La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XII/Chapitre XIII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 255-256).
CHAPITRE XIII.
DE LA RÉVOLUTION RÉGULIÈRE DES SIÈCLES QUI, SUIVANT QUELQUES PHILOSOPHES, REMET TOUTES CHOSES DANS LE MÊME ORDRE ET LE MÊME ÉTAT.

Quelques philosophes, pour se tirer de cette difficulté, ont inventé je ne sais quelles révolutions de siècles qui reproduisent et ramènent incessamment les mêmes êtres, soit que l’on conçoive ces révolutions comme s’accomplissant au sein d’un monde qui subsiste identique sous ces transformations successives, soit que le monde lui-même périsse pour renaître dans une alternative éternelle. Rien n’est excepté de cette vicissitude, pas même l’âme immortelle ; quand elle est parvenue à la sagesse, ils lui font toujours passer d’une fausse béatitude à une misère trop véritable. Comment, en effet, peut-elle être heureuse, si elle n’est jamais assurée de son bonheur, soit qu’elle ignore, soit qu’elle redoute la misère qui l’attend ; que si l’on dit qu’elle passe de la misère au bonheur pour ne plus le perdre absolument, il faut convenir alors qu’il arrive dans le temps quelque chose de nouveau qui ne finit point par le temps. Pourquoi ne pas dire la même chose du monde et de l’homme qui a été créé dans le monde, sans avoir recours à ces révolutions chimériques ?

En vain quelques-uns s’efforcent de les appuyer par ce passage de Salomon au livre de l’Ecclésiaste[1] : « Qu’est-ce qui a été ? ce qui sera. Que s’est-il fait ? ce qui doit se faire encore. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et personne ne peut dire : Cela est nouveau ; car cela même est déjà arrivé dans les siècles précédents ». Ce passage ne doit s’entendre que des choses dont il a été question auparavant, comme de la suite des générations, du cours du soleil, de la chute des torrents, ou au moins de tout ce qui naît et qui meurt dans le monde. En effet, il y a eu des hommes avant nous, comme il y en a avec nous, comme il y en aura après nous, et ainsi des plantes et des animaux. Les monstres mêmes, bien qu’ils diffèrent entre eux, et qu’il y en ait qui n’ont paru qu’une fois, sont semblables en cela qu’ils sont tous des monstres, et par conséquent il n’est pas nouveau qu’un monstre naisse sous le soleil. D’autres, expliquant autrement les paroles de Salomon, entendent que tout est déjà arrivé dans la prédestination de Dieu, et qu’ainsi il n’y a rien de nouveau sous le soleil[2]. Quoi qu’il en soit, à Dieu ne plaise que nous trouvions dans l’Écriture ces révolutions imaginaires par lesquelles on veut que toutes les choses du monde soient incessamment recommencées, comme si, par exemple, un philosophe nommé Platon, ayant enseigné autrefois la philosophie dans une école d’Athènes, appelée l’Académie, il fallait croire que le même Platon aurait enseigné longtemps auparavant la même philosophie, dans la même ville, dans la même école, et devant les mêmes auditeurs, à des époques infiniment reculées, et qu’il devrait encore l’enseigner de même après une révolution de plusieurs siècles. Loin de nous une telle extravagance ! Car Jésus-Christ, qui est mort une fois pour nos péchés, ne meurt plus, et la mort n’aura plus d’empire sur lui[3] ; et nous, après la résurrection, nous serons toujours avec le Seigneur[4], à qui nous disons maintenant comme le Psalmiste : « Vous nous conserverez toujours, Seigneur, depuis ce siècle jusqu’en l’éternité[5] ». Il me semble encore que ce qui suit dans le même psaume : « Les impies vont tournant dans un cercle », ne convient pas mal à ces philosophes, non qu’ils soient destinés à passer par ces cercles qu’ils imaginent, mais parce qu’ils tournent dans un labyrinthe d’erreurs.

  1. Eccles. I, 9, 10.
  2. Cette interprétation est d’Origène (Περὶ ἀρχῶν, lib. iii, cap. 5, et Ibid., lib. ii, cap. 3) ; saint Jérôme, qui la cite dans une de ses lettres (Epist., Lix, ad Avit.), la compte parmi les erreurs du célèbre théologien.
  3. Rom. VI, 9.
  4. I Thess. iv, 16.
  5. Ps. xi, 8, 9.