La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VII/Chapitre XI

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 140-141).
CHAPITRE XI.
DES DIVERS SURNOMS DE JUPITER, LESQUELS NE SE RAPPORTENT PAS À PLUSIEURS DIEUX, MAIS À UN SEUL.

Jupiter a été appelé Victor, Invictus, Opitulus, Impulsor, Stator, Centipeda, Supinalis, Tigillus, Almus, Ruminus, et autres surnoms qu’il serait trop long d’énumérer ; tous ces titres sont fondés sur la diversité des puissances d’un même dieu, et non sur la diversité de plusieurs dieux. On a nommé Jupiter Victor, parce qu’il est toujours vainqueur ; Invictus, parce qu’il est invincible ; Opitulus, parce qu’il est secourable aux faibles ; Propulsor et Stator, Centipeda et Supinalis, parce qu’il donne et arrête le mouvement, parce qu’il soutient et renverse tout ; Tigillus[1] parce qu’il est l’appui du monde ; Almus[2], parce qu’il nourrit les êtres ; Ruminus[3], parce qu’il allaite les animaux. De toutes ces fonctions, il est assez clair que les unes sont grandes, les autres mesquines, et cependant on les attribue au même dieu. De plus, n’y a-t-il pas plus de rapport entre les causes et les commencements des choses, qu’entre soutenir le monde et donner la mamelle aux animaux ? Et cependant on a voulu, pour les commencements et les causes, admettre deux dieux, Janus et Jupiter, en dépit de l’unité du monde, au lieu que pour deux fonctions bien différentes en importance et en dignité on s’est contenté du seul Jupiter, en l’appelant tour à tour Tigillus et Ruminus. Je pourrais ajouter qu’il eût été plus à propos de faire donner la mamelle aux animaux par Junon que par Jupiter, du moment surtout qu’il y avait là une autre déesse, Rumina, toute prête à l’aider dans cet office ; mais on me répondrait que Junon elle-même n’est autre que Jupiter, comme cela résulte des vers de Valérius Soranus déjà cités :

« Jupiter tout-puissant, père et mère des rois, des choses et des dieux ».

Mais alors pourquoi l’appeler Ruminus, du moment, qu’à y regarder de près, il est aussi la déesse Rumina ? Si, en effet, c’est une chose indigne de la majesté des dieux, comme nous l’avons montré plus haut, que pour un même épi de blé, un dieu soit chargé des nœuds du tuyau et un autre de l’enveloppe des grains, combien n’est-il pas plus indigne encore qu’une fonction aussi misérable que l’allaitement des animaux soit partagée entre deux dieux, dont l’un est Jupiter même, le roi de tous les dieux, et qu’il la remplisse, non pas avec sa femme Junon, mais avec je ne sais quelle absurde Rumina ? à moins qu’il ne soit tout ensemble Ruminus et Rumina, Ruminus pour les mâles et Rumina pour les femelles. Dirai-je qu’ils n’ont pas voulu donner à Jupiter un nom féminin ? mais il est appelé père et mère dans les vers qu’on vient de lire, et d’ailleurs je rencontre sur la liste de ses noms celui d’une de ces petites déesses que nous avons mentionnées au quatrième livre[4], la déesse Pecunia. Sur quoi je demande pour quel motif on n’a pas admis Pecunius avec Pecunia, comme on a fait Ruminus avec Rumina ; car enfin, mâles et femelles, tous les hommes regardent à l’argent.

  1. Tigillum signifie soliveau.
  2. Almus, nourricier.
  3. De ruma, mamelle.
  4. Chap. 21.