La Civilisation et les grands fleuves historiques/11

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CHAPITRE XI


LE HOANG-HO ET LE YANGTSE-KIANG


La littérature historique de la Chine. — Confucius et les « dix mille cérémonies ». — Originalité de la Chine. — Le parallélisme des fleuves chinois. — Le « Fléau des Fils de Han » et les vallées transversales du Yangtse-kiang. — Les Terres jaunes. — Les Cent Familles. — Le monosyllabisme du langage ; l’unité politique et la domination des lettrés. — Yu le Grand. — La conception chinoise du gouvernement.


L’Égypte construit des monuments ; la Chaldée observe les astres ; l’Assyrie guerroie ; l’Inde chante et s’abîme dans la métaphysique. Ainsi apparaît, dès le début, une certaine division du travail chez les Sémites et les Aryens, et c’est de plusieurs nations que naissent les nombreux courants qui se sont réunis dans le vaste fleuve de la civilisation universelle. Il n’en fut pas de même dans l’Asie orientale, pour ces multitudes au teint bistré, aux yeux fendus en amande que, malgré tant de dissemblances d’histoire, de langages, d’aptitudes physiques et intellectuelles, de mœurs et de figure, l’ethnologie confond sous la vague dénomination de race jaune ou race mongole. Tout ce qu’ont de vie policée ces tribus hétérogènes, Kalmouks des steppes russes et Annamites du Tonkin, Tongouzes de la Sibérie, Mandchous de l’Amour et de l’Oussouri, mariniers du Fokieñ et de Canton, émane d’un seul et même centre de civilisation, la « Terre des Cent Familles ». Et quoiqu’il soit difficile de regarder le Nippon comme une simple annexe de l’Asie continentale, on ne peut cependant méconnaître que si le Japon n’avait eu la fortune d’allumer son flambeau au puissant foyer du Céleste Empire, il serait peut-être resté ce que sont les Philippines avec leurs Tagals et leurs Visayas.

Par son énorme étendue, de la mer Caspienne au golfe de Yeddo et du cap Cambodge au lac Baïkal, le domaine de la civilisation chinoise dépasse celui des plus grands empires d’autrefois : nous ne croyons pas exagérer en évaluant au tiers des humains le nombre des créatures pensantes qui, pour supputer le temps, font usage du cycle binaire sexagénal des Chinois. Or, le « Fils du Ciel » compte parmi ses sujets tous ceux qui acceptent encore le calendrier de Pékin[1], qu’ils aient reconquis leur indépendance, ou qu’ils soient tombés sous le pouvoir de l’étranger. Pour lui, la qualité de Chinois domine les combinaisons de la politique ou des origines.

Déjà nous avons exprimé notre scepticisme au sujet de l’antiquité fabuleuse que certains auteurs européens et chinois prêtent au Céleste Empire. Des écrivains très sérieux[2] l’ont fait remarquer : plus un livre chinois est moderne, plus les origines des Fils de Han y sont reculées dans le passé. Le Chi-king, le recueil classique des poésies nationales et l’un des ouvrages les plus archaïques[3], ne remonte pas au delà de Oueñ-vang et d’Ou-vang, fondateurs de la dynastie des Tcheou (1122 av. J.-C.) ; le grand Yu n’y est que très vaguement mentionné ; plus tard, le Chou-king, le classique des Annales, attribué aussi à Confucius, parle de Yao et de Chouñ, souverains du xxiiie siècle avant l’ère chrétienne ; puis Sze-ma-tieñ, « l’Hérodote chinois » (1er s. de l’ère chrétienne) invente Hoang-ti[4] dont il place la mort en l’année 2597 avant Jésus-Christ. Pourtant, à l’exception des ouvrages assignés à Confucius, l’historien n’avait guère à sa disposition que de rares généalogies ne pouvant remonter bien haut, puisque l’introduction des noms de famille en Chine date seulement des premiers temps des Tcheou. Ce fut surtout après la vulgarisation du bouddhisme que cette tendance, évidemment hindoue, s’accusa chez les auteurs chinois : ainsi le I-king, le Livre des Transformations, spécimen très curieux des concessions faites au spiritualisme par le positivisme confucien, parle déjà de Fou-hi et de Cheñ-nouñ, le Génie agriculteur[5] ; même les vrais mystiques ne s’en tiennent pas là, et bientôt on voit apparaître Pan-kou avec ses 20 000 siècles, et d’autres écrivains taoïstes avec leurs 96,661, voire même leurs 740 millions d’années.

Les lettrés chinois savent très bien la valeur de ces supputations que des savants européens ont la naïveté de discuter encore. Tout ce qui est antérieur au ixe siècle avant Jésus-Christ, est considéré par les écrivains du Céleste Empire comme ouei-ki, c’est-à-dire « en dehors de l’histoire », mais on ne doit pas en inférer que toutes les données postérieures à cette date présentent le caractère d’une irrécusable authenticité. Les différentes chronologies qui ont cours parmi les lettrés ne concordent qu’à partir de l’introduction des nien hao, ou noms particuliers imposés aux diverses époques d’un règne, système prévalant encore en Chine, et qui, au Japon, survit à l’adoption du calendrier grégorien. Or l’institution des nien hao ne remonte pas au delà de l’an 140 avant Jésus-Christ.

La Chine ne possède probablement pas un seul document qui soit antérieur aux trois livres attribués à Confucius et mentionnés plus haut. On prétend, il est vrai, que le Tao-té-king, le « Livre de la Voie et de la Vertu », de Lao-tze, est encore plus ancien, mais la chose ne me semble pas croyable, car chez Confucius, et même chez ceux de ses disciples qui sont censés avoir rédigé ses Dialogues, le Louñ-yu, la langue et les caractères nous apparaissent encore dans un état trop primitif pour s’être prêtés à la transcription des spéculations métaphysiques du célèbre idéologue. Quant à la fameuse inscription de Yu, qu’un étudiant en vacances aurait découverte gravée sur une pierre dans la province de Hou-nañ, les lettrés la traitent de pastiche grossier et ne lui accordent aucune confiance.

Sans préjuger la question des origines du Céleste Empire, on peut donc affirmer, en se basant sur la chronologie officielle, que la littérature chinoise, loin de rivaliser d’antiquité avec celles de l’Égypte et de la Chaldée, est née après la littérature grecque et fut à peine la contemporaine d’Hérodote. Il y a plus : les originaux des ouvrages classiques, brûlés, dit-on, en l’an 213 avant Jésus-Christ par Chi-hoang-ti, de la dynastie des Tsiñ, auraient été retrouvés plus tard ou même reconstitués par des procédés peu sûrs. Ainsi du Chou-king, le plus ancien des livres d’annales de l’Empire. On nous raconte qu’une fillette de neuf ans en récrivit une partie sous la dictée de son grand-père, habitant la province de Tsi, et âgé de quatre-vingt-dix ans ; le vieillard savait par cœur vingt-neuf chapitres du Chou-king, mais il n’avait plus de dents et ne pouvait se faire comprendre que de sa petite-fille. Je dois dire ici qu’il n’existe point d’ouvrage chinois dont on puisse s’approprier le sens, si l’on ne voit les caractères écrits, car l’idéographie chinoise s’adresse surtout aux yeux, et la langue écrite diffère essentiellement de la langue parlée. Cette étrange restitution de l’un des principaux documents de l’histoire nationale du Céleste Empire aurait eu lieu sous Oueñ-ti, de la dynastie des Hañ (179 à 157 av. J.-C). On ajoute, il est vrai, que peu d’années plus tard, le prince de Lou, faisant démolir la maison de Confucius, découvrit, dans une cachette du mur, des exemplaires du Louñ-yu (Dialogues), du Hiao-king (le Livre de la Piété filiale) et du Chou-king, complet en cent chapitres. Par malheur, ces ouvrages avaient été copiés en cette écriture dite Ko-tô (des têtards), tombée en désuétude avant l’époque confucienne, et que, sous les Hañ, nul ne pouvait plus lire. En collationnant les vingt-neuf premiers chapitres du vieux livre avec ceux que l’enfant avait écrits sous la dictée de son grand-père, on parvint à découvrir la clef de ces caractères, ce qui permit de déchiffrer vingt-neuf chapitres nouveaux ; mais les autres restèrent incompréhensibles et le Chou-king fut incomplet. Ainsi, la plus ancienne des histoires de la Chine ne date, du moins sous sa forme actuelle, que du milieu du second siècle avant l’ère chrétienne. « Nous ne pouvons citer, dit Vassilieff[6], un seul ouvrage confucien qui n’ait été retouché au temps des Hañ, si, toutefois la première rédaction datait d’avant cette dynastie. Le Louñ-yu a été remanié ; le Tchoun-tsiñ reçut des commentaires nouveaux ; le Chou-king et le Li-ki[7] semblent avoir été composés à cette époque. »

