La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XI/Chapitre IX

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 229-230).
CHAPITRE IX.
CE QUE L’ON DOIT PENSER DE LA CRÉATION DES ANGES, D’APRÈS LES TÉMOIGNAGES DE L’ÉCRITURE SAINTE.

Puisque j’ai entrepris d’exposer la naissance de la sainte Cité en commençant par les saints anges, qui en sont la partie la plus considérable, élite glorieuse qui n’a jamais connu les épreuves du pèlerinage d’ici-bas, je vais avec l’aide de Dieu expliquer, autant qu’il me paraîtra convenable, les témoignages divins qui se rapportent à cet objet. Lorsque l’Ecriture parle de la création du monde, elle n’énonce pas positivement si les anges ont été créés, ni quand ils l’ont été ; mais à moins qu’ils n’aient été passés sous silence, ils sont indiqués, soit par le ciel, quand il est dit : « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre » ; soit par la lumière dont je viens de parler. Ce qui me persuade qu’ils n’ont pas été omis dans le divin livre, c’est qu’il est écrit d’une part que Dieu se reposa le septième jour de tous les ouvrages qu’il avait faits, et que, d’autre part, la Genèse commence ainsi : « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre », ce qui semble dire que Dieu n’avait rien fait auparavant. Puis donc qu’il a commencé par le ciel et la terre, et que la terre, ajoute l’Ecriture, était d’abord invisible et désordonnée, la lumière n’étant pas encore faite et les ténèbres couvrant la face de l’abîme, c’est-à-dire le mélange confus des éléments, puisque enfin toutes choses ont été successivement ordonnées par une opération qui a duré six jours, comment les anges auraient-ils été omis, eux qui font une partie si considérable de ces ouvrages dont Dieu se reposa le septième jour ? Et cependant il faut convenir que, sans avoir été omis, ils ne sont pas marqués d’une manière claire dans ce passage ; aussi l’Ecriture s’en explique-t-elle ailleurs en termes de la plus grande clarté. Dans le cantique des trois jeunes hommes dans la fournaise qui commence ainsi : « Ouvrages du Seigneur, bénissez tous le Seigneur[1] », les anges sont nommés immédiatement après, dans le dénombrement de ces ouvrages. Et dans les Psaumes : « Louez le Seigneur dans les cieux ; louez-le du haut des lieux sublimes. Louez-le, vous tous qui êtes ses anges ; louez-le, vous qui êtes ses Vertus ! Soleil et Lune, louez le Seigneur ; étoiles et lumière, louez-le toutes ensemble. Cieux des cieux, louez le Seigneur, et que toutes les eaux qui sont au-dessus des cieux louent son saint nom ; car il a dit, et toutes choses ont été faites : il a commandé, et elles ont été créées[2] ». Les anges sont donc évidemment un des ouvrages de Dieu. Le texte divin le déclare, quand après avoir énuméré toutes les choses célestes, il est dit de l’ensemble : Dieu a parlé, et tout a été fait. Osera-t-on prétendre maintenant que la création des anges est postérieure à l’œuvre des six jours ? Cette folle hypothèse est confondue par l’Ecriture, où Dieu dit : « Quand les astres ont été créés, tous mes anges m’ont béni à haute voix[3] ». Les anges étaient donc déjà, quand furent faits les astres. Les astres, il est vrai, n’ont été créés que le quatrième jour : en conclurons-nous que les anges ont été créés le troisième ? nullement ; car l’emploi de ce jour est connu : les eaux furent séparées de la terre ; ces deux éléments reçurent les espèces d’animaux qui leur conviennent, et la terre produisit tout ce qui tient à elle par des racines. Remonterons-nous au second jour ? pas davantage ; car en ce jour le firmament fut créé entre les eaux supérieures et inférieures ; il reçut le nom de ciel, et ce fut dans son enceinte que les astres furent créés le quatrième jour. Si donc les anges doivent être comptés parmi les ouvrages des six jours, ils sont certainement cette lumière qui est appelée jour et dont l’Ecriture marque l’unité[4] en ne l’appelant pas le premier jour (dies primus), mais un jour (dies unus). Car le second jour, le troisième et les suivants ne sont pas d’autres jours, mais ce jour unique[5] qui a été ainsi répété pour accomplir le nombre six ou le nombre sept, dont l’un figure la connaissance des œuvres de Dieu, et l’autre celle de son repos. En effet, quand Dieu a dit : Que la lumière soit et la lumière fut, s’il est raisonnable d’entendre par là la création des anges, ils ont été certainement créés participants de la lumière éternelle, qui est la sagesse immuable de Dieu, par qui toutes choses ont été faites, et que nous appelons son Fils unique ; et s’ils ont été éclairés de cette lumière qui les avait créés, ç’a été pour devenir eux-mêmes lumière et être appelés jour par la participation de cette lumière et de ce jour immuable qui est le Verbe de Dieu, par qui eux et toutes choses ont été créés. La vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde[6] éclaire pareillement tout ange pur, afin qu’il soit lumière, non en soi, mais en Dieu ; aussi tout ange qui s’éloigne de Dieu devient-il impur, comme sont tous ceux qu’on nomme esprits immondes, lorsqu’ils ne sont plus lumière dans le Seigneur, mais ténèbres en eux-mêmes, parce qu’ils sont privés de la participation de la lumière éternelle. En effet, le mal n’est point une substance, mais on a appelé mal la privation du bien[7].

  1. Dan. iii, 57 et 58.
  2. Ps. cxlviii, 1-5.
  3. Job, xxxviii, 7.
  4. Voyez le texte de la Vulgate.
  5. La plupart des théologiens grecs, d’accord sur ce point avec les philosophes platoniciens, pensent, dit Vivès, que les êtres spirituels ont été créés avant les êtres corporels et qu’ils ont même servi au Créateur, comme ministres, à composer le reste de l’univers. Telle n’est point la doctrine des Pères latins ; saint Jérôme est le seul peut-être qui fasse exception ; tous les autres, notamment saint Ambroise, Bède, Cassiodore, enseignent, comme saint Augustin, que tous les êtres ont été produits à la fois par le Créateur, sentiment qui paraît autorisé avec une force singulière par ce mot de l’Ecclésiastique : « Celui qui vit dans l’éternité a créé à la fois toutes choses (xviii, 31) ». Saint Basile s’est rangé, en cette occasion, du côté des Pères latins.
  6. Jean, i, 9.
  7. C’est la théorie de toute l’école platonicienne, formulée avec une précision parfaite par Plotin au livre ii de la 3e Ennéade, ch. 5.