La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VII/Chapitre XXII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 146).
CHAPITRE XXII.
DE NEPTUNE, DE SALACIE ET DE VÉNILIE.

Neptune avait pour femme Salacie, qui figure, dit-on, la région inférieure des eaux de la mer : à quoi bon lui donner encore Vénilie[1] ? Je ne vois là que le goût dépravé de l’âme corrompue qui veut se prostituer à un plus grand nombre de démons. Mais écoutons les interprétations de cette belle théologie et les raisons secrètes qui vont la mettre à couvert de notre censure : « Vénilie, dit Varron, est l’eau qui vient battre le rivage[2], Salacie l’eau qui rentre dans la pleine mer (salum) ». Pourquoi faire ici deux déesses, puisque l’eau qui vient et l’eau qui s’en va ne sont qu’une seule et même eau ? En vérité, cette fureur de multiplier les dieux ressemble elle-même à l’agitation tumultueuse des flots. Car bien que l’eau du flux et celle du reflux ne soient pas deux eaux différentes, toutefois, sous le vain prétexte de ces deux mouvements, l’âme « qui s’en va et qui ne revient plus[3] » se plonge plus avant dans la fange en invoquant deux démons. Je t’en prie, Varron, et je vous en conjure aussi, vous tous qui avez lu les écrits de tant de savants hommes, et vous vantez d’y avoir appris de grandes choses, de grâce expliquez-moi ce point, je ne dis pas en partant de cette nature éternelle et immuable qui est Dieu seul, mais du moins selon la doctrine de l’âme du monde et de ses parties qui sont pour vous des dieux véritables. Que vous ayez fait le dieu Neptune de cette partie de l’âme du monde qui pénètre la mer, c’est une erreur supportable ; mais l’eau qui vient battre contre le rivage et qui retourne dans la pleine mer, voyez-vous là deux parties du monde ou deux parties de l’âme du monde, et y a-t-il quelqu’un parmi vous d’assez extravagant pour le supposer ? Pourquoi donc vous en a-t-on fait deux déesses, sinon parce que vos ancêtres, ces hommes pleins de sagesse, ont pris soin, non pas que vous fussiez conduits par plusieurs dieux, mais possédés par plusieurs démons amis de ces vanités et de ces mensonges ? Je demande en outre de quel droit cette explication théologique exile Salacie de cette partie inférieure de la mer où elle vivait soumise à son mari ; car, identifier Salacie avec le reflux, c’est la faire monter à la surface de la mer. Serait-ce qu’elle a chassé son mari de la partie supérieure pour le punir d’avoir fait sa concubine de Vénilie ?

  1. Cette Vénilie n’est pas la même dont saint Augustin a parlé au livre iv, ch. 11. Dans Virgile (Énéide, livre x, vers 76), il est question d’une déesse Vénilie, qui parait n’être qu’une nymphe. (Voyez Servius, ad Æneid., I. i.)
  2. Il y a ici entre Venilia et venire, Salacia et salum des rapports supposés d’étymologie presque intraduisibles.
  3. Allusion à ces paroles du psaume LXXVII, 44 : Spiritus vadens et non rediens.