Puis, à une période relativement récente de la suite des temps historiques, les livres classiques de la Chine subirent des altérations ; ils furent peu à peu tellement défigurés par les copistes et les imprimeurs, que, pour en rétablir le sens, on dut les collationner avec ces mêmes ouvrages publiés au Japon. Puis, encore, des écrits sur l’histoire et la géographie ont été « corrigés » ou détruits par des princes régnants, jaloux des succès et de la gloire de leurs prédécesseurs. Enfin, comme ces documents étaient d’origine confucienne, on aura remanié les ouvrages suivant les idées de Confucius. Certes, en fait de littérature historique, il y a peu, il n’y a point de pays au monde qui puisse se vanter d’en posséder d’aussi volumineuse. L’art de l’écriture populaire semble, nous l’avons vu, avoir débuté au Céleste Empire par deux ouvrages, le Tchouñ-tsiñ et le Chou-king, ayant le caractère d’annales ; depuis vingt siècles, l’historiographie chinoise n’est pas seulement un des engins politiques les plus puissants, elle touche aussi de fort près à la religion. Pourtant, existe-t-il dans l’univers une nation dont les origines et le passé lointain soient cachés sous un plus impénétrable mystère ? Nombre de peuples qui se sont moins préoccupés de leur histoire que les Chinois ont conservé de leurs débuts des traditions vagues, mais authentiques, des réminiscences fragmentaires, mais non travesties avec préméditation, tandis qu’en Chine une réglementation prématurée, un précoce épanouissement philosophique et politique, remontant à la fin du vie siècle ou au commencement du ve avant Jésus-Christ, se dresse comme un mur au delà duquel nulle investigation scientifique ne saurait pénétrer. « Le passé de la Chine, dit un homme qui la connaît bien et que je ne me lasse pas de citer[8], n’est pas éclairé pour nous par les événements, mais bien par les idées des Confuciens qui altéraient les faits sans scrupule, car la reconstitution véridique des temps passés était leur moindre souci : ils avaient en vue la création d’une morale pratique et d’un système social et politique pour le présent et l’avenir. » Par un procédé didactique cher aux moralistes de tous les pays, les grands réformateurs de la Chine reportaient leur idéal à cet âge d’or que tous les peuples croient avoir connu, mais dont ils ne conservent que d’incertains souvenirs. À ce point de vue, peu importait à l’auteur que Yao, Chouñ ou tout autre souverain légendaire eût vécu et accompli, ou non, tel ou tel fait, à lui attribué uniquement pour le proposer en exemple aux contemporains. N’était-il pas très sage de s’attacher de préférence à des temps, à des personnes imaginaires dont on pouvait diriger à sa guise les paroles et les actions sans se heurter à quelque fait gênant ? Meng-tse (Mencius) dit expressément que la légende de Chouñ n’est pour lui qu’une invention des « barbares du Sud » ; Confucius avoue ne rien savoir de Yao ou de Chouñ[9]. Cela ne l’empêche pas pourtant de consacrer à ces deux souverains modèles les deux premiers tiañ (chapitres du classique des Annales), afin de montrer qu’un bon roi doit être électif, qu’il doit se préoccuper tout particulièrement de l’organisation territoriale des provinces, choisir ses ministres et ses mandataires parmi les plus capables, et quel que soit leur rang… Dans les Dialogues (Louñ-yu, XX, § i) il va jusqu’à citer des paroles de ce monarque fabuleux : « Si j’ai quelque tort, faut-il que le mal retombe sur les dix mille pays ?… Les fautes des Cent Familles ne doivent-elles pas peser plutôt sur moi seul ? — Aie soin des poids et des mesures, approfondis les lois, amende tes fonctionnaires quand ils se mettent en faute, et l’administration des quatre points cardinaux marchera comme sur des roues. » Précisément parce que l’un des livres du Chou-king (le cinquième) est intitulé Tcheou-kouañ, « Aux premiers temps des Tcheou », nous pouvons soupçonner que ni l’auteur ni ses contemporains ne connaissaient rien de cette période, et qu’ici, comme dans les chapitres de Yao et de Chouñ, le Sage donnait un libre cours à son zèle didactique. Plus tard, Mencius nous dit en effet que nul ne saurait parler avec précision des premiers temps de cette dynastie, puisque les princes féodaux avaient détruit tous les documents de l’époque[10]. Ce même livre V du Chou-king fut remanié plus tard et devint ce fameux rituel de Tcheou, le Tcheou-li, que plusieurs de nos savants prennent encore pour un précieux reliquaire des mœurs et des institutions chinoises du xiie siècle avant Jésus-Christ.

Les raisons sont nombreuses pour lesquelles il est difficile à un Européen de juger sainement des choses de la Chine. Si le Céleste Empire ne peut disputer la palme de l’ancienneté à l’Égypte ou à la Chaldée, il n’en appartient pas moins à ces civilisations fluviales qui sont les sédimentations primaires de l’histoire. Le royaume des pharaons et l’Assyro-Babylonie ont depuis longtemps passé dans le domaine de l’archéologie, tandis que la Chine est encore pour nous une actualité. Afin de devenir notre contemporaine, elle a sans doute considérablement développé ses institutions anciennes, mais elle ne les a pas reniées. Comme la mère d’Hamlet, elle n’a pas encore usé les souliers qu’elle portait à l’enterrement de son premier seigneur et maître, le grand Koung-fou-tse : nous sommes, à son aspect, saisis d’une certaine surprise, comme celle que produirait la rencontre d’un brenn gaulois sur les Champs-Élysées, ou la vue d’un plésiosaure prenant ses ébats au milieu des cygnes du Léman. De savants sinologues, plus chinois que les académiciens de Hañ-liñ, ont accrédité certaines erreurs : ils ne se sont pas rendu compte de la valeur essentiellement relative de la littérature historique du pays des Cent Familles. En voyant, par exemple, le Céleste Empire, à ses meilleurs moments, se rapprocher plus ou moins d’un idéal présenté par les livres prétendus historiques comme ayant été déjà réalisé aux temps légendaires, on a été logiquement amené à croire que la Chine est le pays immuable par excellence. D’autre part, en constatant l’influence tout à fait prédominante du li[11]sur la vie chinoise et sur les graves préoccupations des philosophes et des hommes d’État de la Chine, on s’est empressé d’attribuer un formalisme rigidement puéril au peuple qui fut l’unique champion de la civilisation dans l’Asie orientale.

Ce dernier préjugé repose sur une erreur d’interprétation. Les man-li, les « dix mille cérémonies », ne répondent nullement à nos idées européennes sur l’étiquette et les cérémonies, si du moins on ne veut soutenir que l’étiquette seule nous empêche de marcher à quatre pattes, comme il en prenait envie à Voltaire en lisant Jean-Jacques Rousseau, et que nous ne dévorons pas nos semblables, seulement grâce aux cérémonies. Le li est, chez les Chinois, une sorte de religion civique ; il embrasse l’ensemble des innombrables usages qui distinguent l’homme civilisé du barbare. Or, chez les Orientaux, comme dans notre Europe, cette différence ne porte pas uniquement sur les actes graves et solennels, mais sur les occurrences les plus banales de la vie journalière ; l’homme de travail et d’étude se comporte tout autrement que le chasseur des bois ou le cavalier nomade de la steppe. La Chine comprit dès les premiers temps sa mission, qui était de tenir haut le drapeau de la civilisation dans un pays où, de trois vents des cieux, la menaçaient sans cesse les pâtres et les batteurs d’estrade des hauts plateaux, les barbares couverts de peaux de bêtes ou de peaux de poissons, Miao, Lolo, etc., au langage à peine articulé, et tous ces Si-fañ (barbares occidentaux), mélange de tribus tibétaines et mongoles ; elle dut donc imposer à ses fils la stricte obéissance du li dans tout ce qu’il a de plus élevé, aussi bien que dans toutes les futilités de la vie quotidienne. De peur que ses enfants, héritiers de tant de générations, ne perdent point, par l’effet de l’atavisme, des qualités et des habitudes si péniblement acquises, elle place entre leurs mains, au nombre des plus importants de leurs livres classiques, les bréviaires ou manuels du li.

