombre de ceux-ci a augmenté de façon régulière et incessante. Les autres jeux, lawn-tennis, paume, cricket ont prospéré également, mais sans s’affirmer avec la même force : le foot-ball est en passe de redevenir un jeu national tout comme l’était la vieille soule dont il dérive : il a d’ailleurs une valeur éducative bien supérieure à celle des jeux de balle, quels qu’ils soient. Les courses à pied sont à la mode parmi la jeunesse des écoles qui semble y prendre, à certains moments, moins d’intérêt qu’à d’autres ; là encore il n’y a pas le zèle régulier, l’entrain toujours croissant qui caractérisent les parties de foot-ball, surtout les grandes parties internationales qui, plusieurs fois par an, mettent en présence les meilleurs joueurs Français avec les équipes des grands clubs Anglais.

Conséquences nationales.

Les conséquences du mouvement sportif intense qui s’est dessiné en France depuis 1887 sont déjà visibles. Les plaintes des cafetiers gémissant sur leurs billards délaissés indiquent un premier effet qui, étant donné l’influence énorme qu’exerçait la fréquentation du café sur la vie morale et sociale des Français, a déjà une importance capitale ; le goût des récréations de plein air et de l’activité musculaire s’implante et remplace les flâneries en face de la néfaste absinthe. La chose est certaine. D’autre part, on remarque dans la jeune génération des tendances à l’audace, à l’initiative, à l’esprit d’entreprise et comme ni l’enseignement ni la vie scolaire n’ont encore été transformés de façon à produire de tels effets, il faut bien les attribuer aux exercices physiques. L’évolution des idées est plus malaisée à déterminer : il n’apparaît pas que le sport soit pour beaucoup dans la substitution de la force à la liberté comme idéal national. C’est le monde civilisé tout entier — et ici la France suivrait plutôt sans enthousiasme, bien loin qu’elle précède — c’est, disons-nous, le monde civilisé tout entier qui se laisse aujourd’hui conquérir par le culte de la force ; il faut en chercher la cause dans les événements de 1866 et de 1870, dans le régime de paix armée qui en a découlé et dans l’impérialisme auquel ce régime devait aboutir ; la conquête de la France par le sport ne paraît pas avoir accentué chez nous ces tendances. Mais elle agit assurément sur la mentalité de la jeunesse dans un sens clarificateur ; la pensée se fait plus nette, plus réelle ; la vie prend un sens plus précis ; on goûte mieux les tableaux de pleine lumière et moins le demi-jour et le crépuscule ; le décadentisme perd chaque jour du terrain.

Ce sont peut-être les effets sociaux qui se trouveront être les plus profonds ; les exercices physiques ont introduit la sociologie pratique parmi des jeunes gens qui jusqu’alors n’avaient point d’occasions de s’y accoutumer. D’innombrables groupements ont pris naissance qu’il a fallu former, diriger, maintenir et tout le mécanisme de l’association avec ses droits, ses devoirs, ses nécessités et ses coutumes s’est trouvé mis à portée de ce personnel juvénile. Une telle éducation manquait totalement aux jeunes Français, et le pays ressentait, depuis longtemps, sans bien s’en rendre compte, la gravité de cette lacune.

Au premier coup d’œil, les conséquences du développement des sports sous le rapport physique paraissent devoir primer toutes les autres ; mais c’est là une vue superficielle. Depuis l’établissement du service militaire qui a rendu un service sans pareil à la race, la santé et la vigueur des Français s’étaient, quoi qu’on en ait dit, grandement consolidées et c’est en pensant aux bienfaits moraux et sociaux qui en pourraient résulter bien plus qu’aux bienfaits musculaires que les initiateurs de la croisade athlétique ont décidé de l’entreprendre. Leur plan, à en juger par les premiers résultats atteints, n’était pas mauvais, et la transformation radicale qui se dessine dans la génération nouvelle répond bien aux préoccupations dont ils s’inspiraient et à la réforme qu’ils avaient en vue.