La Cité antique, 1864/Livre III/Chapitre V

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Durand (p. 177-182).

CHAPITRE V.

LE CULTE DU FONDATEUR ; LA LÉGENDE D’ÉNÉE.

Le fondateur était l’homme qui accomplissait l’acte religieux sans lequel une ville ne pouvait pas être. C’était lui qui posait le foyer où devait brûler éternellement le feu sacré ; c’était lui qui par ses prières et ses rites appelait les dieux et les fixait pour toujours dans la ville nouvelle.

On conçoit le respect qui devait s’attacher à cet homme sacré. De son vivant, les hommes voyaient en lui l’auteur du culte et le père de la cité ; mort, il devenait un ancêtre commun pour toutes les générations qui se succédaient ; il était pour la cité ce que le premier ancêtre était pour la famille, un Lare familier. Son souvenir se perpétuait comme le feu du foyer qu’il avait allumé. On lui vouait un culte, on le croyait dieu et la ville l’adorait comme sa Providence. Des sacrifices et des fêtes étaient renouvelés chaque année sur son tombeau[1].

Tout le monde sait que Romulus était adoré, qu’il avait un temple et des prêtres. Les sénateurs purent bien l’égorger, mais non pas le priver du culte auquel il avait droit comme fondateur. Chaque ville adorait de même celui qui l’avait fondée. Cécrops et Thésée que l’on regardait comme ayant été successivement fondateurs d’Athènes, y avaient des temples. Abdère faisait des sacrifices à son fondateur Timésios, Théra à Théras, Ténédos à Ténès, Délos à Anios, Cyrène à Battos, Milet à Nélée, Amphipolis à Hagnon[2]. Au temps de Pisistrate, un Miltiade alla fonder une colonie dans la Chersonèse de Thrace ; cette colonie lui institua un culte après sa mort, « suivant l’usage ordinaire[3]. » Hiéron de Syracuse ayant fondé la ville d’Ætna, y jouit dans la suite du culte des fondateurs[4].

Il n’y avait rien qui fût plus à cœur à une ville que le souvenir de sa fondation. Quand Pausanias visita la Grèce, au second siècle de notre ère, chaque ville put lui dire le nom de son fondateur avec sa généalogie et les principaux faits de son existence. Ce nom et ces faits ne pouvaient pas sortir de la mémoire, car ils faisaient partie de la religion, et ils étaient rappelés chaque année dans les cérémonies sacrées.

On a conservé le souvenir d’un grand nombre de poëmes grecs qui avaient pour sujet la fondation d’une ville. Philochore avait chanté celle de Salamine, Ion celle de Chio, Criton celle de Syracuse, Zopyre celle de Milet ; Apollonius, Hermogène, Hellanicus, Dioclès avaient composé sur le même sujet des poëmes ou des histoires. Peut-être n’y avait-il pas une seule ville qui ne possédât son poëme ou au moins son hymne sur l’acte sacré qui lui avait donné naissance.

Parmi tous ces anciens poëmes, qui avaient pour objet la fondation sainte d’une ville, il en est un qui n’a pas péri, parce que si son sujet le rendait cher à une cité, ses beautés l’ont rendu précieux pour tous les peuples et tous les siècles. On sait qu’Énée avait fondé Lavinium, d’où étaient issus les Albains et les Romains, et qu’il était par conséquent regardé comme le premier fondateur de Rome. Il s’était établi sur lui un ensemble de traditions et de souvenirs que l’on trouve déjà consignés dans les vers du vieux Nævius et dans les histoires de Caton l’ancien. Virgile s’empara de ce sujet et écrivit le poëme national de la cité romaine.

C’est l’arrivée d’Énée, ou plutôt c’est le transport des dieux de Troie en Italie qui est le sujet de l’Énéide. Le poëte chante cet homme qui traversa les mers pour aller fonder une ville et porter ses dieux dans le Latium,

dum conderet urbem
Inferretque Deos Latio.

Il ne faut pas juger l’Énéide avec nos idées modernes. On se plaint souvent de ne pas trouver dans Énée l’audace, l’élan, la passion. On se fatigue de cette épithète de pieux qui revient sans cesse. On s’étonne de voir ce guerrier consulter ses Pénates avec un soin si scrupuleux, invoquer à tout propos quelque divinité, lever les bras au ciel quand il s’agit de combattre, se laisser ballotter par les oracles à travers toutes les mers, et verser des larmes à la vue d’un danger. On ne manque guère non plus de lui reprocher sa froideur pour Didon et l’on est tenté de dire avec la malheureuse reine :

Nullis ille movetur
Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit.