Plus grave est la seconde accusation, celle de l’immutabilité de la Chine, accusation d’autant plus singulière que la littérature confucienne nous montre ce pays précisément sur le seuil d’une des transformations les plus capitales qui se soient produites dans l’histoire d’un peuple. Ici, quelques explications sont nécessaires : on chercherait en vain, dans la biographie de Confucius, telle que l’a donnée Szema-tiañ, le secret de la popularité sans égale du grand Sage chez tous les peuples englobés de gré ou de force dans la civilisation chinoise, et le lecteur serait désappointé qui croirait trouver la clef de l’énigme dans les œuvres mêmes attribuées au Maître, simples recueils comme le classique des Poésies, ou compilations sans idées générales. Aucun de ces écrits, souvent incohérents, toujours secs et dépourvus de forme, n’est marqué au coin d’un génie supérieur. Comparé aux grands prophètes, aux réformateurs des autres nations, Confucius, tel qu’on se le représente d’après les Dialogues attribués à ses élèves et qui dessinent mieux sa personnalité, acquiert certains droits à notre estime par l’absence de toute idée de jonglerie ou de fraude, par son bon sens utilitaire et humanitaire, dédaigneux de toute mystagogie[12]. Mais les Chinois eussent été taillés à rebours de toutes les autres nations historiques, si ces traits de caractère avaient suffi pour lui assigner la première place dans leur panthéon. — Le Sage a été jugé digne des honneurs divins ; son nom est grand dans toute l’extrême Asie, parce qu’il résume une des plus importantes révolutions de l’histoire du Céleste Empire. Par le confucianisme, la Chine est sortie de son état primitif de despotie pharaonique ou fluviale pour inaugurer une nouvelle conception de l’ordre social, une conception humaine et démocratique. S’il eût débuté dans l’histoire avec la constitution que nous voyons aujourd’hui s’affaisser sous le poids des siècles, le « Royaume des Cent Familles » aurait été une négation vivante des lois de l’évolution et du progrès ; mais il n’en fut point ainsi, et, entre la Chine préconfucienne que la littérature historique du Céleste Empire nous a presque entièrement obscurcie, et la Chine classique, celle que les lettrés de l’école de Koung-fou-tse ont façonnée pendant de si longues années de propagande et de luttes, il y a une différence non moins essentielle qu’entre la monarchie égyptienne ou assyrienne et le monde grec, représenté par ses plus belles fédérations démocratiques.

Dans l’état présent de nos connaissances sinologiques, lorsque chaque texte, et, pour ainsi dire, chaque titre d’ouvrage cité exige de longs commentaires, d’interminables réfutations de préjugés sanctionnés par des savants illustres, un volume ne suffirait pas pour tracer un tableau sommaire de cette grande évolution, intéressante par ses analogies comme par ses dissemblances avec le progrès historique de l’Occident.

On a beaucoup écrit sur l’omnipuissance et le caractère quasi-divin du pouvoir impérial en Chine, et nous savons tous que la première conception de l’ordre social y fut essentiellement pharaonique basée sur la coercition pure et simple, de droit divin, et symbolisée par la personne du souverain, dans laquelle se dissolvait ou s’absorbait le peuple. « Ti (titre usuel de l’empereur) est Dieu, dit J. Legge[13] ; je ne puis expliquer, analytiquement, le caractère idéographique qui sert à figurer ce mot, mais toutes les attributions de Ti sont telles que nous ne saurions les rapporter qu’à la Divinité. » Dans la phraséologie du Céleste Empire d’aujourd’hui, l’une des façons les plus communes de désigner le souverain est Tsieñ-tse, Fils du Ciel, et les décrets impériaux sont appelés cheng siuñ, instructions sacrées.

En regard de ces vestiges caractéristiques du passé, nous n’avons, pour découvrir le secret du succès incomparable des Confuciens, qu’à citer un paragraphe emprunté, non à Confucius, mais à son plus illustre adepte, Mencius, dont le Maître lui-même n’a jamais égalé la vigueur, la concision dans l’expression des idées et des principes de l’école. Mencius dit : « Le peuple est ce qu’il y a de plus précieux ; puis viennent les génies de la Terre, et, en dernier lieu, le prince. » Ce simple renversement de l’axiome fondamental des despoties primitives, ce peuple qui n’est plus subordonné au prince, marque, dans l’histoire de l’humanité, une phase à laquelle n’arrivèrent jamais les autres grandes monarchies fluviales. Pour équilibrer le despotisme des princes et des prêtres, l’Inde même n’avait su trouver rien de mieux que le despotisme des castes. Ainsi l’histoire ancienne de la Chine, celle qui devrait seule nous occuper dans ces études, finit au point où commence l’histoire écrite, histoire, nous l’avons vu, exclusivement confucienne.

L’esprit de révolte, facteur essentiel du progrès, n’a fait défaut à aucun pays : nous l’avons rencontré sur le Nil aussi bien qu’en Mésopotamie : après de longs siècles d’oppression, il ne pouvait manquer d’apparaître aussi en Chine ; nous en trouvons de nombreuses traces dans les ouvrages de Confucius lui-même : « Celui qui commande aux autres, dit-il au livre I du Chou-king (chap. III, § 5), ne doit-il pas toujours trembler ? » Mencius va beaucoup plus loin ; sous plusieurs des gouvernements modernes, il aurait été sans doute condamné pour propagande subversive ; en Chine ses ouvrages furent admis, non sans peine, il est vrai[14], au nombre des Si-chou, les quatre livres dont l’étude[15], obligatoire dans les écoles, sert d’introduction à celle des Wou-king, les cinq classiques[16] : « Tous les hommes sont égaux, dit-il, pourquoi y a-t-il des grands et des petits ?… Quand les bons mets se préparent à la cuisine, quand les écuries sont pleines de bons chevaux, tandis que le peuple meurt de faim et jonche de ses cadavres les grandes routes, n’est-ce pas comme si on était gouverné par des bêtes féroces qui déchirent les hommes ?… Quand les bêtes se dévorent, l’homme en est dégoûté ; quand le prince, le père du peuple, se réunit aux bêtes féroces, peut-on l’appeler le père de ses sujets ?… Si mon prince n’est pas capable, j’ai le droit de le traiter comme un brigand, etc. »

Quand on compare les philippiques ardentes de Mencius aux écrits incolores du grand Koung-fou-tse, on se demande pourquoi le « Philosophe Rigide[17] » n’occupe que la seconde place dans le panthéon philosophique de l’extrême Orient. Ce n’est point à cause de sa venue relativement tardive, puisque le mouvement révolutionnaire inauguré par l’école confucienne n’aboutit à un système gouvernemental que sous la dynastie des Soung (960-1268 ap. J.-C.)[18]. Dans ce monde méticuleux de la Chine, une semblable préférence ne peut manquer de motifs sérieux : à notre avis, si Mencius exprime bien mieux que Confucius le fonds de révolte commun aux Chinois de son temps et à tous les peuples arrivés à une phase analogue de leur évolution, il lui reste sensiblement inférieur en tout ce qui se rapporte aux caractères spécifiques de la Chine et du confucianisme.

Depuis le ve siècle de l’ère chrétienne[19], le Céleste Empire fut le théâtre d’un mouvement philosophique très intense dont l’école confucienne est loin d’avoir absorbé tous les courants. Les doctrines spiritualistes et mystiques se rattachant plus ou moins à la doctrine de la Voie (Tao) de Lao-tse, et aux spéculations transcendantes de l’Inde, paraissent s’être épanouies surtout dans les royaumes de l’Ouest. Par opposition à l’utilitarisme et au civisme confucien, les spiritualistes aboutissaient à un quiétisme allant jusqu’à l’épicuréisme ; souvent ils s’absorbèrent dans la recherche de la pierre philosophale et du breuvage d’immortalité. Mais nombre d’entre eux semblent avoir surpassé leurs adversaires sous le rapport du style et des beautés poétiques. Ces quiétistes[20] ne furent pas sans influence sur les esprits, puisque, pour triompher, le confucianisme dut transiger et adopter certains ouvrages hybrides, le célèbre I-king, par exemple, le classique des Transformations, livre mystique, et le Tchoun-yung (Milieu immuable). En raison même de l’indifférence politique qui constituait le fond de leur doctrine, les quiétistes ne pouvaient être pour les Confuciens de bien redoutables rivaux, mais ils n’étaient pas les seuls, car nombre d’autres sectes philosophiques prirent naissance, dont les ouvrages sont perdus en grande partie et dont l’existence même n’est quelquefois constatée que par tel ou tel passage polémique des auteurs classiques. Ainsi nous lisons dans Mencius : « Aujourd’hui que les empereurs bons et justes n’apparaissent plus, et que les princes féodaux se livrent à toutes les exactions, des philosophes mercenaires nous empoisonnent de leurs doctrines perverses. Le monde est envahi par les aphorismes de Yang-tchou et de Mo-ti, et celui qui n’est pas un adepte du premier se range certainement au nombre des disciples du second. »

Certains commentateurs pensent que sous ces dénominations de Yang-tchou et de Mo-ti, le Philosophe Rigide range tous les adversaires de l’école confucienne. Mais Vassilieff nous apprend qu’il existait à cette époque un sage dont les écrits nous sont parvenus sous le nom de Mo-tse ; ses doctrines semblent, à première vue, peu différentes des enseignements confuciens, si ce n’est qu’on découvre, çà et là, des passages trop idylliques pour être l’œuvre d’un disciple fidèle de Koung-fou-tse et de Meng-tse. Tel celui-ci, tiré de la traduction du sinologue russe : « Toutes les querelles, dit Mo-tse, tous les déboires, tous les maux qui affligent le monde, proviennent du manque d’amour mutuel… Si l’on considérait le royaume étranger comme sa propre patrie, il n’y aurait plus de guerres, plus de rapines ; le fort n’écraserait plus le faible sous le poids de sa fierté, et l’astucieux ne spéculerait pas sur la naïveté du simple. »

