La Cité de Dieu (Augustin)/Livre II/Chapitre XXIII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 41-42).
CHAPITRE XXIII.
LES VICISSITUDES DES CHOSES TEMPORELLES NE DÉPENDENT POINT DE LA FAVEUR OU DE L’INIMITIÉ DES DÉMONS, MAIS DU CONSEIL DU VRAI DIEU.

J’irai plus loin ; je dirai que les dieux ont paru aider leurs adorateurs à contenter leurs convoitises, et n’ont jamais rien fait pour les contenir. C’est en effet par leur assistance que Marius, homme nouveau et obscur, fauteur cruel de guerres civiles, fut porté sept fois au consulat et mourut, chargé d’années, échappant aux mains de Sylla vainqueur ; pourquoi donc cette même assistance ne l’a-t-elle pas empêché d’accomplir tant de cruautés ? Si nos adversaires répondent que les dieux ne sont pour rien dans sa fortune, ils nous font une grande concession ; car ils nous accordent qu’on peut se passer des dieux pour jouir de cette prospérité terrestre dont ils sont si épris, qu’on peut avoir force, richesses, honneurs, santé, grandeur, longue vie, comme Marius, tout en ayant les dieux contraires, et qu’on peut souffrir, comme Régulus, la captivité, l’esclavage, la misère, les veilles, les douleurs, les tortures et la mort enfin, tout en ayant les dieux propices. Si on accorde cela, on avoue en somme que les dieux ne servent à rien et que c’est en vain qu’on les adore. Si les dieux, en effet, loin de former les hommes à ces vertus de l’âme et à cette vie honnête qui les autorise à espérer le bonheur après la mort, leur donnent des leçons toutes contraires, et si d’ailleurs, quand il s’agit des biens passagers et temporels, ils ne peuvent nuire à ceux qu’ils détestent, ni être utiles à ceux qu’ils aiment, pourquoi les adorer ? pourquoi s’empresser autour de leurs autels ? pourquoi, dans les mauvais jours, murmurer contre eux, comme s’ils avaient par colère retiré leur protection ? et pourquoi en prendre occasion pour outrager et maudire la religion chrétienne ? Si, au contraire, dans l’ordre des choses temporelles, ils peuvent nuire ou servir, pourquoi ont-ils accordé au détestable Marius leur protection, et l’ont-ils refusée au vertueux Régulus ? Cela ne fait-il pas voir qu’ils sont eux-mêmes très-injustes et très-pervers ? Que si, par cette raison même, on est porté à les craindre et à les adorer, on se trompe, puisque rien ne prouve que Régulus les ait moins adorés que Marius. Et qu’on ne s’imagine pas non plus qu’il faille mener une vie criminelle à cause que les dieux semblent avoir favorisé Marius plutôt que Régulus. Je rappellerais alors que Métellus[1], un des plus excellents hommes parmi les Romains, qui eut cinq fils consulaires, fut un homme très-heureux, au lieu que Catilina, vrai scélérat, périt misérablement dans la guerre criminelle qu’il avait excitée. Enfin, la véritable et certaine félicité n’appartient qu’aux gens de bien adorant le Dieu qui seul peut la donner.

Lors donc que cette république périssait par ses mauvaises mœurs, les dieux ne firent rien pour l’empêcher de périr, en réglant ses mœurs ou en les corrigeant ; au contraire, ils travaillaient à la faire périr en accroissant la décadence et la corruption des mœurs. Et qu’ils ne viennent pas se faire passer pour bons, sous prétexte qu’ils abandonnèrent Rome en punition de ses iniquités. Non, ils restèrent là ; leur imposture est manifeste ; ils n’ont pu ni aider les hommes par de bons conseils, ni se cacher par leur silence. Je ne rappellerai pas que les habitants de Minturnes, touchés de l’infortune de Marius, le recommandèrent à la déesse Marica[2], et que cet homme cruel, sauvé contre toute espérance, rentra à Rome plus puissant que jamais à la tête d’hommes non moins cruels que lui et se montra, au témoignage des historiens, plus atroce et plus impitoyable que ne l’eût été le plus barbare ennemi. Mais encore une fois, je laisse cela de côté, et je n’attribue point cette sanglante félicité de Marius à je ne sais quelle Marica, mais à une secrète providence de Dieu, qui a voulu par là fermer la bouche à nos ennemis et retirer de l’erreur ceux qui, au lieu d’agir par passion, réfléchissent sérieusement sur les faits. Car bien que les démons aient quelque puissance en ces sortes d’événements, ils n’en ont qu’à condition de la recevoir du Tout-Puissant, et cela pour plusieurs raisons : d’abord pour que nous n’estimions pas à un trop haut prix la félicité temporelle, puisqu’elle est souvent accordée aux méchants, témoin Marius ; puis, pour que nous ne la considérions pas non plus comme un mal, puisque nous en voyons également jouir un grand nombre de bons et pieux serviteurs du seul et vrai Dieu, malgré les démons ; enfin pour que nous ne soyons pas tentés de craindre ces esprits immondes ou de chercher à nous les rendre propices, comme arbitres souverains des biens et des maux temporels, puisqu’il en est des démons comme des méchants en ce monde, qui ne peuvent faire que ce qui leur est permis par celui dont les jugements sont aussi justes qu’incompréhensibles.

  1. Il s’agit de Métellus le Numidique, petit-fils du pontife L. Métellus. Saint Augustin commet ici une légère inexactitude en donnant cinq enfants à Métellus, au lieu de quatre. Voyez Cicéron, De fin., lib. v, cap. 27 et 28 ; et Valère Maxime, lib. vii, cap. 1.
  2. Marica est le nom d’une déesse qu’on adorait à Minturnes, et qui n’était autre que Circé, au témoignage de Lactance, Instit., lib. i, cap. 21. Comp. Servius, ad Æneid., lib. vii, vers. 47, et lib. xii, vers. 164.