C’est qu’il ne s’agit pas ici d’un guerrier ou d’un héros de roman. Le poëte veut nous montrer un prêtre. Énée est le chef du culte, l’homme sacré, le divin fondateur, dont la mission est de sauver les Pénates de la cité,

Sum pius Æneas raptos qui ex hoste Penates
Classe veho mecum.

Sa qualité dominante doit être la piété, et l’épithète que le poëte lui applique le plus souvent est aussi celle qui lui convient le mieux. Sa vertu doit être une froide et haute impersonnalité, qui fasse de lui, non un homme, mais un instrument des dieux. Pourquoi chercher en lui des passions ? il n’a pas le droit d’en avoir, ou il doit les refouler au fond de son cœur,

Multa gemens multoque animum labefactus aurore,
Jussa tamen Divum insequitur.

Déjà dans Homère Énée était un personnage sacré, un grand-prêtre, que le peuple « vénérait à l’égal d’un dieu, » et que Jupiter préférait à Hector. Dans Virgile il est le gardien et le sauveur des dieux troyens. Pendant la nuit qui a consommé la ruine de la ville, Hector lui est apparu en songe. « Troie, lui a-t-il dit, te confie ses dieux ; cherche-leur une nouvelle ville. » Et en même temps il lui a remis les choses saintes, les statuettes protectrices et le feu du foyer qui ne doit pas s’éteindre. Ce songe n’est pas un ornement placé là par la fantaisie du poëte. Il est au contraire le fondement sur lequel repose le poëme tout entier ; car c’est par lui qu’Énée est devenu le dépositaire des dieux de la cité et que sa mission sainte lui a été révélée.

La ville de Troie a péri, mais non pas la cité troyenne ; grâce à Énée, le foyer n’est pas éteint, et les dieux ont encore un culte. La cité et les dieux fuient avec Énée ; ils parcourent les mers et cherchent une contrée où il leur soit donné de s’arrêter,

Considere Teucros
Errantesque Deos agitataque numina Trojæ.

Énée cherche une demeure fixe, si petite qu’elle soit, pour ses dieux paternels,

Dis sedem exiguam patriis.

Mais le choix de cette demeure, à laquelle la destinée de la cité sera liée pour toujours, ne dépend pas des hommes ; il appartient aux dieux. Énée consulte les devins et interroge les oracles. Il ne marque pas lui-même sa route et son but ; il se laisse diriger par la divinité :

Italiam non sponte sequor.

Il voudrait s’arrêter en Thrace, en Crète, en Sicile, à Carthage avec Didon ; fata obstant. Entre lui et son désir du repos, entre lui et son amour, vient toujours se placer l’arrêt des dieux, la parole révélée, fata.

Il ne faut pas s’y tromper : le vrai héros du poëme n’est pas Énée ; ce sont les dieux de Troie, ces mêmes dieux qui doivent être un jour ceux de Rome. Le sujet de l’Énéide c’est la lutte des dieux romains contre une divinité hostile. Des obstacles de toute nature pensent les arrêter,

Tantæ molis erat romanam condere gentem !

Peu s’en faut que la tempête ne les engloutisse ou que l’amour d’une femme ne les enchaîne. Mais ils triomphent de tout et arrivent au but marqué,

Fata viam inveniunt.

Voilà ce qui devait singulièrement éveiller l’intérêt des Romains. Dans ce poëme ils se voyaient, eux, leur fondateur, leur ville, leurs institutions, leurs croyances, leur empire. Car sans ces dieux la cité romaine n’existerait pas[5].

  1. Pindare, Pyth., V, 129, ; Olymp., VII, 145. Cic., De nat. deor., III, 19. Catulle, VII, 6.
  2. Hérodote, I, 168. Pindare, Pyth., IV. Thucyd., V, 11. Strabon, XIV, 1. Plutarq., Quest. gr., 28. Pausanias, I, 34 ; III, 1. Clément d’Alex., Cohortat., p. 35.
  3. Hérodote, VI, 38
  4. Diodore, XI, 78.
  5. Nous n’avons pas à examiner ici si la légende d’Énée répond à un fait réel ; il nous suffit d’y voir une croyance. Elle nous montre ce que les anciens se figuraient par un fondateur de ville, quelle idée ils se faisaient du penatiger, et pour nous c’est là l’important. Ajoutons que plusieurs villes, en Thrace, en Crète, en Épire, à Cythère, à Zacynthe, en Sicile, en Italie, croyaient avoir été fondées par Énée et lui rendaient un culte.