Passons à ce que Mencius reproche à ces « philosophes mercenaires empoisonnant le monde de leurs doctrines perverses » : « Yang-tchou, dit-il, prêche le « pour soi », donc il ne reconnaît pas de souverain ; Mo-ti veut l’amour commun, donc il ne reconnaît pas la paternité. Mais vivre sans souverain et sans père serait se ravaler au niveau des oiseaux et des bêtes !… » Plus loin, il y revient encore : « Yang-tchou enseigne qu’on ne doit vivre que pour soi et que si, pour faire du bien à l’univers, il suffisait de sacrifier un seul de ses cheveux, on devrait quand même s’en abstenir ; Mo-ti pèche par un excès d’amour sans distinction. Si les doctrines de Yang-tchou et de Mo-ti ne trouvent pas d’opposition — et seules, les doctrines de Koung-fou-tse pourraient présenter un obstacle sérieux à leur extension — le peuple sera induit en erreur, et la vérité, ainsi que l’esprit humanitaire, seront étouffés, les hommes deviendront comme des bêtes prêtes à s’entre-dévorer. C’est ce que je crains, et c’est pourquoi je me fais le champion de la Voie que les vrais sages des temps passés ont enseignée ; je proteste contre Yang-tchou et Mo-ti ; je combats la perversité de leurs doctrines pour que ces faux prophètes n’obtiennent pas de succès. Peu importe que leur enseignement vienne du cœur, puisqu’il nuit à la cause, et qu’il empêche l’organisation du pouvoir. »

Mencius accuse-t-il Yang-tchou d’égoïsme, ou plutôt réprouve-t-il en lui les idées républicaines ? Il est malaisé de le dire. Quant à celui qu’il appelle Mo-ti, que ce soit le Mo-tse de Vassilieff ou tout autre philosophe dont les écrits ont disparu, le doute n’est pas possible. Le passage ci-dessus suffirait à prouver, si le fait n’était pas constaté par plusieurs documents, que l’esprit de révolte avait alors en Chine des champions bien plus hardis que Confucius et Mencius. Ne se contentant plus de blâmer les abus du pouvoir souverain, de maudire les exactions des riches et des puissants, ils demandaient la dissolution de l’État et l’abolition de la propriété et de la famille[21]. Or, à chaque page de ses écrits, Mencius proclame que le seul remède aux maux de la patrie est l’organisation de l’État sur le modèle de la famille, organisation dont le plan avait été tracé par Confucius avec une minutie vraiment chinoise : Meng-tse, du reste, ne se lasse pas de redire que l’honneur d’avoir indiqué cette voie de salut, véritable et unique, appartient entièrement au Maître.

Le qualificatif de « Père du Peuple », appliqué au souverain, se retrouve sous la plume de tout écrivain défendant une despotie qui s’écroule ; mais, pendant la période dont nous parlons ici, la Chine traverse l’heure, unique peut-être dans l’histoire, où cette conception apparaît avec l’attrait de la nouveauté et sous un aspect progressiste et révolutionnaire. Substituer le souverain père, puisant son droit dans les soins intelligents qu’il prend du bien-être de ses sujets, au roi de droit divin, pharaon, ou ti, émanation inconsciente des forces cosmiques, voilà qui devait paraître et parut le moyen le plus simple d’humaniser l’ordre social, légué par un passé qui était le produit brutal du Milieu. Une page importante de l’histoire de l’humanité serait restée en blanc, si la Chine n’eût pas consacré vingt siècles de sa vie, à tenter l’expérience, d’abord, puis à se convaincre post factum, de son inanité. À plusieurs époques, le Céleste Empire a influé sur les destinées du monde occidental par l’action exercée sur les tribus nomades de cette vaste zone que nous avons plus haut décrite sous le nom de « Territoire des barbaries historiques » ; il nous a donné le ver à soie[22], le thé et d’autres produits utiles ; mais son plus beau titre à une place honorable dans l’histoire universelle, est d’avoir fait, à ses dépens, cette expérience nécessaire. Or le plan de la transformation du despote en père de la nation, avait été élaboré jusqu’aux moindres détails dans les écrits attribués au grand Koung-fou-tse, et aucun de ses corollaires n’y fut oublié : identification de l’impôt foncier avec la rente du sol, abolition des privilèges féodaux, accessibilité de toutes les charges publiques à tous les citoyens, hiérarchie de l’intelligence et du savoir. De l’ensemble des écrits confuciens un Européen moderne ne saurait dégager ce programme que par une analyse minutieuse et complète ; mais les Orientaux semblent le saisir d’instinct : quand les Mandchous publièrent le Chou-king en leur langue, ils n’en traduisirent point le titre par « Livre classique des Annales », ce qui serait le sens direct ; mais ils l’intitulèrent « Livre classique du Gouvernement ».

Les deux civilisations occidentales, celle des bords du Nil et celle de la Mésopotamie, une fois parvenues à un certain degré de développement spécifique, se transportent sur les rives des mers intérieures voisines. L’Inde, enfermée dans son bassin sans issue, s’est désintéressée de l’histoire. La Chine seule, tout en élargissant progressivement son domaine, reste fidèle à ses grands fleuves, berceau de son évolution.

Le territoire de la Chine proprement dite, celui des « Dix-huit Provinces », se compose principalement des bassins de trois grandes rivières qui nous frappent par le parallélisme de leur cours : le Hoan-gho[23], la rivière des Perles, et, entre les deux, le Yangtse-kiang avec la puissante ramure de ses affluents, autant de chemins ouverts par la nature, depuis les frontières de la Mongolie jusqu’à la mer tropicale du Tonkin.

Le parallélisme des fleuves, qui domine toute l’histoire de la Chine, se remarque seulement à l’est du méridien de Tchingtou-fou ; le vaste territoire qui s’étend à l’ouest de cette limite, le Kañ-sou extramural avec le pays de Koukou-nor, les vallées perpendiculaires des grands tributaires du haut Yangtse-kiang, le Yuñ-nañ, sont restés pour la Chine bien plus une aire de colonisation et de vasselage qu’une partie intégrante de la Fleur du Milieu. Le Hoang-ho lui-même, tant qu’il s’écarte de cette direction typique pour décrire vers le nord son énorme courbe entre Lañtcheou-fou et Poutcheou, au pied du massif de l’Outaï-chañ, cesse d’être un fleuve chinois et s’égare en pays barbare, dans l’Ordos. Dans toute cette portion perdue de son cours, il est remplacé pour la Chine par son affluent, le Ouei-ho, qui forme la corde de l’arc ordosien du grand fleuve, dans lequel il va se confondre, près de Toung-kouañ, la barrière de l’Orient. Depuis leur jonction jusqu’à Kaï-foung-fou, chef-lieu de la petite colonie juive oubliée dans ces lointaines régions, le fleuve Jaune reste fidèle à l’orientation dominante que le Yangtse maintient depuis le Sze-tchoueñ, et dont la rivière des Perles (Si-kiang) ne s’écarte point depuis sa naissance, dans les montagnes à l’est de la capitale du Yuñ-nañ jusqu’au delta sur une des branches duquel est construite Canton. En aval de Kaïfoung-fou, le Hoang-ho vient heurter le sommet du triangle formé par les montagnes et les collines du Chañ-toung, triangle qui s’élève comme une île au-dessus des plaines d’alluvions s’étendant de Péking à Nañ-king. Ce point est non moins important pour l’hydrologie du fleuve Jaune que pour les destinées de ses riverains ; ses eaux, se répandant sur ces terres basses à pentes indécises, inondent la vaste zone littorale qui sépare, on pourrait presque dire qui réunit, les bouches du Pei-ho et celles du Yangtse-kiang. À travers cette fangeuse région, au milieu du lacis de coulées, de mares et de marigots, un bras principal se forme qui, au hasard de causes multiples, oscille, tantôt vers la mer Jaune, tantôt vers le golfe de Pé-tchili. Il y a une quarantaine d’années, ce bras se dirigeait vers le sud, emportant à la mer les eaux du Hoang-ho ; mais un cataclysme, qui coûta les biens et la vie à des millions d’hommes, l’a rejeté dans le nord, justifiant encore une fois le surnom de « Fléau des Fils de Han » que le Hoang-ho porte dans le langage fleuri du Céleste Empire. Cette nouvelle orientation lui a fait emprunter le lit du Ta-Tsing, « fleuve des grands Tsing » de la dynastie mandchoue, sous laquelle une catastrophe analogue lui assigna la coulière suivie maintenant par le fleuve Jaune ; elle semble coïncider avec le parcours du Hoang-ho au début de l’histoire de la Chine ; le lit abandonné en 1853 marque l’extrême limite de ses aberrations vers le midi. Les archéologues chinois ont dressé de nombreuses cartes de ces déviations du fleuve en aval de Kaifoung-fou et plusieurs de ces cartes ont été reproduites dans le Mémoire sur la Chine d’Escayrac de Lauture. L’Anglais Elias Ney avait cru compléter par ses recherches personnelles la série de ces études que les épouvantables bouleversements causés par les crues de 1887 forceront à reprendre : le récent désastre compte aussi ses victimes par centaine de milliers, peut-être par millions.

