La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VI/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 123-125).
CHAPITRE VI.
DE LA THÉOLOGIE MYTHIQUE OU FABULEUSE ET DE LA THÉOLOGIE CIVILE, CONTRE VARRON

Ô Marcus Varron ! tu es le plus pénétrant et sans aucun doute le plus savant des hommes, mais tu n’es qu’un homme, tu n’es pas Dieu, et même il t’a manqué d’être élevé par l’Esprit de Dieu à ce degré de lumière et de liberté qui rend capable de connaître et d’annoncer les choses divines ; tu vois clairement qu’il faut séparer ces grands objets d’avec les folies et les mensonges des hommes ; mais tu crains de heurter les fausses opinions du peuple et les superstitions autorisées par la coutume ; et cependant, quand tu examines de près ces vieilles croyances, tu reconnais à chaque page et tu laisses partout éclater combien elles te paraissent contraires à la nature des dieux, même de ces dieux imaginaires tels que se les figure, parmi les éléments du monde, la faiblesse de l’esprit humain. Que fait donc ici le génie de l’homme et même le génie le plus excellent ? À quoi te sert, Varron, toute cette science si variée et si profonde pour sortir de l’inévitable alternative où tu es placé ? tu voudrais adorer les dieux de la nature et tu es contraint d’adorer ceux de la cité ! Tu as rencontré, à la vérité, d’autres dieux, les dieux de la fable, sur lesquels tu décharges librement ta réprobation ; mais tous les coups que tu leur portes retombent sur les dieux de la politique. Tu dis, en effet, que les dieux fabuleux conviennent au théâtre, les dieux naturels au monde et les dieux civils à l’État ; or, le monde n’est-il pas une œuvre divine, tandis que le théâtre et l’État sont des œuvres humaines ; et les dieux dont on rit au théâtre ou à qui l’on consacre des jeux, sont-ils d’autres dieux que ceux qu’on adore dans les temples de l’État et à qui on offre des sacrifices ? Combien il eût été plus sincère et même plus habile de diviser les dieux en deux classes, les dieux naturels et les dieux d’institution humaine, en ajoutant, quant à ceux-ci, que si les poëtes et les prêtres n’en parlent pas de la même manière, il y a ce point commun entre eux que ce qu’ils en disent est également faux et par conséquent également agréable aux démons, ennemis de la vérité !

Laissons donc un moment de côté la théologie physique ou naturelle, et dis-moi s’il te semble raisonnable de solliciter et d’attendre la vie éternelle de ces dieux de théâtre et de comédie ? Le vrai Dieu nous garde d’une si monstrueuse et si sacrilège pensée ! Quoi ! nous demanderions la vie éternelle à des dieux qui se plaisent au spectacle de leurs crimes, et qu’on ne peut apaiser que par ces infamies ! Non, personne ne poussera le délire jusqu’à se jeter dans cet abîme d’impiété. La vie éternelle ne peut donc s’obtenir ni par la théologie fabuleuse ni par la théologie civile. L’une, en effet, imagine des fictions honteuses et l’autre les protège ; l’une sème, l’autre moissonne ; l’une souille les choses divines par les crimes qu’elle invente à plaisir, l’autre met au rang des choses divines les jeux où ces crimes sont représentés ; l’une célèbre en vers les fictions abominables des hommes, l’autre les consacre aux dieux mêmes par des fêtes solennelles ; l’une chante les infamies des dieux et l’autre s’y complaît ; l’une les dévoile ou les invente, l’autre les atteste pour vraies, ou, quoique fausses, y prend plaisir ; toutes deux impures, toutes deux détestables, la théologie effrontée du théâtre étale son impudicité, et la théologie élégante de la cité se pare de cet étalage. Encore une fois, ira-t-on demander la vie éternelle à une théologie qui souille cette courte et passagère vie ? ou, tout en avouant que la compagnie des méchants souille la vie temporelle par la contagion de leurs exemples, soutiendra-t-on que la société des démons, à qui l’on fait un culte de leurs propres crimes, n’a rien de contagieux ni de corrupteur ? Si ces crimes sont vrais, que de malice dans les démons ! s’ils sont faux, que de malice dans ceux qui les adorent !

Mais peut-être ceux qui ne sont point versés dans ces matières s’imagineront-ils que c’est seulement dans les poëtes et sur le théâtre que la majesté divine est profanée par des fictions et des représentations abominables ou ridicules, et que les mystères où président, non des histrions, mais des prêtres, sont purs de ces turpitudes. Si cela était, on n’eût jamais pensé qu’il fallût faire des infamies du théâtre des cérémonies honorables aux dieux, et jamais les dieux n’eussent demandé de tels honneurs. Ce qui fait qu’on ne rougit point de les honorer ainsi sur la scène, c’est qu’on n’en rougit pas dans les temples. Aussi, quand Varron s’efforce de distinguer la théologie civile de la fabuleuse et de la naturelle, comme une troisième espèce, il donne pourtant assez à entendre qu’elle est plutôt mêlée de l’une et de l’autre que véritablement distincte de toutes deux. Il dit en effet que les fictions des poëtes sont indignes de la croyance des peuples, et que les systèmes des philosophes sont au-dessus de leur portée. « Et cependant », ajoute-t-il, « malgré la divergence de la théologie des poëtes et de celle des philosophes, on a beaucoup pris à l’une et à l’autre pour composer la théologie civile. C’est pourquoi, en traitant de celle-ci, nous indiquerons ce qu’elle a de commun avec la théologie des poëtes, quoiqu’elle doive garder un lien plus intime avec la théologie des philosophes ». La théologie civile n’est donc pas sans rapport avec la théologie des poëtes. Il dit ailleurs, j’en conviens, que dans les généalogies des dieux, les peuples ont consulté beaucoup plus les poëtes que les philosophes ; mais c’est qu’il parle tantôt de ce qu’on doit faire, et tantôt de ce qu’on fait. Il ajoute que les philosophes ont écrit pour être utiles et les poëtes pour être agréables. Par conséquent, ce que les poëtes ont écrit, ce que les peuples ne doivent point imiter, ce sont les crimes des dieux, et cependant c’est à quoi les peuples et les dieux prennent plaisir ; car c’est pour faire plaisir et non pour être utiles que les poëtes écrivent, de son propre aveu, ce qui ne les empêche pas d’écrire les fictions que les dieux réclament des peuples et que les peuples consacrent aux dieux.