La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XII/Chapitre XX

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 261-263).

CHAPITRE XX.

de l’impiété de ceux qui prétendent que les âmes, après avoir participé à la vraie et suprême béatitude, retourneront sur terre dans un cercle éternel de misère et de félicité

Quelle oreille pieuse pourrait entendre dire, sans en être offensée, qu’au sortir d’une vie sujette à tant de misères (si toutefois on peut appeler vie ce qui est véritablement une mort, à ce point que l’amour de cette mort même nous fait redouter la mort qui nous délivre), après tant de misères, dis-je, et tant d’épreuves traversées, enfin, après une vie terminée par les expiations de la vraie religion et de la vraie sagesse, alors que nous serons devenus heureux au sein de Dieu par la contemplation de sa lumière incorporelle et le partage de son immortalité, il nous faudra quitter un jour une gloire si pure, et tomber du faîte de cette éternité, de cette vérité, de cette félicité, dans l’abîme de la mortalité infernale, traverser de nouveau un état où nous perdrons Dieu, où nous haïrons la vérité, où nous chercherons la félicité à travers toutes sortes de crimes ; et pourquoi ces révolutions se reproduisant ainsi sans fin d’époque en époque et ramenant une fausse félicité et une misère réelle ? c’est, dit-on, pour que Dieu ne reste pas sans rien faire, pour qu’il puisse connaître ses ouvrages, ce dont il serait incapable s’il n’en faisait pas toujours de nouveaux. Qui peut supporter de semblables folies ? qui peut les croire ? Fussent-elles vraies, n’y aurait-il pas plus de prudence à les taire, et même, pour exprimer tant bien que mal ma pensée, plus de science à les ignorer ? Si, en effet, notre bonheur dans l’autre vie tient à ce que nous ignorerons l’avenir, pourquoi accroître ici‑bas notre misère par cette connaissance ? et si, au contraire, il nous est impossible d’ignorer l’avenir dans le séjour bienheureux, ignorons-le du moins ici-bas, afin que l’attente du souverain bien nous rende plus heureux que la possession de ce bien ne le pourra faire.

Diront-ils que nul ne peut arriver à la félicité de l’autre monde qu’à condition d’avoir été initié ici-bas à la connaissance de ces prétendues révolutions ? mais alors comment osent-ils en même temps avouer que plus on aime Dieu et plus aisément on arrive à cette félicité, eux qui enseignent des choses si capables de ralentir l’amour ? Quel homme n’aimerait moins vivement un Dieu qu’il sait qu’il doit quitter un jour, après l’avoir possédé autant qu’il en était capable, un Dieu dont il doit même devenir l’ennemi en haine de sa vérité et de sa sagesse ? Il serait impossible de bien aimer un ami ordinaire, si l’on prévoyait que l’on deviendrait son ennemi[1]. Mais à Dieu ne plaise qu’il y ait un mot de vrai dans cette doctrine d’une véritable misère qui ne finira jamais et ne sera interrompue de temps en temps que par une fausse félicité ! Est-il rien de plus faux en effet que cette béatitude où nous ignorerons notre misère à venir, au milieu d’une si grande lumière de vérité dont nous serons éclairés ? est-il rien de plus trompeur que cette félicité sur laquelle nous ne pouvons jamais compter, même lorsqu’elle sera à son comble ? De deux choses l’une : ou nous ne devons pas prévoir là-haut la misère qui nous attend, et alors notre misère ici-bas est moins aveugle, puisque nous connaissons la béatitude où nous devons arriver ; ou nous devons connaître au ciel notre retour futur sur la terre, et alors nous sommes plus heureux quand nous sommes ici-bas misérables avec l’espérance d’un sort plus heureux, que lorsque nous sommes bienheureux là-haut avec la crainte de cesser de l’être. Ainsi, nous avons plus de sujet de souhaiter notre malheur que notre bonheur ; de sorte que, comme nous souffrons ici des maux présents et que là nous en craindrons de futurs, il est plus vrai de dire que nous sommes toujours misérables que de croire que nous soyons quelquefois heureux.