La zone alluviale que détrempent les eaux du Hoang-ho et de ses affluents confine par le sud à


No 8. — Ancien cours du Hoang-ho, d’après un document chinois (200 Li = 1° de l’Équateur).


la région des coulées du Yangtse-kiang ; nous y retrouvons, mais en grand, la plupart des caractères du delta nilotique. Comme les Égyptiens, les Chinois des vallées moyennes des deux grands fleuves n’ont pu arriver à la mer qu’après des labeurs plusieurs fois séculaires, qui convertirent en une contrée populeuse d’énormes étendues de boue, toujours menacées et souvent ravagées par les flots. Le territoire entier du Kiang-nañ est le produit de l’art et de la persévérance des Chinois. Si, au labyrinthe des canaux qui sillonnent en tous sens les provinces d’An-houi et de Tché-kiang, on ajoute les digues construites aux bords des lits changeants du fleuve Jaune, on obtient une somme de travail prodigieuse, même en comparaison de celui que coûtèrent les Pyramides. Mais, pour être plus utilitaires que la plupart des entreprises des pharaons, ces labeurs ne sont peut-être pas plus utiles, puisque, après tant de générations mortes à la peine, on voit encore le Fléau des Fils de Han balayer de siècle en siècle des multitudes innombrables.

On l’a vu, le Hoang-ho doit son nom aux particules de terre jaune, admirablement fertiles, entraînées par ses eaux qui en prennent la couleur, devenue, pour les Chinois, le symbole de la Terre, génératrice de toutes choses, et de l’agriculture, base de l’ordre social et de la souveraineté. Le premier empereur inscrit dans leurs annales s’appelle le « souverain Jaune ».

Cette terre, qui s’étend en Chine sur une superficie plus vaste que celle de la France, ne présente point de stratification : le sol est tout criblé de petits trous verticaux et diversement ramifiés, où Richthofen a reconnu les vides qu’ont laissés les racines des plantes autour desquelles s’était moulée la poussière apportée des déserts de l’Asie centrale par des vents infatigables. Autour de Péking, la terre jaune se montre çà et là sur les promontoires qui dominent le plat pays ; mais, à l’ouest de l’Outaï-chañ, elle recouvre toute la vallée du Ouei-ho, ou, pour mieux dire, toute la région montagneuse qui rattache les chaînes du Tibet à celles du Chañ-si. M. Potanine vient de publier les résultats de ses explorations dans cette région des terres jaunes du nord occidental[24] : « Les couches de grès rouge, dit-il, et de conglomérats qui servent de base au löss sont horizontales, et parfois remplacées par le gneiss. Les grès sont si riches en sel que les habitants les exploitent pour l’en retirer par la cuisson ; souvent, dans les endroits dénudés, la roche se recouvre d’efflorescences salines, et les fonds de certaines vallées semblent tapissés de neige. Les lacs salés sont nombreux ; l’eau de plusieurs rivières est saumâtre. La stratification horizontale des grès et des conglomérats détermine les contours du paysage ; la formation dominante est celle des plateaux ; il n’y a point de chaînes de montagnes nettement accusées. Les nombreuses vallées creuses, les ravines qui entaillent le sol dans toutes les directions trompent l’œil du voyageur : en s’engageant dans ces tranchées, il croit cheminer dans une gorge entre deux versants abrupts ; mais ce qu’il prend pour des montagnes, ce sont les parois de la coupure qui pénètre dans le plateau à une profondeur considérable. Des districts de plusieurs dizaines de kilomètres sont hachés par ces excavations parallèles qui, tout en restant fort étroites, descendent quelquefois jusqu’à 2000 pieds, et, non seulement traversent la couche du löss, mais aussi entament le grès sur lequel il repose. Pour connaître le véritable caractère du paysage, il faut gagner les crêtes ou terrasses qui séparent deux galeries ; alors, à perte de vue, on n’aperçoit que ces hachures parallèles, séparées par des tranches de terrain et rappelant les dents d’un peigne gigantesque. Dans les vallées longues et suffisamment arrosées, les villages sont situés au fond, et les champs de labour occupent les hauteurs recouvertes de löss ; mais dans les ravines étroites et dépourvues d’eau, on bâtit sur les terrasses de séparation, et les cultures s’échelonnent sur les talus. Comme l’eau ne se trouve qu’entre le löss et les grès, les habitants ont parfois à descendre de 200 mètres et plus pour s’en approvisionner.

« Tout ce que Richthofen a dit des terres jaunes du Chen-si est exact aussi pour la province de Kañ-sou ; on voit ici ces mêmes galeries étroites, ces mêmes crevasses verticales de plus de 10 mètres d’ouverture, ces mêmes cavernes servant d’habitations, ces mêmes auberges creusées dans le löss. La mobilité, voilà le trait caractéristique des terres jaunes. Comme le vent déplace les sables du désert, de même les eaux souterraines transportent le löss du sommet des terrasses au fond des ravines. Elles commencent par creuser un vide entre le löss et l’assise sous-jacente de grès : le sol s’abaisse, une crevasse circulaire se produit à la surface ; le cylindre circonscrit par cette crevasse, étant miné par l’eau, se désagrège et tombe en fragments qu’entraîne le courant souterrain ; il se forme un puits profond. Toute l’étendue des terres jaunes est littéralement criblée de ces puits ; les bêtes des troupeaux y tombent souvent et leurs gardiens ont beaucoup de peine à les en retirer. Chaque puits, s’élargissant peu à peu dans la direction du courant souterrain, finit par former une ravine allongée qui va rejoindre la ravine maîtresse de la vallée. Les parois à pic de ces galeries s’écroulent à leur tour, et il est dangereux de séjourner, ou même de marcher à proximité des talus. Les éboulements, les cavernes, les crevasses, les failles, les amas de blocs désagrégés, tous les accidents que l’on rencontre à chaque pas, témoignent de la puissance des forces destructives à l’œuvre dans ce pays. Le paysage est monotone : on voit partout les mêmes coupoles aplaties. La teinte uniformément jaune du sol, et le ciel voilé d’une brume de poussière telle que, le matin, le soleil apparaît comme un disque pâle, sans rayonnement, attristent encore plus l’aspect de ces lieux. À peine si quelques prairies verdoyantes se cachent au fond de ravines arrosées par un ruisseau qu’ombragent des bouquets d’arbres.

« Telle fut la contrée que nous traversâmes, de la limite méridionale de l’Ordos à la ville de Ho-tcheou et aux environs des Sañ-tchouañ. Dans le Kañ-sou oriental, le paysage reste sensiblement le même jusqu’à Koung-tchang-fou. Tout le Cheñ-si, toutes les vallées du Ouei-ho sont de même nature. Sous le rapport du climat, comme sous celui des terres jaunes, la vallée du Ouei-ho ne semble guère différer de celle du Hoang-ho en aval de Lañtcheou-fou… L’hiver est caractérisé par l’absence des vents et la faible quantité de sédiments atmosphériques, par le calme de l’air qu’emplit sans cesse la brume… Nulle part de forêts ; mais seulement les arbres que l’homme a plantés[25]. »

Cette nature du sol explique la présence, dans l’eau du fleuve Jaune, de cette énorme quantité d’alluvions que Staunton, un voyageur du siècle passé, évaluait, non sans étonnement, aux deux centièmes du volume des eaux, le quadruple de ce qu’emporte le Gange. Le missionnaire Williamson, en voyant le Hoang-ho saper la base de son estran, comparait l’effet de chaque flot successif du courant à celui d’une faux promenée dans l’herbe d’une prairie : à chaque morsure du fleuve, une lisière de la berge disparaissait dans l’eau[26]. « Mais les érosions des bords, fait observer M. Élisée Reclus[27], ne sont, pour les riverains, que le moindre des dangers. À un certain point de vue, ils ont encore plus à redouter l’apport des alluvions fécondes qui renouvellent leurs campagnes, car ces terres accroissent constamment la hauteur des rivages : peu à peu des levées naturelles bordent tout le parcours du fleuve ; le fond du lit s’exhausse en proportion, et, quand arrivent les crues, quand l’une des rives est rongée ou surmontée par le courant, un bras nouveau se forme et dévaste le pays… Des auteurs chinois, cités par Karl Ritter, affirment que la surface du courant de crue est de onze tchang (33 mètres) plus élevée que les campagnes riveraines ! L’exagération est grande, mais il est certain qu’un écart menaçant de niveau se produit pendant les crues ; les habitants sont alors obligés de travailler sans relâche à protéger leurs maisons, leurs récoltes et leur propre existence contre le débordement des eaux. »

