La Cité de Dieu (Augustin)/Livre IV/Chapitre XXX

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 89-90).
CHAPITRE XXX.
CE QUE PENSAIENT, DE LEUR PROPRE AVEU, LES PAÏENS EUX-MÊMES TOUCHANT LES DIEUX DU PAGANISME.

Cicéron, tout augure qu’il était[1], se moque des augures et gourmande ceux qui livrent la conduite de leur vie à des corbeaux et à des corneilles[2]. On dira qu’un philosophe de l’Académie, pour qui tout est incertain, ne peut faire autorité en ces matières. Mais dans son traité De la nature des dieux, Cicéron introduit au second livre Q. Lucilius Balbus[3], qui, après avoir assigné aux superstitions une origine naturelle et philosophique, ne laisse pas de s’élever contre l’institution des idoles et contre les opinions fabuleuses : « Voyez-vous, dit-il, comment on est parti de bonnes et utiles découvertes physiques, pour en venir à des dieux imaginaires et faits à plaisir ? Telle est la source d’une infinité de fausses opinions, d’erreurs pernicieuses et de superstitions ridicules. On sait les différentes figures de ces dieux, leur âge, leurs habillements, leurs ornements, leurs généalogies, leurs mariages, leurs alliances, tout cela fait à l’image de l’humaine fragilité. On les dépeint avec nos passions, amoureux, chagrins, colères ; on leur attribue même des guerres et des combats, non-seulement lorsque, partagés entre deux armées ennemies, comme dans Homère, les uns sont pour celle-ci, et les autres pour celle-là ; mais encore quand ils combattent pour leur propre compte contre les Titans ou les Géants[4]. Certes, il y a bien de la folie et à débiter et à croire des fictions si vaines et si mal fondées[5] ». Voilà les aveux des défenseurs du paganisme. Il est vrai qu’après avoir traité toutes ces croyances de superstition, Balbus en veut distinguer la religion véritable, qui est pour lui, à ce qu’il paraît, dans la doctrine des stoïciens : « Ce ne sont pas seulement les philosophes, dit-il, mais nos ancêtres mêmes qui ont séparé la religion de la superstition. En effet, ceux qui passaient toute la journée en prières et en sacrifices pour obtenir que leurs enfants leur survécussent[6], furent appelés superstitieux ». Qui ne voit ici que Cicéron, craignant de heurter le préjugé public, fait tous ses efforts pour louer la religion des ancêtres, et pour la séparer de la superstition, mais sans pouvoir y parvenir ? En effet, si les anciens Romains appelaient superstitieux ceux qui passaient les jours en prières et en sacrifices, ceux-là ne l’étaient-ils pas également, qui avaient imaginé ces statues dont se moque Cicéron, ces dieux d’âge et d’habillements divers, leurs généalogies, leurs mariages et leurs alliances ? Blâmer ces usages comme superstitieux, c’est accuser de superstition les anciens qui les ont établis ; l’accusation retombe même ici sur l’accusateur qui, en dépit de la liberté d’esprit où il essaie d’atteindre en paroles, était obligé de respecter en fait les objets de ses risées, et qui fut resté aussi muet devant le peuple qu’il est disert et abondant en ses écrits. Pour nous, chrétiens, rendons grâces, non pas au ciel et à la terre, comme le veut ce philosophe, mais au Seigneur, notre Dieu, qui a fait le ciel et la terre, de ce que par la profonde humilité de Jésus-Christ, par la prédication des Apôtres, par la foi des martyrs, qui sont morts pour la vérité, mais qui vivent avec la vérité, il a détruit dans les cœurs religieux, et aussi dans les temples, ces superstitions que Balbus ne condamne qu’en balbutiant.

  1. C’est Cicéron lui-même qui le déclare, De leg., lib. ii, cap. 8.
  2. Voyez Cicéron, De divin., lib. ii, cap. 37.
  3. Dans le dialogue de Cicéron sur la nature des dieux, les trois grandes écoles du temps sont représentées : Balbus parle au nom de l’école stoïcienne, Velleius au nom de l’école épicurienne, et Cotta, qui laisse voir derrière lui Cicéron, exprime les incertitudes de la nouvelle Académie.
  4. Voyez le récit de ces combats dans la Théogonie d’Hésiode.
  5. Cicéron, De nat. deor., lib. ii, cap. 28.
  6. Le texte dit : Ut superstites essent. D’où superstitio, suivant Cicéron.