La Cité de Dieu (Augustin)/Livre V/Chapitre XVII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 107-108).
CHAPITRE XVII.
LES VICTOIRES DES ROMAINS NE LEUR ONT PAS FAIT UNE CONDITION MEILLEURE QUE CELLE DES VAINCUS.

Pour ce qui est de cette vie mortelle qui dure si peu, qu’importe à l’homme qui doit mourir d’avoir tel ou tel souverain, pourvu qu’on n’exige de lui rien de contraire à la justice et à l’honneur ? Les Romains ont-ils porté dommage aux peuples conquis autrement que par les guerres cruelles et si sanglantes qui ont précédé la conquête ? Certes, si leur domination eût été acceptée sans combat, le succès eût été meilleur, mais il eût manqué aux Romains la gloire du triomphe. Aussi bien ne vivaient-ils pas eux-mêmes sous les lois qu’ils imposaient aux autres ? Si donc cette conformité de régime s’était établie d’un commun accord, sans l’entremise de Mars et de Bellone, personne n’étant le vainqueur où il n’y a pas de combat, n’est-il pas clair que la condition des Romains et celle des autres peuples eût été absolument la même, surtout si Rome eût fait d’abord ce que l’humanité lui conseilla plus tard, je veux dire si elle eût donné le droit de cité à tous les peuples de l’empire, et étendu ainsi à tous un avantage qui n’était accordé auparavant qu’à un petit nombre, n’y mettant d’ailleurs d’autre condition que de contribuer à la subsistance de ceux qui n’auraient pas de terres ; et, au surplus, mieux valait infiniment payer ce tribut alimentaire entre les mains de magistrats intègres, que de subir les extorsions dont on accable les vaincus.

J’ai beau faire, je ne puis voir en quoi les bonnes mœurs, la sûreté des citoyens et leurs dignités même étaient intéressées à ce que tel peuple fût vainqueur et tel autre vaincu : il n’y avait là pour les Romains d’autre avantage que le vain éclat d’une gloire tout humaine, et voilà pourquoi cette gloire a été donnée comme récompense à ceux qui en étaient passionnément épris, et qui, pour l’obtenir, ont livré tant de furieux combats. Car enfin leurs terres ne paient-elles pas aussi tribut ? leur est-il permis d’acquérir des connaissances que les autres ne puissent acquérir comme eux ? n’y a-t-il pas plusieurs sénateurs dans les provinces qui ne connaissent pas Rome seulement de vue ? Otez le faste extérieur, que sont les hommes, sinon des hommes ? Quand même la perversité permettrait que les plus gens de bien fussent les plus considérés, devrait-on faire un si grand état de l’honneur humain, qui n’est en définitive qu’une légère fumée ? Mais profitons même en ceci des bienfaits du Seigneur notre Dieu : considérons combien de plaisirs ont méprisés, combien de souffrances ont supportées, combien de passions ont étouffées, en vue de la gloire humaine, ceux qui ont mérité de la recevoir comme récompense de telles vertus, et que ce spectacle serve à nous humilier. Puisque cette Cité, où il nous est promis que nous régnerons un jour, est autant au-dessus de la cité d’ici-bas que le ciel est au-dessus de la terre, la joie de la vie éternelle au-dessus des joies passagères, la solide gloire au-dessus des vaines louanges, la société des anges au-dessus de celle des mortels, la lumière enfin du Créateur des astres au-dessus de l’éclat de la lune et du soleil, comment les citoyens futurs d’une si noble patrie, pour avoir fait un peu de bien ou supporté un peu de mal à son service, croiraient-ils avoir beaucoup travaillé à se rendre dignes d’y habiter un jour, quand nous voyons que les Romains ont tant fait et tant souffert pour une patrie terrestre dont ils étaient déjà membres et possesseurs ? Et pour achever cette comparaison des deux cités, cet asile où Romulus réunit par la promesse de l’impunité tant de criminels, devenus les fondateurs de Rome, n’est-il point la figure de la rémission des péchés, qui réunit en un corps tous les citoyens de la céleste patrie[1] ?

  1. Voyez plus haut, livre i, ch. 34.