La Cité de Dieu (Augustin)/Livre II/Chapitre XXII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 40-41).
CHAPITRE XXII.
LES DIEUX DES ROMAINS N’ONT JAMAIS PRIS SOIN D’EMPÊCHER QUE LES MŒURS NE FISSENT PÉRIR LA RÉPUBLIQUE.

Mais, pour revenir à la question, qu’on célèbre tant qu’on voudra la république romaine, telle qu’elle a été ou telle qu’elle est, il est certain que, selon leurs plus savants écrivains, elle était déchue bien avant l’avénement du Christ ; que dis-je ? n’ayant plus de mœurs, elle n’était déjà plus. Pour l’empêcher de périr, qu’auraient dû faire les dieux protecteurs ? lui donner les préceptes qui règlent la vie et forment les mœurs, en échange de tant de prêtres, de temples, de sacrifices, de cérémonies, de fêtes et de jeux solennels. Mais en tout cela les démons ne songeaient qu’à leur intérêt, se mettant fort peu en peine de la manière dont le peuple vivait, le portant au contraire à mal vivre, pourvu qu’asservi par la crainte il continuât de les honorer. Si on répond qu’ils lui ont donné des préceptes, qu’on les cite, qu’on les montre ; qu’on nous dise à quel commandement des dieux ont désobéi les Gracques en troublant l’État par leurs séditions ; Marius, Cinna et Carbon, en allumant des guerres civiles injustes dans leurs commencements, cruelles dans leur progrès, sanglantes dans leur terme ; Sylla enfin, dont on ne saurait lire la vie, les mœurs, les actions dans Salluste et dans les autres historiens, sans frémir d’horreur. Qui n’avouera qu’une telle république avait cessé d’exister ? Dira-t-on, pour la défense de ces dieux, qu’ils ont abandonné Rome à cause de cette corruption même, selon ces vers de Virgile[1] :

« Les dieux protecteurs de cet empire ont tous abandonné leurs temples et leurs autels ».

Mais d’abord, s’il en est ainsi, les païens n’ont pas le droit de se plaindre que la religion chrétienne leur ait fait perdre la protection de leurs dieux, puisque déjà les mœurs corrompues de leurs ancêtres avaient chassé des autels de Rome, comme des mouches, tout cet essaim de petites divinités. Où était d’ailleurs cette armée de dieux, lorsque Rome, longtemps avant la corruption des mœurs antiques, fut prise et brûlée par les Gaulois ? S’ils étaient là, ils dormaient sans doute ; car de toute la ville tombée au pouvoir de l’ennemi, il ne restait aux Romains que le Capitole, qui aurait été pris comme tout le reste, si les oies n’eussent veillé pendant le sommeil des dieux[2]. Et de là, l’institution de la fête des oies, qui fit presque tomber Rome dans les superstitions des Égyptiens, adorateurs des bêtes et des oiseaux[3]. Mais mon dessein n’est pas de parler présentement de ces maux extérieurs qui se rapportent au corps plutôt qu’à l’esprit et qui ont pour cause la guerre ou tout autre fléau ; je ne parle que de la décadence des mœurs, d’abord insensiblement altérées, puis s’écoulant comme un torrent et entraînant si rapidement la république dans leur ruine qu’il n’en restait plus, au jugement de graves esprits, que les murailles et les maisons. Certes, les dieux auraient eu raison de se retirer d’elle pour la laisser périr, et, comme dit Virgile, d’abandonner leurs temples et leurs autels, si elle eût méprisé leurs préceptes de vertu et de justice ; mais que dire de ces dieux, qui ne veulent plus vivre avec un peuple qui les adore, sous prétexte qu’il vit mal, quand ils ne lui ont pas appris à bien vivre ?

  1. Énéide, liv. II, v. 351, 352.
  2. Voyez Tite-Live, lib. v, cap. 38 et seq., et cap. 47, 48.
  3. Voyez Plutarque, De fort. Roman., § 12.