La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VII/Chapitre III

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 134-136).
CHAPITRE III.
ON NE PEUT ASSIGNER AUCUN MOTIF RAISONNABLE DU CHOIX QU’ON A FAIT DE CERTAINS DIEUX D’ÉLITE, PLUSIEURS DES DIVINITÉS INFÉRIEURES AYANT DES FONCTIONS PLUS RELEVÉES QUE LES LEURS.

D’où vient donc que tant de dieux choisis se sont abaissés à de si petits emplois, au point même de jouer un rôle moins considérable que des divinités obscures, telles que Vitumnus et Sentinus ? Voilà Janus, dieu choisi, qui introduit la semence et lui ouvre pour ainsi dire la porte ; voilà Saturne, autre dieu choisi, qui fournit la semence même ; voilà Liber, encore un dieu choisi, qui aide l’homme à s’en délivrer, et Libera, qu’on appelle aussi Cérès ou Vénus, qui rend à la femme le même service ; enfin, voilà la déesse choisie Junon, qui procure le sang aux femmes pour l’accroissement de leur fruit, et elle ne fait pas seule cette besogne, étant assistée de Mena, fille de Jupiter ; or, en même temps, c’est un Vitumnus, un Sentinus, dieux obscurs et sans gloire, qui donnent la vie et le sentiment : fonctions éminentes, qui surpassent autant celles des autres dieux que la vie et le sentiment sont surpassés eux-mêmes par l’intelligence et la raison. Car autant les êtres intelligents et raisonnables l’emportent sur ceux qui sont réduits, comme les bêtes, à vivre et à sentir, autant les êtres vivants et sensibles l’emportent sur la matière insensible et sans vie. Il était donc plus juste de mettre au rang des dieux choisis Vitumnus et Sentinus, auteurs de la vie et du sentiment, que Janus, Saturne, Liber et Libera, introducteurs, pourvoyeurs ou promoteurs d’une vile semence qui n’est rien tant qu’elle n’a pas reçu le sentiment et la vie. N’est-il pas étrange que ces fonctions d’élite soient retranchées aux dieux d’élite pour être conférées à des dieux très-inférieurs en dignité et à peine connus ? On répondra peut-être que Janus préside à tout commencement et qu’à ce titre on est fondé à lui attribuer la conception de l’enfant ; que Saturne préside à toute semence et qu’en cette qualité il a droit à ce que la semence de l’homme ne soit pas retranchée de ses attributions ; que Liber et Libera président à l’émission de toute semence, et que par conséquent celle qui sert à propager l’espèce humaine tombe sous leur juridiction ; que Junon, enfin, préside à toute purgation, à toute délivrance, et que dès lors elle ne peut rester étrangère aux purgations et à la délivrance des femmes ; soit, mais alors que répondra-t-on sur Vitumnus et Sentinus, quand je demanderai si ces dieux président, oui ou non, à tout ce qui a vie et sentiment ? Dira-t-on qu’ils y président ? c’est leur donner une importance infinie ; car, tandis que tout ce qui naît d’une semence naît dans la terre ou sur la terre, vivre et sentir, suivant les païens, sont des privilèges qui s’étendent jusqu’aux astres mêmes dont ils ont fait autant de dieux. Dira-t-on, au contraire, que le pouvoir de Vitumnus et de Sentinus se termine aux êtres qui vivent dans la chair et qui sentent par des organes ? mais alors pourquoi le dieu qui donne la vie et le sentiment à toutes choses ne les donne-t-il pas aussi à la chair ? pourquoi toute génération n’est-elle pas comprise dans son domaine ? et qu’est-il besoin de Vitumnus et de Sentinus ? Que si le dieu de la vie universelle a confié à ces petits dieux, comme à des serviteurs, les soins de la chair, comme choses basses et secondaires, d’où vient que tous ces dieux choisis sont si mal pourvus de domestiques, qu’ils n’ont pu se décharger aussi sur eux de mille détails infimes, et qu’en dépit de toute leur dignité, ils ont été obligés de vaquer aux mêmes fonctions que les divinités du dernier ordre ? Ainsi Junon, déesse choisie, reine des dieux, sœur et femme de Jupiter, partage, sous le nom d’Iterduca, le soin de conduire les enfants avec deux déesses de la plus basse qualité, Abéona et Adéona[1]. On lui adjoint encore la déesse Mens[2], chargée de donner bon esprit aux enfants, et qui néanmoins n’a pas été mise au rang des divinités choisies, quoiqu’un bon esprit soit assurément le plus beau présent qu’on puisse faire à l’homme. Chose singulière ! l’honneur qu’on refuse à Mens, on l’accorde à Junon Iterduca et Domiduca[3] comme s’il servait de quelque chose de ne pas s’égarer en chemin et de revenir chez soi, quand on n’a pas l’esprit