La Cité de Dieu (Augustin)/Livre IV/Chapitre VIII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 75-76).
CHAPITRE VIII.
LES ROMAINS NE SAURAIENT DIRE QUELS SONT PARMI LEURS DIEUX CEUX À QUI ILS CROIENT DEVOIR L’ACCROISSEMENT ET LA CONSERVATION DE LEUR EMPIRE, CHAQUE DIEU EN PARTICULIER ÉTANT CAPABLE TOUT AU PLUS DE VEILLER À SA FONCTION PARTICULIÈRE.

Mais cherchons, je vous prie, parmi cette multitude de dieux qu’adoraient les Romains, quel est celui ou quels sont ceux à qui ils se croient particulièrement redevables de la grandeur et de la conservation de leur empire ? Je ne pense pas qu’ils osent attribuer quelque part dans un si grand et si glorieux ouvrage à la déesse de Cloacina[1], ou à Volupia, qui tire son nom de la volupté, ou à Libentina, qui prend le sien du libertinage, ou à Vaticanus, qui préside aux vagissements des enfants, ou à Cunina[2], qui veille sur leur berceau. Je ne puis ici rappeler en quelques lignes tous ces noms de dieux et de déesses qui peuvent à peine tenir dans de gros volumes, où l’on attache chaque divinité à son objet particulier, suivant la fonction qui lui est propre. Par exemple, on n’a pas jugé à propos de confier à un seul dieu le soin des campagnes ; on a donné la plaine à Rusina[3], le sommet des montagnes à Jugatinus, la colline à Collatina, la vallée à Vallonia. On n’a même pas trouvé une divinité assez vigilante pour lui donner exclusivement la direction des moissons : on a recommandé à Séia les semences, pendant qu’elles sont encore en terre ; à Segetia, les blés quand ils sont levés ; à Tutilina, la tutelle des récoltes et des grains, quand ils sont recueillis dans les greniers. Évidemment Segetia n’a pas été jugée suffisante pour soigner les moissons depuis leur naissance jusqu’à leur maturité. Mais comme si ce n’était pas encore assez de cette foule de divinités à ces idolâtres insatiables dont l’âme corrompue dédaignait les chastes embrassements de son dieu pour se prostituer à une troupe infâme de démons, ils ont fait présider Proserpine aux germes des blés, le dieu Nodatus aux nœuds du tuyau, la déesse Volutina à l’enveloppe de l’épi ; vient ensuite Patelana[4], quand l’épi s’ouvre ; Hostilina, quand la barbe et l’épi sont de niveau ; Flora, quand il est en fleur ; Lacturnus, quand il est en lait ; Matuta, quand il mûrit ; Runcina, quand on le coupe[5]. Je ne dis pas tout, car je me lasse de nommer ce qu’ils n’ont pas honte d’adorer ; mais le peu que j’en ai dit suffit pour montrer qu’il est déraisonnable d’attribuer l’origine, les progrès et la conservation de l’empire romain à des divinités tellement appliquées à leur office particulier qu’aucune tâche générale ne pouvait leur être confiée. Comment Segetia se fût-elle mêlée du gouvernement de l’empire, elle à qui il n’était pas permis d’avoir soin à la fois des arbres et des moissons ? comment Cunina eût-elle pensé à la guerre, lorsque sa charge ne s’étendait pas au-delà du berceau des enfants ? que pouvait-on attendre de Nodatus dans les combats, puisque son pouvoir, borné aux nœuds du tuyau, ne s’élevait pas jusqu’à la barbe de l’épi ? On se contente d’un portier pour garder l’entrée de sa maison, et ce portier suffit parfaitement, c’est un homme ; nos idolâtres y ont mis trois dieux : Forculus, à la porte ; Cardea, aux gonds ; Limentinus, au seuil ; en sorte que Forculus ne pouvait garder à la fois le seuil et les gonds[6].

  1. Il est clair que saint Augustin cite ici Cloacina comme la déesse des cloaques, se fondant sur une tradition qui a été également suivie par Tertullien (De Pall., cap. 4, p. 22, édit. de Saumaise) et par saint Cyprien (De Idol. van.). Est-il vrai maintenant qu’il y eut à Rome une déesse des cloaques ? c’est fort douteux. Cloacina n’était peut-être qu’un surnom de Vénus (Vénus Cloacina, purgatrix, expiatrix, a cluendo).
  2. Cunina de cunœ, berceau.
  3. Ces rapports étymologiques sont souvent intraduisibles en français. Rusina vient de rus (champs), et Jugatina de jugum (crète, cime des montagnes).
  4. Patelana de patere, s’ouvrir ; saint Augustin aurait même pu distinguer Patelana ou Patellana de Patella. Suivant Arnobe (Contr. gent., lib. iv, p. 124), on invoquait Patella pour les choses ouvertes et Patellina pour les choses à ouvrir.
  5. Proserpina de proserpere, germer ; Volutina de involumentum, enveloppe ; Hostilina (suivant saint Augustin) de hostire pour æquare, égaler, être de niveau ; Runcina de runcare, runcinare, sarcler.
  6. Forculus de foris, porte ; Cardea de cardo, gond ; Limentinus de limen, seuil.