Mais la piété et la vérité nous crient que ces révolutions sont imaginaires ; la religion nous promet une félicité dont nous serons assurés et qui ne sera traversée d’aucune misère ; suivons donc le droit chemin, qui est Jésus-Christ, et, sous la conduite de ce Sauveur, détournons-nous des routes égarées de ces impies. Si Porphyre, quoique platonicien, n’a point voulu admettre dans les âmes ces vicissitudes perpétuelles de félicité et de misère, soit qu’il ait été frappé de l’extravagance de cette opinion, soit qu’il en ait été détourné par la connaissance qu’il avait du Christianisme , et si , comme je l’ai rapporté au dixième livre [2]il a mieux aimé penser que l’âme a été envoyée en ce monde pour y connaître le mal, afin de n’y plus être sujette, lorsqu’après en avoir été affranchie elle sera retournée au Père, à combien plus forte rai- son les fidèles doivent-ils fuir et détester un sentiment si faux et si contraire à la vraie religion ! Or, après avoir une fois brisé ce cercle chimérique de révolutions, rien ne nous oblige plus à croire que le genre humain n’a point de commencement, sous le prétexte, désormais vaincu, que rien ne saurait se pro- duire dans les êtres qui leur soit entièrement nouveau. Si en effet l’on avoue que l’âme est délivrée sans retour par la mort de toutes ses misères, il lui survient donc quelque événement qui lui est nouveau, et certes un événement très-considérable, puisque c’est une féli- cité éternelle. Or, s’il peut survenir quelque chose de nouveau à une nature immortelle, pourquoi n’en sera-t-il pas de même pour les natures mortelles ? Diront-ils que ce n’est pas une chose nouvelle à l’âme d’être bienheu- reuse, parce qu’elle l’était avant de s’unir au corps ? Au moins est -il nouveau pour elle d’être délivrée de sa misère, et la misère même lui a été nouvelle, puisqu’elle ne l’a- vait jamais soufferte auparavant. Je leur de- manderai encore si cette nouveauté n’entre point dans l’ordre de la Providence et si elle arrive par hasard ; mais alors que deviennent toutes ces révolutions mesurées et régulières où rien n’arrive de nouveau toutes choses devant se reproduire sans cesse ? Que si cette nouveauté est dans l’ordre de la Providence, soit que l’âme ait été envoyée dans le corps, soit qu’elle y soit tombée par elle-même, il peut donc arriver quelque chose de nouveau et qui néanmoins ne soit pas contraire à l’or- dre de l’univers. Enfin, puisqu’il faut recon- naître que l’âme a pu se faire par son impré- voyance une nouvelle misère , laquelle n’a pu échappera la Providence divine, qui a fait entrer dans ses desseins le châtiment de l’âme et sa délivrance future, gardons-nous de la témérité de refusera Dieu le pouvoir de faire des choses nouvelles, alors surtout qu’elles ne sont pas nouvelles par rapport à lui, mais seulement par rapport au monde, ayant été prévues de toute éternité. Prendra- t-on ce détour de soutenir qu’à la vérité les âmes délivrées une fois de leur misère n’y re- tourneront plus, mais qu’en cela il n’arrive rien de nouveau, parce qu’il y a toujours eu et qu’il y aura toujours des âmes délivrées ? Il faut alors convenir qu’il se fait de nouvel- les âmes à qui cette misère est nouvelle, et nouvelle cette délivrance. Et si l’on veut que les âmes dont se font tous les jours de nou- veaux hommes (mais qui n’en animeront plus d’autres , pourvu qu’elles aient bien vécu) soient anciennes et aient toujours été, c’est admettre aussi qu’elles sont infinies ; car quelque nombre d’âmes que l’on suppose, elles n’auraient pas pu suffire pour faire per- pétuellement de nouveaux hommes pendant un espace de temps infini. Or, je ne vois pas comment nos philosophes expliqueront un nombre infini d’âmes, puisque dans leur sys- tème Dieu serait incapable de les connaître, par l’impossibilité où il est de comprendre des choses infinies [3]. Et maintenant que nous avons confondu la chimère de ces révolu- tions de béatitude et de misère, concluons qu’il n’est rien de plus conforme à la piété que de croire que Dieu peut, quand bon lui semble, faire de nouvelles choses, son inef- fable prescience mettant sa volonté à couvert de tout changement. Quant à savoir si le nombre des âmes à jamais affranchies de leurs misères peut s’augmenter à l’infini, je le laisse à décider à ceux qui sont si subtils à déterminer jusqu’où doivent aller toutes choses. Pour nous, quoi qu’il en soit, nous trouvons toujours notre compte. Dans le cas de l’affirmative, pourquoi nier que Dieu ait pu créer ce qu’il n’avait pas créé auparavant, puisque le nombre des âmes affranchies, qui auparavant n’était pas, non-seulement est fait une fois, mais ne cesse jamais de se faire ? Dans l’autre cas, s’il ne faut pas que les âmes passent un certain nombre, ce nombre, quel qu’il soit, n’a jamais été auparavant, et il n’est pas possible que ce nombre croisse et arrive au terme de sa grandeur sans quelque commencement ; or, ce commencement n’avait jamais été non plus, et c’est pour qu’il fût que le premier homme a été créé.

  1. Allusion au passage bien connu de Cicéron, De amicitia, cap. 16.
  2. Au chap.30
  3. Voyez plus haut les chap. 17 et 18.