La Cité de Dieu (Augustin)/Livre II/Chapitre XIV

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 33-34).
CHAPITRE XIV.
PLATON, EN EXCLUANT LES POËTES D’UNE CITÉ BIEN GOUVERNÉE, S’EST MONTRÉ SUPÉRIEUR À CES DIEUX QUI VEULENT ÊTRE HONORÉS PAR DES JEUX SCÉNIQUES.

Je demande encore pourquoi les auteurs de pièces de théâtre, à qui la loi des douze Tables défend de porter atteinte à la réputation des citoyens et qui se permettent de lancer l’outrage aux dieux, ne partagent point l’infamie des comédiens. Quelle raison et quelle justice y a-t-il, quand on couvre d’opprobre les acteurs de ces pièces honteuses et impies, à en honorer les auteurs ? C’est ici qu’il faut donner la palme à un Grec, à Platon, qui, traçant le modèle idéal d’une république parfaite, en a chassé les poëtes[1], comme des ennemis de la vérité. Ce philosophe ne pouvait souffrir ni les injures qu’ils osent prodiguer aux dieux, ni le dommage que leurs fictions causent aux mœurs. Comparez maintenant Platon, qui n’était qu’un homme, chassant les poëtes de sa république pour la préserver de l’erreur, avec ces dieux, dont la divinité menteuse voulait être honorée par des jeux scéniques. Celui-là s’efforce, quoique inutilement, de détourner les Grecs légers et voluptueux de la composition de ces honteux ouvrages ; ceux-là en extorquent la représentation à la pudeur des graves Romains. Et il n’a pas suffi aux dieux du paganisme que les pièces du théâtre fussent représentées, il a fallu les leur dédier, les leur consacrer, les célébrer solennellement en leur honneur. À qui donc, je vous prie, serait-il plus convenable de décerner les honneurs divins : à Platon, qui s’est opposé au scandale, ou aux démons qui l’ont voulu, abusant ainsi les hommes que Platon s’efforça vainement de détromper ?

Labéon a cru devoir inscrire ce philosophe au rang des demi-dieux, avec Hercule et Romulus. Or, les demi-dieux sont supérieurs aux héros, bien que les uns et les autres soient au nombre des divinités. Pour moi, je n’hésite pas à placer celui qu’il appelle un demi-dieu non-seulement au-dessus des héros, mais au-dessus des dieux mêmes. Quoi qu’il en soit, les lois romaines approchent assez des sentiments de Platon ; si, en effet, Platon condamne les poëtes et toutes leurs fictions, les Romains leur ôtent du moins la liberté de médire des hommes ; si celui-là les bannit de la cité, ceux-ci excluent du nombre des citoyens ceux qui représentent leurs pièces, et les chasseraient probablement tout à fait s’ils ne craignaient la colère de leurs dieux. Je conclus de là que les Romains ne peuvent recevoir de pareilles divinités ni même en espérer des lois propres à former les bonnes mœurs et à corriger les mauvaises, puisque les institutions qu’ils ont établies par une sagesse tout humaine surpassent et accusent celle des dieux. Les dieux, en effet, demandent des représentations théâtrales : les Romains excluent de tout honneur civil les hommes de théâtre. Ceux-là commandent qu’on étale sur la scène leur propre infamie : ceux-ci défendent de porter atteinte à la réputation des citoyens. Quant à Platon, il paraît ici comme un vrai demi-dieu, puisqu’il s’oppose au caprice insensé des divinités païennes et fait voir en même temps aux Romains ce qui manquait à leurs lois ; convaincu, en effet, que les poëtes ne pouvaient être que dangereux, soit en défigurant la vérité dans leurs fictions, soit en proposant à l’imitation des faibles humains les plus détestables exemples donnés par les dieux, il déclara qu’il fallait les bannir sans exception d’un État réglé selon la sagesse. S’il faut dire ici le fond de notre pensée, nous ne croyons pas que Platon soit un dieu ni un demi-dieu ; nous ne le comparons à aucun des saints anges ou des vrais prophètes de Dieu, ni à aucun apôtre ou martyr de Jésus-Christ, ni même à aucun chrétien ; et nous dirons ailleurs, avec la grâce de Dieu, sur quoi se fonde notre sentiment ; mais puisqu’on en veut faire un demi-dieu[2], nous déclarons volontiers que nous le croyons supérieur, sinon à Hercule et à Romulus (bien qu’il n’ait pas tué son frère et qu’aucun poëte ou historien ne lui impute aucun autre crime), du moins à Priape, ou à quelque Cynocéphale[3], ou enfin à la Fièvre[4], divinités ridicules que les Romains ont reçues des étrangers ou dont le culte est leur propre ouvrage. Comment donc de pareils dieux seraient-ils capables de détourner ou de guérir les maux qui souillent les âmes et corrompent les mœurs, eux qui prennent soin de répandre et de cultiver la semence de tous les désordres en ordonnant de représenter sur la scène leurs crimes véritables ou supposés, comme pour enflammer à plaisir les passions mauvaises et les autoriser de l’exemple du ciel ! C’est ce qui fait dire à Cicéron, déplorant vainement la licence des poëtes : « Ajoutez à l’exemple des dieux les cris d’approbation du peuple, ce grand maître de vertu et de sagesse, quelles ténèbres vont se répandre dans les âmes ! quelles frayeurs les agiter ! quelles passions s’y allumer[5] ! »

  1. Voyez la République de Platon, livres ii et iii, et les Lois, livres i et vii. — Platon s’y élève en effet avec une force admirable contre les travestissements que les poëtes font subir à la divinité, mais il ne bannit expressément de la république idéale que la poésie dramatique, et dans la république réelle des Lois, il se contente de la soumettre à la censure.
  2. Selon Varron, les demi-dieux, nés d’une divinité et d’un être mortel, tiennent un rang intermédiaire entre les dieux immortels et les héros.
  3. Les Cynocéphales sont des dieux égyptiens, représentés avec une tête de chien.
  4. La Fièvre avait à Rome trois temples. Voyez Cicéron, De Nat. deor., lib. iii, cap. 25 ; et Valère Maxime, lib. ii, cap. 5, § 6.
  5. Cicéron, De Republ., lib. v. – Comp. Tusculanes, s. ii, 2.