Ainsi le fleuve Jaune réunit — en les exagérant, pourrait-on dire — tous les caractères des grands fleuves créateurs de l’histoire. Les procédés naturels ont été différents pour l’Égypte, la Mésopotamie et la Chine, mais les résultats sociologiques obtenus sont les mêmes : ici, nous trouvons encore un de ces milieux qui, tout en récompensant d’une main prodigue les labeurs de l’homme, lui imposent, sous peine d’extermination, une solidarité à outrance, une discipline rigoureuse et permanente, s’étendant aux moindres détails de la vie. J’y note cependant une différence importante : le Nil avait été dompté par des œuvres grandioses s’accomplissant à l’aide de corvées ; en Chine, des conditions strictement analogues ne se retrouvent que dans la région du Kiang-nañ et sur le bas Hoang-ho ; de semblables travaux eussent été manifestement inutiles dans ces « terres jaunes » décrites par Potanine : la nature du sol y suggère, au contraire, le morcellement en tiañ ou parcelles circonscrites, entrecoupées de canaux et de rigoles, système préconisé par Meng-tse et qui semble, de temps immémorial[28], avoir été la base même de la constitution sociale et politique de la Chine. L’exploitation de chaque lot par un petit groupe d’agriculteurs ou par une réunion de ces groupes devait favoriser le développement de ce sentiment d’autonomie familiale et rurale si caractéristique des campagnes de la Chine[29], et de ce sentiment de solidarité qu’éveillaient la conformation, la nature du sol. De là cette prédominance, ou, pour mieux dire, cette hypertrophie du principe patriarcal qui marque le début de la période classique ou confucienne de la Chine[30]. Il ne faut point oublier, d’ailleurs, que si le Hoang-ho fut le vrai, peut-être l’unique créateur de la Chine historique, le kiang, — le fleuve mâle ou Céleste par opposition au ho[31], fleuve de la Terre[32] — offrait un territoire riche et varié sous un ciel clément, et lui ouvrait une porte sur la mer, par les provinces de Fo kieñ et de Canton.

On ignore d’où sont venues les « Cent Familles », ces premiers ouvriers de la civilisation dans le bassin des grands fleuves de la Chine. Les Chinois eux-mêmes semblent n’avoir conservé aucun souvenir de leur ancienne patrie. Dans le Chi-king, ce recueil d’anciennes poésies populaires dont quelques-unes ont un caractère incontestablement archaïque, je ne trouve que deux ta ya ou odes ayant trait aux origines de la nation.

L’ode III, très difficile à traduire, vu l’archaïsme de sa langue et l’état rudimentaire de l’idéographie chinoise d’alors, contient les lignes suivantes : « Le commencement de la naissance des hommes (se rapporte)[33] aux fleuves Kiui et Tsi[34]. Koung-tañ-fou vivait dans les cavernes ; (il n’y avait) ni chambres ni maisons. (Il) longea le bord de la rivière occidentale, arriva au pied de la montagne Ki, rencontra la jeune Kiang et (ils) s’installèrent. La vallée de Tcheou est fertile ; la chicorée et la moutarde (y) sont comme du sucre. Il (y) construisit (sa) maison. Les forêts et les broussailles éclaircies (devinrent) d’un passage facile. Les barbares Kouñ s’enfuirent essoufflés. Quand Yu et Jou (eurent) pacifié le pays, Oueñ-vang[35] aussitôt vint au monde. »

Voici la traduction aussi littérale que possible de l’ode XI :

« À l’origine, (la) Kiang-yañ était seule ; comment (donc) les hommes purent (ils) naître ? Elle marcha sur la trace du doigt du Seigneur-ciel ; elle devint grosse : ce fut Haou-Ki. »

D’après Vassilieff, ce Haou-Ki, auquel on offre des sacrifices semblables à ceux que l’on adresse au Chang-ti (le Haut Souverain), et qui est censé avoir enseigné l’agriculture aux hommes, pourrait bien être Yu, le légendaire et régularisateur ou dompteur des fleuves, nommé dans l’ode précédente comme l’un des deux « pacificateurs ».

L’insuffisance des traditions indigènes laisse le champ libre aux hypothèses les plus variées. Inutile de dire qu’on n’a pas manqué de retrouver dans les « Cent Familles », les fameuses dix tribus d’Israël. Des érudits ont découvert, dans le code de Manou, un passage d’après lequel une colonie de Kchatryas aurait été s’établir au delà des monts, dans un pays appelé Maha Tchin, le grand Tchin. W. Schlegel pensait et Terrien de la Couperie a prouvé que les ancêtres des Chinois ont dû apprendre les éléments de l’astronomie à la même école que les Chaldéens.

Pourtant, à notre avis, nombre de circonstances paraissent établir que les civilisateurs du Céleste Empire y sont venus à l’état de barbares ; ils ne se seraient donc pas détachés d’un corps de nation déjà civilisé. Fr. Lenormant a démontré que le bronze chinois diffère de celui des autres peuples ; d’après les Chinois eux-mêmes, l’institution de la famille ne date chez eux que de la dynastie des Tcheou : il fut un temps où ils recevaient le feu en tribut des Miao-tse. Mais la preuve la plus péremptoire nous semble fournie par le monosyllabisme chinois : le monosyllabisme, en effet, place cette nation absolument à part de toutes les autres nations historiques, tandis qu’il la rattache à une famille de peuples dont un certain nombre sont restés jusqu’à ce jour incivilisés, tandis que d’autres (Annamites, Siamois, Tibétains), ne se sont approprié que fort tard les progrès de l’Inde et de la Chine. Les Chinois (et c’est la plus grande partie de leur originalité), sont le seul peuple au monde qui ait su se conquérir une place d’honneur dans l’histoire tout en conservant une des formes rudimentaires du langage. Nous ne prétendons pas que la langue chinoise n’ait évolué depuis son origine, ou seulement depuis les temps historiques ; W. Grube[36] a parfaitement raison quand, dans l’histoire de cet idiome, il distingue trois périodes : préclassique, classique et historique ; mais cette évolution n’a d’intérêt que sous la loupe des recherches philologiques. En dépit de ces progrès, la langue du Céleste Empire, considérée comme instrument de la pensée, est restée incontestablement inférieure à celles de tous les autres peuples historiques, parce qu’elle est d’un maniement plus difficile. Depuis longtemps, les Chinois peuvent exprimer les formes les plus délicates, les plus complexes de la pensée, mais ce résultat leur a coûté des siècles d’efforts. Leur richesse lexicologique se composant de 450, tout au plus de 480 monosyllabes, ils ont dû, pour multiplier ces 480 sons, recourir à des complications et à des raffinements excessifs. Le ton ascendant, naturel ou descendant sur lequel ils prononcent un mot, a pour eux une importance phonétique capitale ; mais, en dépit de tous ces soins, ils ne réussissent guère qu’à porter à mille le nombre de leurs mots usuels. Par lui-même, chaque vocable chinois ne dit presque rien à l’oreille, tant il a de significations diverses[37]. De là, cette nécessité d’une écriture idéographique parlant aux yeux. Tous les efforts se portèrent sur l’élaboration d’une langue écrite, académique par sa nature même, et qui fut la cause principale de la prédominance des lettrés.

Jusqu’à ce jour, la Chine ne possède pas de langue parlée nationale, et les habitants de différents quartiers d’une grande ville ne peuvent s’entendre sans l’intermédiaire de la langue écrite. Les plus illettrés des Chinois comprennent si bien l’infériorité de leur idiome, que, pour les mille exigences de la vie journalière, ils se créent un dialecte à part qui s’achemine lentement vers le polysyllabisme et l’agglutination.

La Chine ne fut unifiée sous Tchi-hoangti (de la dynastie des Tsiñ, le « brûleur de livres » et le constructeur de la Grande Muraille), que parce que la langue écrite l’avait été par les lettrés. La gloire de Confucius, nous n’en doutons nullement, est due, en partie, au rôle initiateur qu’il joua dans le grand mouvement académique. Cette scission entre la langue écrite, comprise par tout homme plus ou moins instruit dans l’empire, comme en dehors des limites de la Chine, et la langue parlée, subdivisée à l’infini en dialectes et en patois, entrave le mouvement de transformation du chinois vulgaire ; quant au chinois classique, l’extrême complication de son idéographie pèse sur le développement intellectuel de la nation ; l’écriture et la lecture absorbant tout le temps des études, les connaissances mathématiques et scientifiques sont forcément négligées.

La diversité des idiomes parlés en Chine n’est point la conséquence nécessaire du monosyllabisme et du caractère isolant du chinois, mais il est permis d’en conclure que les éléments constitutifs de la nation y ont été de tout temps variés comme aujourd’hui, peut-être plus encore. Sans compter les Mongols et les peuplades altaïques non encore fondues dans le reste de la population ; sans compter les Fokiénois et les Cantonais, mélangés à tous les degrés d’éléments malais et autres encore mal déterminés, on trouve dans la Chine propre des représentants de toutes les grandes divisions du groupe des peuples à langues monosyllabiques : Tibétains (Si-fañ) Barmans (Lolos), Siamois, (Papé, Miao-tse). L’ethnologie des habitants de cette région n’est pas assez avancée pour qu’on puisse, en connaissance de cause, dire s’ils ont commune origine.

