La Cité de Dieu (Augustin)/Livre I/Chapitre I

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 1-2).
ŒUVRES
DE SAINT AUGUSTIN.
LA CITÉ DE DIEU.

LIVRE PREMIER.
Argument. — Saint Augustin combat cette erreur des païens qui attribuaient les malheurs du monde et surtout la prise récente de Rome par les Goths à la religion chrétienne et à l’interdiction du culte des dieux. Il fait voir que les biens et les maux de la vie ont été de tout temps communs aux bons et aux méchants. Enfin il châtie l’impudence de ceux qui ne rougissaient pas de triompher contre le christianisme du viol que des femmes chrétiennes avaient eu à subir.

En écrivant cet ouvrage dont vous m’avez suggéré la première pensée, Marcellinus[1], mon très-cher fils, et que je vous ai promis d’exécuter, je viens défendre la Cité de Dieu contre ceux qui préfèrent à son fondateur leurs fausses divinités ; je viens montrer cette cité toujours glorieuse, soit qu’on la considère dans son pèlerinage à travers le temps, vivant de foi au milieu des incrédules[2], soit qu’on la contemple dans la stabilité du séjour éternel, qu’elle attend présentement avec patience[3], jusqu’à ce que la patience se change en force[4] au jour de la victoire suprême et de la parfaite paix[5]. Cette entreprise est, à la vérité, grande et difficile, mais Dieu est notre appui[6]. Aussi bien de quelle force n’aurai-je pas besoin pour persuader aux superbes que l’humilité possède une vertu supérieure qui nous élève, non par une insolence toute humaine, mais par une grâce divine, au-dessus des grandeurs terrestres toujours mobiles et chancelantes ? C’est le sens de ces paroles de l’Écriture, où le roi et le fondateur de la cité que nous célébrons, découvrant aux hommes sa loi, déclare que « Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles[7] ». Cette conduite toute divine, l’orgueil humain prétend l’imiter, et il aime à s’entendre donner cet éloge :

« Tu sais pardonner aux humbles et dompter les superbes[8] ».

C’est pourquoi nous aurons plus d’une fois à parler dans cet ouvrage, autant que notre plan le comportera, de cette cité terrestre dévorée du désir de dominer et qui est elle-même esclave de sa convoitise, tandis qu’elle croit être la maîtresse des nations.
CHAPITRE PREMIER.
BEAUCOUP D’ADVERSAIRES DU CHRIST ÉPARGNÉS PAR LES BARBARES, À LA PRISE DE ROME, PAR RESPECT POUR LE CHRIST.

C’est contre cet esprit d’orgueil que j’entreprends de défendre la Cité de Dieu. Parmi ses ennemis, plusieurs, il est vrai, abandonnant leur erreur impie, deviennent ses citoyens ; mais un grand nombre sont enflammés contre elle d’une si grande haine et poussent si loin l’ingratitude pour les bienfaits signalés de son Rédempteur, qu’ils ne se souviennent plus qu’il leur serait impossible de se servir pour l’attaquer de leur langue sacrilége, s’ils n’avaient trouvé dans les saints lieux un asile pour échapper au fer ennemi et sauver une vie dont ils ont la folie de s’enorgueillir[9].

Ne sont-ce pas ces mêmes Romains, que les barbares ont épargnés par respect pour le Christ, qui sont aujourd’hui les adversaires déclarés du nom du Christ ? J’en puis attester les sépulcres des martyrs et les basiliques des Apôtres qui, dans cet horrible désastre de Rome, ont également ouvert leurs portes aux enfants de l’Église et aux païens. C’est là que venait expirer la fureur des meurtriers ; c’est là que les victimes qu’ils voulaient sauver étaient conduites pour être à couvert de la violence d’ennemis plus féroces, qui n’étaient pas touchés de la même compassion[10]. En effet, lorsque ces furieux, qui partout ailleurs s’étaient montrés impitoyables, arrivaient à ces lieux sacrés, où ce qui leur était permis autre part par le droit de la guerre leur avait été défendu[11], l’on voyait se ralentir cette ardeur brutale de répandre le sang et ce désir avare de faire des prisonniers. Et c’est ainsi que plusieurs ont échappé à la mort, qui maintenant se font les détracteurs de la religion chrétienne, imputant au Christ les maux que Rome a soufferts, et n’attribuant qu’à leur bonne fortune la conservation de leur vie, dont ils sont pourtant redevables au respect des barbares pour le Christ. Ne devraient-ils pas plutôt, s’ils étaient un peu raisonnables, attribuer les maux qu’ils ont éprouvés à cette Providence divine qui a coutume de châtier les méchants pour les amender, et qui se plaît même quelquefois à exercer par ces sortes d’afflictions la patience des gens de bien, afin qu’étant éprouvés et purifiés, elle les fasse passer à une meilleure vie, ou les laisse encore sur la terre pour l’accomplissement de ses fins ? Ne devraient-ils pas reconnaître comme un des fruits du christianisme cette modération inouïe des barbares, d’ailleurs cruels et sanguinaires, qui les ont épargnés contre la loi de la guerre en considération du Christ, soit dans les lieux profanes, soit dans les lieux consacrés, lesquels semblaient avoir été choisis à dessein vastes et spacieux pour étendre la miséricorde à un plus grand nombre ? Et dès lors, que ne rendent-ils grâce à Dieu, et que n’adorent-ils sincèrement son nom pour éviter le feu éternel, eux qui se sont faussement servis de ce nom sacré pour éviter une mort temporelle ? Tout au contraire, parmi ceux que vous voyez aujourd’hui insulter avec tant d’insolence aux serviteurs du Christ, il en est plusieurs qui n’auraient jamais échappé au carnage, s’ils ne s’étaient déguisés en serviteurs du Christ. Et maintenant, dans leur superbe ingratitude et leur démence impie, ces cœurs pervers s’élèvent contre le nom de chrétien, au risque d’être ensevelis dans des ténèbres éternelles, après s’être fait de ce nom une protection frauduleuse pour conserver la jouissance de quelques jours passagers.

  1. Marcellinus était un personnage considérable à la cour de l’empereur Honorius. Il fut envoyé en Afrique en 411, pour connaître de l’affaire des Donatistes, qui parvinrent par leurs intrigues à le faire condamner au dernier supplice. L’Eglise le compte parmi ses saints et ses martyrs. Voyez sur Marcellinus (saint Marcellin) les lettres de saint Augustin, notamment la 136e, n. 3, la 138e, n. 20, et la 259e.
  2. Habac. II, 4.
  3. Rom. VIII, 25.
  4. J’ai traduit ces mots, empruntés au Psalmiste, dans le sens indiqué par saint Augustin lui-même en divers écrits. Voyez De Trin., lib. III, cap. 15 ; De gen. ad litt., lib. II, cap. 22.
  5. Psal. XCIII, 15.
  6. Psal. LXI, 9.
  7. Jac. IV, 6 ; I Petr. V, 5.
  8. Énéide, liv. VI, vers 834.
  9. Allusion à la prise récente de Rome par Alaric (410 après J.-C).
  10. Nous savons, par une lettre de saint Jérôme (ad Principiam cliv), qu’une dame romaine, Marcella et sa fille, Principia, trouvèrent un sûr asile dans la basilique de saint Paul.
  11. Par Alaric. Voyez Orose, liv. vii, ch. 39.