La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VII/Chapitre XXVIII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 151-152).
CHAPITRE XXVIII.
LA THÉOLOGIE DE VARRON PARTOUT EN CONTRADICTION AVEC ELLE-MÊME.

Que sert au savant et ingénieux Varron de se consumer en subtilités pour rattacher tous les dieux païens au ciel et à la terre ? Vains efforts ! ces dieux lui échappent des mains ; ils s’écoulent, glissent et tombent. Voici en quels termes il commence son exposition des divinités femelles ou déesses : « Ainsi que je l’ai dit en parlant des dieux au premier livre, les dieux ont deux principes, savoir : le ciel et la terre, ce qui fait qu’on les a divisés en dieux célestes et dieux terrestres. Dans les livres précédents j’ai commencé par le ciel, c’est-à-dire par Janus, qui est le ciel pour les uns et le monde pour les autres ; dans celui-ci je commencerai par la déesse Tellus ». Ainsi parle Varron, et je crois sentir ici l’embarras qu’éprouve ce grand génie. Il est soutenu par quelques analogies assez vraisemblables, quand il fait du ciel le principe actif, de la terre le principe passif, et qu’il rapporte en conséquence la puissance masculine à celui-là et la féminine à celle-ci ; mais il ne prend pas garde que le vrai principe de toute action et de toute passion, de tout phénomène terrestre ou céleste, c’est le Créateur de la terre et du ciel. Varron ne paraît pas moins aveuglé au livre précédent, où il prétend donner l’explication des fameux mystères de Samothrace, et s’engage avec une sorte de solennité pieuse à révéler à ses concitoyens des choses inconnues. À l’entendre, il s’est assuré par un grand nombre d’indices que, parmi les statues des dieux, l’une est le symbole du ciel, l’autre celui de la terre ; une autre est l’emblème de ces exemplaires des choses que Platon appelle idées. Dans Jupiter il voit le ciel, la terre dans Junon et les idées dans Minerve ; le ciel est le principe actif des choses ; la terre, le principe passif, et les idées en sont les types. Je ne rappellerai pas ici l’importance supérieure que Platon attribue aux idées (à ce point que, suivant lui, le ciel, loin d’avoir rien produit sans idées, a été lui-même produit sur le modèle des idées[1]) ; je remarquerai seulement que Varron, dans son livre des dieux choisis, perd de vue cette doctrine des trois divinités auxquelles il avait réduit tout le reste. En effet, il rapporte au ciel les dieux et à la terre les déesses, parmi lesquelles il range Minerve, placée tout à l’heure au-dessus du ciel. Remarquez encore que Neptune, divinité mâle, a pour demeure la mer, laquelle fait partie de la terre plutôt que du ciel. Enfin, Dis, le Pluton des Grecs, frère de Jupiter et de Neptune, habite la partie supérieure du ciel, laissant la partie inférieure à son épouse Proserpine ; or, que devient ici la distribution faite plus haut qui assignait le ciel aux dieux et la terre aux déesses ? où est la solidité de ces théories, où en est la conséquence, la précision, l’enchaînement ? La suite des déesses commence par Tellus, la grande Mère, autour de laquelle s’agite bruyamment cette foule insensée d’hommes sans sexe et sans force qui se mutilent en son honneur ; la tête des dieux c’est Janus, comme Tellus est la tête des déesses. Mais quoi ! la superstition multiplie la tête du dieu, et la fureur trouble celle de la déesse. Que de vains efforts pour rattacher tout cela au monde ! et à quoi bon, puisque l’âme pieuse n’adorera jamais le monde à la place du vrai Dieu ? L’impuissance des théologiens est donc manifeste, et il ne leur reste plus qu’à rapporter ces fables à des hommes morts et à d’impurs démons ; à ce prix toute difficulté disparaîtra.

  1. Voyez le Timée, où Platon nous montre en effet l’artiste suprême formant le ciel et la terre, tous les êtres en un mot, sur le modèle des idées (tome xi de la trad. franç., page 416 et suiv.). Même doctrine dans la République, livres vi et vii, et dans les Lois, livre x.