Mais si, en Chine, comme dans tous les territoires historiques passés en revue jusqu’ici, il est impossible d’attribuer le rôle d’initiateur de la civilisation à un groupe ethnique déterminé, la part décisive qui revient à ses grands fleuves, au Hoang-ho surtout, dans la création et l’épanouissement du Céleste Empire, n’est pas difficile à constater. Tout ce qui reste aux Chinois de traditions relatives à leurs origines se concentre sur le grand fait d’un déluge, d’un débordement des eaux. Nous lisons, au commencement du livre classique des Annales : « Les eaux épanchées m’effrayent (dit Yao) ; ces eaux épanchées sont le déluge. (Yao) ordonna à Yu de réglementer (les eaux). L’eau coula (désormais) au milieu, ce sont le Hoang-ho, le Kiang et le Hañ. Quand les dangers et les obstacles furent écartés, quand le mal causé par les bêtes et les oiseaux fut amoindri, les hommes s’établirent sur la terre pacifiée. » Meng-tse, à son tour, nous donne une description autrement vive et détaillée de ce débordement des fleuves. Si, dans le livre de Confucius dont il ne faut pas perdre de vue le caractère didactique, Yu apparaît comme un personnage secondaire, exécuteur modeste des ordres d’un souverain imaginaire, l’intention est aisée à deviner : le premier devoir d’un monarque, père de ses sujets, n’est-il pas de choisir parmi les humbles l’homme le plus propre à la tâche qu’on lui confie ? Confucius, d’ailleurs, ne tarde pas à réhabiliter ce héros de l’humiliation temporaire, car il l’élève au rang d’empereur, fondateur de la dynastie des Hia. Cette exaltation de Yu, il est vrai, fournit au philosophe l’occasion d’insister à nouveau sur son thème favori, électivité du pouvoir souverain ; cependant, de l’avis unanime des connaisseurs en littérature chinoise[38], ce troisième livre du Chou-king, le Yu-koung, rôle ou registre des taxes dressé par Yu, est celui de tous les ouvrages classiques de la Chine dont l’authenticité soulève le moins de doute[39]. On sait que le Yu koung raconte avec certains détails comment du haut de la montagne de l’Oreille de l’Ours, Hioung-eur-Chañ, Yu, après avoir dompté les eaux débordées, après les avoir enfermées dans les lits du Hoang-ho, du Yangtse-kiang et du Hañ-kiang, et rendu ainsi la terre habitable, procéda à l’organisation de l’État, qu’il divisa en neuf provinces dont il fit graver les cartes sur des vases de bronze ; comment il institua la tenure du sol et taxa les habitants de chaque province en raison de la fertilité du territoire, etc.

L’étude de ce curieux document a permis à Richthofen de dresser une carte de la marche probable de la colonisation et de la civilisation chinoise dans les temps anciens. Cette marche est conforme à celle que nous pouvons induire de la nature des lieux : groupées au cœur des « Terres Jaunes » au confluent du Hoang-ho et du Ouei-ho, les Cent Familles sont arrêtées, à l’ouest et au nord par les nomades et par le peu de ressources que le pays offre à la culture ; à l’est, par le Fleuve, si difficile à dompter. La mer les repoussant de son littoral encore inhabitable, elles se dirigent vers le Yangtse en prenant surtout les vallées du Hañ et le Kialing. Divers auteurs placent au viiie s. avant Jésus-Christ l’établissement de la domination chinoise sur le Hañ et le Kiang[40] ; elle doit être plus ancienne dans le Szetchouen, dont la situation géographique explique si bien le caractère guerrier que revêt momentanément le peuple pacifique des Chinois sous la royauté des Tsiñ, futurs créateurs de l’unité politique de l’empire. Au temps de Meng-tse, les « barbares tatoués » occupent encore le midi, mais la civilisation ne tardera pas à y pénétrer par les vallées des affluents sud-orientaux. Cette nécessité de conquérir successivement trois bassins fluviaux, de reprendre à trois fois, sous des latitudes différentes, la période initiale de son évolution, explique les retards, les recommencements perpétuels, les redites et les contradictions que l’on signale à chaque page de l’histoire du Céleste Empire. Mais aussi, nul peuple n’a resserré autant que les Chinois les liens qui rattachent la formation des États au courant des fleuves : dans leur idéographie expressive, l’Eau qui coule figure le Gouvernement.

La Chine nous a conduits aux extrêmes limites de l’Ancien Continent, et, après y avoir vu à l’œuvre les peuples les plus divers, blancs, noirs ou jaunes, nous avons pu nous convaincre que sur cette masse innombrable des « appelés », les seuls « élus » ont été, toujours et partout, invariablement, les riverains de quelque grand fleuve « à catastrophes ». Chacune des quatre grandes monarchies de l’antiquité nous a apparu comme un corollaire du système hydrologique du pays qui lui a servi de berceau, et l’histoire, dans tout l’Ancien Monde, a été une corvée imposée à une partie du genre humain par certaines particularités orographiques du Milieu.

Je suis loin cependant d’en conclure à une sorte de fatalisme potamique. Car si, dans l’immense zone que nous venons de parcourir et qui a toujours été la zone par excellence de la civilisation et du progrès, le Milieu s’est trouvé être invariablement le vrai créateur de l’histoire, le Fleuve n’a eu d’importance à nos yeux que parce que, en Égypte et en Chine, dans l’Inde ou en Mésopotamie, il a été comme une synthèse vivante des conditions géographiques les plus multiples. Tel a été le cours normal des choses ; mais nous ne devons pas perdre de vue que, seule, la loi générale n’admet point d’exception, tandis que toute évolution normale est sujette à des déviations, à des accidents nombreux, et que jamais un phénomène naturel ne se présente avec la simplicité et la monotonie d’une expérience de physique faite méthodiquement dans un laboratoire. L’exemple éloquent des quatre grandes civilisations antiques me semble suffisant pour démontrer que jamais, dans aucun pays du monde, un épanouissement historique important ne saurait se produire dans un milieu qui ne condamne point ses occupants à cette solidarité à outrance que nous avons vu brutalement imposée partout sur les bords de nos Grands Fleuves historiques ; mais il est possible de concevoir un milieu qui possède cette qualité première, rigoureusement requise par l’histoire, sans que pour cela il soit baigné par un fleuve ou par un système de fleuves.

Je ne connais point, dans l’Ancien Monde, ne fût-ce qu’un exemple unique de ces milieux exceptionnels ; et si, dans les deux Amériques, nous voyons la civilisation fuir les bords des grands fleuves, ce fait par lui-même ne constitue pas encore un de ces écarts dont je viens de parler, puisque ni le Mississipi ni l’Amazone, bordés jadis de marécages et de fausses rivières qui les rendaient inabordables, ne possèdent les propriétés d’un Nil ou d’un Hoang-ho.

Les régions peuplées de l’Amérique où se sont rencontrés des phénomènes analogues à ceux des grands fleuves de l’Ancien Monde sont les plateaux lacustres de l’Anahuac et de la Bolivie, où de vastes mers intérieures au niveau changeant, tantôt diminuées par les sécheresses, tantôt gonflées par les pluies, ne pouvaient devenir des agents de civilisation que grâce au labeur solidaire de toutes les populations riveraines. Mais les civilisations locales qui se sont produites sur ces hauteurs se trouvaient condamnées à rester en dehors du grand domaine de l’histoire par leur isolement dans les bassins circulaires, sur les plateaux du Mexique et du Pérou, limités soit par des plages arides, soit par des forêts vierges. La nature américaine parle un langage qu’il faut déchiffrer autrement que celui de l’Ancien Monde, mais elle n’en commande pas moins aux peuples « la solidarité ou la mort ».


