La Cité de Dieu (Augustin)/Livre III/Chapitre XXXI

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 69-70).
CHAPITRE XXXI.
IL Y A DE L’IMPUDENCE AUX GENTILS À IMPUTER LES MALHEURS PRÉSENTS AU CHRISTIANISME ET À L’INTERDICTION DU CULTE DES DIEUX, PUISQU’IL EST AVÉRÉ QU’À L’ÉPOQUE OÙ FLORISSAIT CE CULTE, ILS ONT EU À SUBIR LES PLUS HORRIBLES CALAMITÉS.

Qu’ils accusent donc leurs dieux de tant de maux, ces mêmes hommes qui se montrent si peu reconnaissants envers le Christ ! Certes, quand ces maux sont arrivés, la flamme des sacrifices brûlait sur l’autel des dieux ; l’encens de l’Arabie s’y mêlait au parfum des fleurs nouvelles[1] ; les prêtres étaient entourés d’honneurs, les temples étincelaient de magnificence ; partout des victimes, des jeux, des transports prophétiques, et dans le même temps le sang des citoyens coulait partout, versé par des citoyens jusqu’aux pieds des autels. Cicéron n’essaya pas de chercher un asile dans un temple, parce qu’avant lui Mucius Scévola n’y avait pas évité la mort, au lieu qu’aujourd’hui ceux qui s’emportent le plus violemment contre le christianisme ont dû la vie à des lieux consacrés au Christ, soit qu’ils aient couru s’y réfugier, soit que les barbares eux-mêmes les y aient conduits pour les sauver. Et maintenant j’ose affirmer, certain de n’être contredit par aucun esprit impartial, que si le genre humain avait reçu le christianisme avant les guerres puniques, et si les mêmes malheurs qui ont désolé l’Europe et l’Afrique avaient suivi l’établissement du culte nouveau, il n’est pas un seul de nos adversaires qui ne les lui eût imputés. Que ne diraient-ils point, surtout si la religion chrétienne eût précédé l’invasion gauloise, ou le débordement du Tibre, ou l’embrasement de Rome, ou, ce qui surpasse tous ces maux, la fureur des guerres civiles ? et tant d’autres calamités si étranges qu’on les a mises au rang des prodiges, à qui les imputeraient-ils, sinon aux chrétiens, si elles étaient arrivées au temps du christianisme ? Je ne parle point d’une foule d’autres événements qui ont causé plus de surprise que de dommage ; et en effet que des bœufs parlent, que des enfants articulent quelques mots dans le ventre de leurs mères, que l’on voie des serpents voler, des femmes devenir hommes et des poules se changer en coqs, tous ces prodiges, vrais ou faux, qui se lisent, non dans leurs poëtes, mais dans leurs historiens, étonnent plus les hommes qu’ils ne leur font de mal. Mais quand il pleut de la terre, ou de la craie, ou même des pierres, je parle sans métaphore, voilà des accidents qui peuvent causer de grands dégâts.

Nous lisons aussi que la lave enflammée du mont Etna se répandit jusque sur le rivage de la mer, au point de briser les rochers et de fondre la poix des navires, phénomène désastreux, à coup sûr, quoique singulièrement incroyable[2]. Une éruption toute semblable jeta, dit-on, sur la Sicile entière une telle quantité de cendres que les maisons de Catane en furent écrasées et ensevelies, ce qui toucha les Romains de pitié et les décida à faire remise aux Siciliens du tribut de cette année[3]. Enfin, on rapporte encore que l’Afrique, déjà réduite en ce temps-là en province romaine, fut couverte d’une prodigieuse quantité de sauterelles qui, après avoir dévoré les feuilles et les fruits des arbres, vinrent se jeter dans la mer comme une épaisse et effroyable nuée ; rejetées mortes par les flots, elles infectèrent tellement l’air que, dans le seul royaume de Massinissa, la peste fit mourir quatre-vingt mille hommes, et, sur les côtes, beaucoup plus encore. À Utique, il ne resta que dix soldats de trente mille qui composaient la garnison[4]. Est-il une seule de ces calamités que les insensés qui nous attaquent, et à qui nous sommes forcés de répondre, n’imputassent au christianisme, si elles étaient arrivées du temps des chrétiens ? Et cependant ils ne les imputent point à leurs dieux, et, pour éviter des maux de beaucoup moindres que ceux du passé, ils appellent le retour de ce même culte qui n’a pas su protéger leurs ancêtres.

  1. Allusion à un passage de l’Énéide, livre i, vers 116, 417.
  2. Cette éruption de l’Etna est probablement celle dont parle Orose (Hist., lib. v, cap. 6) et qui se produisit l’an de Rome 617.
  3. Ce désastre eut lieu l’an de Rome 637. Voyez Orose, lib. v, cap. 13.
  4. Voyez Orose, lib. v, cap. 11, et Julius Obsequens, d’après Tite-Live, cap. 30.