La Cité de Dieu (Augustin)/Livre III/Chapitre XV

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 57-58).
CHAPITRE XV.
QUELLE A ÉTÉ LA VIE ET LA MORT DES ROIS DE ROME.

Et quelle fut la fin de ces rois eux-mêmes ? Une fable adulatrice place Romulus dans le ciel, mais plusieurs historiens rapportent au contraire qu’il fut mis en pièces par le sénat à cause de sa cruauté, et que l’on suborna un certain Julius Proculus pour faire croire que Romulus lui était apparu et l’avait chargé d’ordonner de sa part au peuple romain de l’honorer comme un dieu, expédient qui apaisa le peuple sur le point de se soulever contre le sénat. Une éclipse de soleil survint alors fort à propos pour confirmer cette opinion ; car le peuple, peu instruit des secrets de la nature, ne manqua pas de l’attribuer à la vertu de Romulus : comme si la défaillance de cet astre, à l’interpréter en signe de deuil, ne devait pas plutôt faire croire que Romulus avait été assassiné et que le soleil se cachait pour ne pas voir un si grand crime, ainsi qu’il arriva en effet lorsque la cruauté et l’impiété des Juifs attachèrent en croix Notre-Seigneur. Pour montrer que l’obscurcissement du soleil, lors de ce dernier événement, n’arriva pas suivant le cours ordinaire des astres, il suffit de considérer que les Juifs célébraient alors la pâque, ce qui n’a lieu que dans la pleine lune : or, les éclipses de soleil n’arrivent jamais naturellement qu’à la fin de la lunaison. Cicéron témoigne aussi que l’entrée de Romulus parmi les dieux est plutôt imaginaire que réelle, lorsque le faisant louer par Scipion dans ses livres De la République, il dit : « Romulus laissa de lui une telle idée, qu’étant disparu tout d’un coup pendant une éclipse de soleil, on crut qu’il avait été enlevé parmi les dieux : opinion qu’on n’a jamais eue d’un mortel sans qu’il n’ait déployé une vertu extraordinaire[1] ». Et quant à ce que dit Cicéron que Romulus disparut tout d’un coup, ces paroles marquent ou la violence de la tempête qui le fit périr, ou le secret de l’assassinat : attendu que, suivant d’autres historiens[2], l’éclipse fut accompagnée de tonnerres qui, sans doute, favorisèrent le crime ou même consumèrent Romulus. En effet, Cicéron, dans l’ouvrage cité plus haut, dit, à propos de Tullus Hostilius, troisième roi de Rome, tué aussi d’un coup de foudre, qu’on ne crut pas pour cela qu’il eût été reçu parmi les dieux, comme on le croyait de Romulus, afin peut-être de ne pas avilir cet honneur en le rendant trop commun. Il dit encore ouvertement dans ses harangues : « Le fondateur de cette cité, Romulus, nous l’avons, par notre bienveillance et l’autorité de la renommée, élevé au rang des dieux immortels[3] ». Par où il veut faire entendre que la divinité de Romulus n’est point une chose réelle, mais une tradition répandue à la faveur de l’admiration et de la reconnaissance qu’inspiraient ses grands services. Enfin, dans son Hortensius, il dit, au sujet des éclipses régulières du soleil : « Pour produire les mêmes ténèbres qui couvrirent la mort de Romulus, arrivée pendant une éclipse… » Certes, dans ce passage, il n’hésite point à parler de Romulus comme d’un homme réellement mort ; et pourquoi cela ? parce qu’il n’en parle plus en panégyriste, mais en philosophe.

Quant aux autres rois de Rome, si l’on excepte Numa et Ancus, qui moururent de maladie, combien la fin des autres a-t-elle été funeste ? Tullus Hostilius, ce destructeur de la ville d’Albe, fut consumé, comme j’ai dit, par le feu du ciel, avec toute sa maison. Tarquin l’Ancien fut tué par les enfants de son prédécesseur, et Servius Tullius par son gendre Tarquin le Superbe, qui lui succéda. Cependant, après un tel assassinat, commis contre un si bon roi, les dieux ne quittèrent point leurs temples et leurs autels, eux qui, pour l’adultère de Pâris, sortirent de Troie et abandonnèrent cette ville à la fureur des Grecs. Bien loin de là, Tarquin succéda à Tullius, qu’il avait tué, et les dieux, au lieu de se retirer, eurent bien le courage de voir ce meurtrier de son beau-père monter sur le trône, remporter plusieurs victoires éclatantes sur ses ennemis et de leurs dépouilles bâtir le Capitole ; ils souffrirent même que Jupiter, leur roi, régnât du haut de ce superbe temple, ouvrage d’une main parricide ; car Tarquin n’était pas innocent quand il construisit le Capitole, puisqu’il ne parvint à la couronne que par un horrible assassinat. Quand plus tard les Romains le chassèrent du trône et de leur ville, ce ne fut qu’à cause du crime de son fils, et ce crime fut commis non-seulement à son insu, mais en son absence. Il assiégeait alors la ville d’Ardée ; il combattait pour le peuple romain. On ne peut savoir ce qu’il eût fait si on se fût plaint à lui de l’attentat de son fils ; mais, sans attendre son opinion et son jugement à cet égard, le peuple lui ôta la royauté, ordonna aux troupes d’Ardée de revenir à Rome, et en ferma les portes au roi déchu. Celui-ci, après avoir soulevé contre eux leurs voisins et leur avoir fait beaucoup de mal, forcé de renoncer à son royaume par la trahison des amis en qui il s’était confié, se retira à Tusculum, petite ville voisine de Rome, où il vécut de la vie privée avec sa femme l’espace de quatorze ans, et finit ses jours[4] d’une manière plus heureuse que son beau-père, qui fut tué par le crime d’un gendre et d’une fille. Cependant les Romains ne l’appelèrent point le Cruel ou le Tyran, mais le Superbe, et cela peut-être parce qu’ils étaient trop orgueilleux pour souffrir son orgueil. En effet, ils tinrent si peu compte du crime qu’il avait commis en tuant son beau-père, qu’ils l’élevèrent à la royauté ; en quoi je me trompe fort si la récompense ainsi accordée à un crime ne fut pas un crime plus énorme. Malgré tout, les dieux ne quittèrent point leurs temples et leurs autels. À moins qu’on ne veuille dire pour les défendre qu’ils ne demeurèrent à Rome que pour punir les Romains en les séduisant par de vains triomphes et les accablant par des guerres sanglantes. Voilà quelle fut la fortune des Romains sous leurs rois, dans les plus beaux jours de l’empire, et jusqu’à l’exil de Tarquin le Superbe, c’est-à-dire l’espace d’environ deux cent quarante-trois ans, pendant lesquels toutes ces victoires, achetées au prix de tant de sang et de calamités, étendirent à peine cet empire jusqu’à vingt milles de Rome, territoire qui n’est pas comparable à celui de la moindre ville de Gétulie.

  1. Cicéron, De Republ., lib. II, cap. 10.
  2. Voyez Tite-Live, liv. I, chap. 26 ; Denys d’Halycarnasse, Antiquit., liv. II, chap. 56 ; Plutarque, Vie de Romulus, ch. 28, 29.
  3. Cicéron, Troisième discours contre Catilina, ch. 3.
  4. Selon Tite-Live, Tarquin séjourna en effet quelques années à Tusculum, auprès de son gendre Octavius Mamilius ; mais il mourut à Cumes, chez le tyran Aristodème. (Voyez lib. i, cap. 16.)