FIN

  1. On distingue en chinois deux sortes de terminaison en n ; dans l’intérêt de la nomenclature géographique et historique, il me semble important d’en tenir compte : il est d’usage de représenter par ng, une fin de mot qui se prononce comme celle du français « crâne ». La prononciation de l’autre est absolument identique à celle du gn français dans « montagne ; » il me parait plus simple de la rendre par ñ espagnol : ainsi Pékin se prononce Pékine, et chañ, montagne, chagne.
  2. D’Escayrac de Lauture, Mémoire sur la Chine ; Vassilieff, Esquisse d’une histoire de la Littérature chinoise (en russe).
  3. Vassilieff, ouv. cité ; W. Grube, Sprachwissenschaffliche Stellung des Chinesichen. Seul, en fait d’ancienneté, le Tchouñ-tsin, chronique du royaume de Lou, qu’on rapporte même à Confucius, pourrait lui disputer la palme.
  4. L’ « empereur Jaune ». Hoang-ti, nom propre, s’écrit autrement que Hoang-ti, « l’auguste empereur », désignation du souverain en usage dans la Chine et le Japon. Mais cette homophonie de jaune et d’auguste mérite d’être signalée.
  5. Chez les Taoïstes (prétendus disciples de Lao-tse), comme chez les bouddhistes, le mysticisme chinois a certainement une teinte hindoue. A. Jardot (Révolutions et migrations des peuples de la haute Asie) le remarque très bien, sous le rapport chronologique traditionnel, les Chinois ne fournissent pas d’autres calculs que les Hindous ; mais il semble ignorer que ces calculs sont postérieurs à l’ère chrétienne, et souvent de dix à douze siècles.
  6. Ouv. cité.
  7. Le Li-ki est l’un des trois rituels ou manuels classiques du li (cérémonies). Les deux autres sont le Tcheou-li (rituel de la dynastie des Tcheou), et le I-li (rituel réformé).
  8. Vassilieff, ouv. cité.
  9. Pour les ouvrages attribués à Confucius et à Mencius, cf. la belle traduction anglaise, Chinese classics, etc. de J. Legge, dont il existe une édition populaire.
  10. Ces perpétuelles disparitions de documents et de livres chez les Chinois rappellent les prétentions de certaines peuplades Lolo, d’après lesquelles leurs ancêtres ont eu aussi des livres, mais « le chien les a mangés ».
  11. Très improprement traduit par « les cérémonies ».
  12. Interrogé sur la mort par un jeune homme, le Sage répondit : « Tu songes déjà à mourir et tu n’as pas encore appris à vivre ! » À un disciple anxieux des choses d’outre-tombe : « Il est déjà, dit-il, si difficile de connaître ce monde que nous voyons et où nous vivons, comment pouvons-nous connaître cet au-delà dont nul ne nous a rapporté de nouvelles ! »
  13. Confucianism in relation to Christianity.
  14. L’empereur Hoang-wou, de la dynastie des Ming, ordonna, dit-on, d’exclure du programme classique les œuvres de Mencius. Les lettrés vinrent en masse protester contre ce décret. L’empereur, irrité, condamna d’avance à mort le premier qui oserait manifester son mécontentement. Alors arriva le ministre d’État avec protestation signée de sa main, et cercueil pour son corps après l’exécution. Hoang-vou révoqua le décret.
  15. Les trois autres sont : le Louñ-yu, Dialogues ; le Ta-hiao. Grande Doctrine, et le Tchoung-yung, Milieu immuable, ouvrage fortement empreint d’idées taoïstes. La Grande Doctrine et le Milieu immuable sont des extraits du livre classique appelé Li-ki.
  16. Le I-king, classique des Transformations ; le Tchouñ-tsiñ, Chronique du royaume de Lou ; le Chi-king, classique des Poésies ; le Chou-king, classique des Annales ; le Li-ki.
  17. C’est la traduction du nom de Meng-tse ; les œuvres groupées sous cette appellation ont un caractère beaucoup plus personnel que tous les autres ouvrages classiques : cependant il n’est pas certain que Meng-tse doive être considéré comme un nom propre.
  18. Il n’est nullement démontré que Confucius et Mencius aient réellement vécu aux temps que leur assigne la chronologie officielle.
  19. D’après la chronologie officielle.
  20. On cite, parmi ceux-là, Hoai-nañ, personnage issu de la dynastie impériale des Hañ. Il vivait au milieu d’artistes, d’astrologues et de magiciens, et était passionné pour la musique. Les extraits suivants donneront quelque idée du fond de ses doctrines : « La joie et la colère sont des détournements de la Voie ; le chagrin, les remords sont un vice du cœur ; les passions sont une dépravation de la nature… L’homme vrai est celui dont la nature se conforme à la Voie. Ce qui existe est pour lui sans importance ; le vrai et le vide (faux) pour lui sont égaux… S’il ne tient pas au ciel, son esprit est sans inquiétude ; s’il ne se soucie pas des choses, son cœur n’a pas d’erreur ; si la vie et la mort lui sont indifférentes, ses pensées ne seront pas oppressées. » (Vassilieff, ouv. cité.)
  21. Le Mo-tse de Vassilieff semble avoir été un représentant de ces doctrines, mais considérablement mitigées dans le sens du confucianisme.
  22. Les premières « graines » de ver à soie furent apportées en Europe sous Justinien par deux moines qui avaient accompagné l’ambassade envoyée de Constantinople en Chine (530 ap. J.-C).
  23. Hoang-ho signifie litéralement « fleuve Jaune », et ce nom s’applique très bien à ses eaux, chargées de ce löss, de cette « terre jaune », étudiée par M. de Richthofen. Mais l’épithète de « fleuve Bleu » n’est donnée au Yangtse-kiang que par égard à certaines notions fondamentales de la cosmogonie et de la philosophie naturelle des Chinois. Yang, le principe mâle, actif, éthéré, lumineux, est un équivalent ou une attribution du ciel (tian) ; Yin, le principe femelle, est passif, opaque, et, par excellence, terrestre. Le Hoang-ho est le fleuve de la Terre (ti) ; le Yangtse, la progéniture du principe mâle, est de la nature du ciel. Or, d’après le rituel officiel que l’on prétend déjà fixé à l’époque de la dynastie des Tcheou (le Tcheou li), tout ce qui se rapporte au culte de la Terre est marqué de la couleur jaune ; le bleu est symbolique du ciel. Les premiers mots que les enfants chinois apprennent à lire dans le fameux Livre des Mille Caractères sont : « Le bleu est la couleur du ciel, le jaune est la couleur de la terre. » La première de ces propositions serait admise dans toutes les parties du monde, là même où le ciel est le plus souvent gris. Mais cette intime connexion du jaune et du terrestre dans l’ancienne cosmogonie chinoise, nous semble la preuve éclatante que, dans le bassin du Hoang-ho moyen, les immenses étendues du löss ont été le vrai berceau de l’histoire et de la civilisation chinoise. Le yang du Yangtse-kiang n’est pas ou n’est plus figuré dans l’écriture chinoise par le signe du principe mâle, mais par un homophone. La traduction de ce nom par « progéniture du principe mâle » pourrait donc être contestée, car la valeur des mots chinois est fixée bien plus par le signe de l’écriture que par le son ; mais il est certain, que, dans leurs idées cosmogoniques, le fleuve Bleu est un fleuve céleste, yang, tandis que le fleuve Jaune est un fleuve terrestre, yin.
  24. Izvestiya (Bulletins) de la Société russe de Géographie, t. XXIII, liv. 3, 1887.
  25. Guppy, Nature (angl.). 23 septembre 1880.
  26. Journey in North-China, etc.
  27. Nouvelle Géographie universelle, t. VII.
  28. Le témoignage des livres est confirmé à cet égard par l’analyse des signes idéographiques : souvent mieux que le langage lui-même, ces signes ont conservé le moule des anciennes conceptions.
  29. Cf. Simon, la Cité chinoise.
  30. La fin de cette période me semble être cette insurrection des Taïping qui ne put être domptée que par l’intervention des Européens et des Américains de Changhaï, et par la fameuse ever victorious army, sorte de légion étrangère organisée par Gordon. La dynastie mandchoue règne encore, mais elle ne saurait longtemps résister au courant de réorganisation qui a déjà importé, en Chine, les inventions de l’Occident d’abord, et, par suite, un levain de ses mœurs et de ses institutions. Certes, ce grand mouvement en est encore à ses débuts, mais, on ne peut le nier, les idylles confuciennes du général Tchen-ki-tong dans la Revue des Deux Mondes ne produisent plus sur beaucoup de ses compatriotes que l’impression de contes d’enfant.
  31. Il est difficile à un Européen de saisir la nuance entre kiang, et ho qui signifient également « fleuve ».
  32. Dans toutes les mythologies, le Ciel-père est plus jeune que la Terre-mère.
  33. Nous mettons entre parenthèses les mots qui ne se trouvent pas dans l’original.
  34. Ces noms de fleuves nous sont inconnus, comme aussi celui de la montagne Ki.
  35. De la dynastie des Tcheou.
  36. Sprachwissenschaftliche Stellung des Chinesischen.
  37. Dans le dictionnaire anglo-chinois de Wells Williams, j’ai compté plus de 190 groupes de mots qui se prononcent i. Gravité, extérieur imposant, homme sérieux, magistrat, etc., forment un groupe unique figuré par un seul caractère d’écriture.
  38. Richthofen, China, t. I ; Vassilieff, ouv. cité.
  39. Authenticité relative, il est vrai, car l’ouvrage a été certainement remanié par les Confuciens pour les besoins de leur cause ; mais le Yu-koung n’a pas été inventé de toutes pièces : il reflète les traditions d’un passé lointain, et ses indications topographiques sont d’une précision remarquable.
  40. Au temps de la première décadence des Tcheou, 780-770.