comme il faut. Certes, la déesse qui le rend bien fait méritait d’être préférée à Minerve, à qui on a donné, parmi tant de menues fonctions, celle de présider à la mémoire des enfants. Qui peut douter qu’il ne vaille beaucoup mieux avoir un bon esprit que de posséder la meilleure mémoire ? Nul ne saurait être méchant avec un bon esprit, au lieu qu’il y a de très-méchantes personnes qui ont une mémoire admirable, et elles sont d’autant plus méchantes qu’elles peuvent moins oublier leurs méchantes pensées. Cependant Minerve est du nombre des dieux choisis, tandis que Mens est perdue dans la foule des petits dieux. Que n’aurais-je pas à dire de la Vertu et de la Félicité, si je n’en avais déjà beaucoup parlé au quatrième livre ? On en a fait des déesses, et néanmoins on n’a pas voulu les mettre au rang des divinités d’élite, bien qu’on y mît Mars et Orcus, dont l’un est chargé de faire des morts et l’autre de les recevoir. Puis donc que nous voyons les dieux d’élite confondus dans ces fonctions mesquines avec les dieux inférieurs, comme des membres du sénat avec la populace, et que même quelques-uns de ces petits dieux ont des offices plus importants et plus nobles que les dieux qu’on appelle choisis, il s’ensuit que ceux-ci n’ont pas mérité leur rang par la grandeur de leurs emplois dans le gouvernement du monde, mais qu’ils ont eu seulement la bonne fortune d’être plus connus des peuples. C’est ce qui fait dire à Varron lui-même qu’il est arrivé à certains dieux et à certaines déesses du premier ordre de tomber dans l’obscurité, comme cela se voit parmi les hommes. Mais alors, si on a bien fait de ne pas placer la Félicité parmi les dieux choisis, parce que c’est le hasard et non le mérite qui a donné à ces dieux leur rang, au moins fallait-il placer avec eux, et même au-dessus d’eux, la Fortune, qui passe pour dispenser au hasard ses faveurs. Évidemment elle avait droit à la première place parmi les dieux choisis ; c’est envers eux, en effet, qu’elle a montré ce dont elle est capable, tous ces dieux ne devant leur grandeur ni à l’éminence de leur vertu, ni à une juste félicité, mais à la puissance aveugle et téméraire de la Fortune, comme parlent ceux qui les adorent. N’est-ce pas aux dieux que fait allusion l’éloquent Salluste, quand il dit : « La Fortune gouverne le monde ; c’est elle qui met tout en lumière et qui obscurcit tout, plutôt par caprice que par raison[4] ». Je défie les païens, en effet, d’assigner la raison qui fait que Vénus est en lumière, tandis que la Vertu, déesse comme elle et d’un tout autre mérite, est dans l’obscurité. Dira-t-on que l’éclat de Vénus vient de la masse de ses adorateurs, beaucoup plus nombreux, en effet, que ceux de la Vertu ? mais alors pourquoi Minerve est-elle si renommée, et la déesse Pecunia si inconnue[5] ? car assurément la science est beaucoup moins recherchée par les hommes que l’argent, et entre ceux qui cultivent les sciences et les arts, il en est bien peu qui ne s’y proposent la récompense et le gain. Or, ce qui importe avant tout, c’est la fin qu’on poursuit en faisant une chose, plutôt que la chose même qu’on fait. Si donc l’élection des dieux a dépendu de la populace ignorante, pourquoi la déesse Pecunia n’a-t-elle pas été préférée à Minerve, la plupart des hommes ne travaillant qu’en vue de l’argent ? et si, au contraire, c’est un petit nombre de sages qui a fait le choix, pourquoi la Vertu n’a-t-elle pas été préférée à Vénus, quand la raison lui donne une préférence si marquée ? La Fortune tout au moins, qui domine le monde, au sentiment de ceux qui croient à son immense pouvoir, la Fortune, qui met au grand jour ou obscurcit toute chose plutôt par caprice que par raison, s’il est vrai qu’elle ait eu assez de puissance sur les dieux eux-mêmes pour les rendre à son gré célèbres ou obscurs, la Fortune, dis-je, devrait occuper parmi les dieux choisis la première place. Pourquoi ne l’a-t-elle pas obtenue ? serait-ce qu’elle a eu la fortune contraire ? Voilà la Fortune contraire à elle-même ; la voilà qui sait tout faire pour élever les autres et ne sait rien faire pour soi.

  1. Voyez plus haut, livre iv, ch. 21.
  2. On sait que Mens signifie esprit, intelligence.
  3. Junon était appelée Domiduca (ducere, conduire, domi, à la maison) comme conduisant l’épousée à la maison conjugale.
  4. Salluste, Conj. Catil., cap. 8.
  5. La déesse Pecunia n’avait point de temple. Voyez Juvénal, Sat. i, v. 113, 114.