La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VI/Chapitre VIII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 126-127).
CHAPITRE VIII.
DES INTERPRÉTATIONS EMPRUNTÉES À LA SCIENCE DE LA NATURE PAR LES DOCTEURS DU PAGANISME, POUR JUSTIFIER LA CROYANCE AUX FAUX DIEUX.

Mais, dit-on, toutes ces fables ont un sens caché et des explications fondées sur la science de la nature, ou, pour prendre leur langage, des explications physiologiques[1]. Comme s’il s’agissait ici de physiologie et non de théologie, de la nature et non de Dieu ! Et sans doute, le vrai Dieu est Dieu par nature et non par opinion, mais il ne s’ensuit pas que toute nature soit Dieu ; car l’homme, la bête, l’arbre, la pierre ont une nature, et Dieu n’est rien de tout cela[2]. À ne parler en ce moment que des mystères de la mère des dieux, si le fond de ce système d’interprétation se réduit à prétendre que la mère des dieux est le symbole de la terre, qu’avons-nous besoin d’une plus longue discussion ? Est-il possible de donner plus ouvertement raison à ceux qui veulent que tous les dieux du paganisme aient été des hommes ? N’est-ce pas dire que les dieux sont fils de la terre, que la terre est la mère des dieux ? Or, dans la vraie théologie, la terre n’est pas la mère de Dieu, elle est son ouvrage. Mais qu’ils interprètent leurs mystères comme il leur plaira, ils auront beau vouloir les ramener à la nature des choses, il ne sera jamais dans la nature que des hommes servent des femmes ; et ce crime, cette maladie, cette honte sera toujours une chose contre nature. Cela est si vrai qu’on arrache avec peine par les tortures aux hommes les plus vicieux l’aveu d’une prostitution dont on fait profession dans les mystères. Et d’ailleurs, si on excuse ces turpitudes, plus détestables encore que celles du théâtre, sous prétexte qu’elles sont des symboles de la nature, pourquoi ne pas excuser également les fictions des poëtes ? car on leur a appliqué le même système d’interprétation, et, pour ne parler que de la plus monstrueuse et la plus exécrable de ces fictions, celle de Saturne dévorant ses enfants, n’a-t-on pas soutenu que cela devait s’entendre du temps, qui dévore tout ce qu’il enfante, ou, selon Varron, des semences qui retombent sur la terre d’où elles sont sorties[3] ?

Et cependant on donne à cette théologie le nom de fabuleuse, et malgré les interprétations les plus belles du monde, on la condamne, on la réprouve, on la répudie, et on prétend la séparer, non-seulement de la théologie physique, mais aussi de la théologie civile, de la théologie des cités et des peuples, sous prétexte que ses fictions sont indignes de la nature des dieux. Qu’est-ce à dire, sinon que les habiles et savants hommes qui ont écrit sur ces matières réprouvaient également du fond de leur âme la théologie fabuleuse et la théologie civile ? mais ils osaient dire leur pensée sur la première et n’osaient pas la dire sur l’autre. C’est pourquoi, après avoir livré à la critique la théologie fabuleuse, ils ont laissé voir que la théologie civile lui ressemble parfaitement ; de telle sorte qu’au lieu de préférer celle-ci à celle-là, on les rejetât toutes deux ; et ainsi, sans effrayer ceux qui craignaient de nuire à la théologie civile, on conduisait insensiblement les meilleurs esprits à substituer la théologie des philosophes à toutes les autres. En effet, la théologie civile et la théologie fabuleuse sont également fabuleuses et également civiles ; toutes deux fabuleuses, si l’on regarde avec attention les folies et les obscénités de l’une et de l’autre ; toutes deux civiles, si l’on considère que les jeux scéniques, qui sont du domaine de la théologie fabuleuse, font partie des fêtes des dieux et de la religion de l’État. Comment se fait-il donc qu’on vienne attribuer le pouvoir de donner la vie éternelle à ces dieux convaincus, par leurs statues et par leurs mystères, d’être semblables aux divinités ouvertement répudiées de la fable, et d’en avoir la figure, l’âge, le sexe, le vêtement, les mariages, les générations et les cérémonies : toutes choses qui prouvent que ces dieux ont été des hommes à qui l’on a consacré des fêtes et des mystères par l’instigation des démons, selon les accidents de leur vie et de leur mort, ou du moins que ces esprits immondes n’ont manqué aucune occasion d’insinuer dans les esprits leurs tromperies et leurs erreurs.

  1. Allusion évidente aux stoïciens qui ramenaient la mythologie à leur physiologie, c’est-à-dire à leur théologie générale de la nature.
  2. Pour entendre ici saint Augustin, il faut se souvenir que les stoïciens identifiaient la nature et Dieu : leur physiologie était panthéiste.
  3. Selon Varron, Saturne vient de satus, semences. Voyez De lingua lat., lib. v, § 64. Comp. Cicéron, De nat. deor., lib. ii, cap. 25 ; lib. iii, cap. 24.