La Cochinchine en 1871

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La Cochinchine en 1871
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 97 (p. 204-218).
LA COCHINCHINE
EN 1871

Depuis l’époque de la conquête jusqu’à ce jour, c’est-à-dire pendant une période de douze ans, notre rôle en Cochinchine s’est plutôt borné à une occupation militaire qu’à une colonisation du pays. Pour se maintenir dans les possessions récemment reconnues par le traité de Hué, il fallut lutter d’abord contre l’esprit de révolte des populations mal soumises ; plus tard, l’annexion des provinces limitrophes du royaume du Cambodge parut indispensable à la sécurité du territoire qui venait de nous être abandonné, et, si cette extension se fit sans coup férir, un nouvel état de guerre n’en résulta pas moins. Aujourd’hui les six provinces conquises forment dans notre main un tout presque homogène. Bien que le sentiment national domine encore dans la classe élevée, les insurrections sont de plus en plus rares : s’il s’en présente encore sur quelques points isolés du territoire, les rivalités de village à village, d’Annamites entre eux, en sont les principales causes. Nos relations avec la cour de Hué ne sont pas parfaitement nettes : le temps, qui plus que partout ailleurs est ici le grand maître, les éclaircira sans peine ; nos voisins de Siam ont parfois quelques différends avec le roi du Cambodge, notre protégé : c’est un point qui ne saurait être bien noir dans l’horizon de notre politique. Les impôts rentrent aisément, le mouvement commercial grandit, les intérêts agricoles s’éveillent, et le jour est proche où le pays passera, si on l’y aide, de l’état d’occupation à celui de colonie nouvelle, source véritable de richesse pour la métropole. Quelle est la physionomie du mouvement qui se produit aujourd’hui en Cochinchine ? sous quelles formes le progrès semble-t-il s’y présenter ? C’est ce que nous allons tâcher d’indiquer le plus brièvement possible, en jetant un regard sur le passé et sur l’esprit des idées nouvelles qui se développent sous nos yeux.

La nature semble avoir formé cette terre pour l’exploitation de l’homme, tant elle y a fait le sol riche et fertile, tant elle y a multiplié les moyens de communication les plus simples en la coupant de grands fleuves et d’innombrables canaux. La culture primitive devait être celle qui répondait le. mieux au caractère du sol et du climat, aux goûts de, habitant, aux besoins des contrées voisines ; aussi la plus grande partie du territoire cultivé l’était-elle en rizières quand nous en avons pris possession. Un arrêté de la cour de Hué limitait alors l’exportation du riz aux provinces de l’Annam, la Basse-Cochinchine en était le grenier naturel, et dans la mousson favorable de grandes jonques chinoises remontaient au Tonquin. Quand l’occupation française fit de Saigon un port franc, les riz y arrivèrent en masse, et ce fut alors que les navires de toutes nations les transportèrent en Chine et au Japon. Les récoltes de la Chine sont annuellement insuffisantes à l’énorme consommation de tant de millions d’hommes ; celles du Japon sont incertaines, et firent presque entièrement défaut dans les années 1808-1869 : il en résulta un mouvement commercial considérable et un accroissement sensible dans la richesse du pays. Le numéraire, jusqu’alors d’une extrême rareté, diminua de valeur ; l’Annamite, trouvant dans l’exportation à l’étranger le moyen d’écouler ses récoltes à de gros bénéfices, défricha la terre pour la mettre en culture, et si, en raison de l’insuffisance de nos moyens de contrôle, le revenu de l’impôt n’y gagnait pas d’autant, il augmentait cependant chaque jour. On peut expliquer ainsi comment la Cochinchine devint en peu d’années florissante et vivace, soldant une grande partie de ses dépenses, bien qu’elle ne fût pas sûre de sa propre existence, et qu’elle différât entièrement par son administration de ses sœurs aînées des Antilles et de la mer des Indes.

Cette administration devait être aux débuts exempte de tous rouages compliqués ; . la plus simple était la plus favorable à nos intérêts, c’était aussi la moins coûteuse. Avant tout, il y avait une étude à faire, étude d’autant plus complète que les élémens faisaient absolument défaut. Arrivant dans un pays jusqu’alors inconnu, nous nous trouvions en présence d’un peuple libre qui avait son passé, son histoire, sa législation, et c’était cette nation vaincue de la veille, dont nous ignorions la langue et les mœurs, qu’il fallait nous assimiler. C’eût été s’exposer alors à de graves mécomptes que d’engager avec les susceptibilités nationales une lutte de chaque jour, en cherchant à mettre en pratique les règles ordinaires de notre administration ; aussi comprit-on sans peine qu’il fallait se garder déporter atteinte à l’ordre de choses établi, et se berner à en centraliser le mouvement dans nos mains. Laisser les indigènes à leurs lois, à leurs coutumes, n’intervenir dans leurs affaires que pour régler leurs différends, garantir leurs propriétés, fixer et percevoir l’impôt, entretenir les voies de communication, les créer lorsqu’elles manquaient, tel est en résumé le but que l’on s’est proposé en nommant des officiers du corps expéditionnaire aux postes d’inspecteurs des affaires indigènes. Dire que le système était parfait, ce serait une erreur : il a suffi pourtant jusqu’à ce jour aux besoins restreints du pays, il a donné à sa cause des serviteurs éclairés, rompus aux mœurs annamites et parlant bien la langue, prêts en un mot à rendre d’importans services dans la phase nouvelle où la Cochinchine doit entrer avant peu.

S’est-on rendu compte jusqu’à ces dernières années de l’avenir de notre conquête ? A-t-on compris que notre établissement pouvait avoir un autre sens que la prise de possession d’un point militaire important dans l’extrême Orient ? Il est permis d’en douter. Tout dans le principe s’opposait aux recherches agricoles : l’agitation du pays, les expéditions fréquentes, l’incertitude où l’on vivait au sujet de la durée d’une occupation dont le maintien était mis en question, incertitude qui entraînait avec elle la pénurie de tout élément colonisateur. Ces causes de trouble ont aujourd’hui disparu, l’œuvre d’établissement semble durable et complète, et la confiance grandit à mesure que le pays révèle sa richesse.

Indépendamment du riz, qui absorbait la grande majorité de leurs cultures, les Annamites plantaient depuis longtemps la canne à sucre avec succès ; mûriers, cocotiers, aréquiers, poussaient à peu de frais sur leurs jardins, le poivre et l’indigo réussissaient dans les provinces de l’ouest, on reconnut enfin que le café pouvait aussi sortir de cette terre. La culture du café n’exige pas de grands capitaux ; si le planteur dispose d’un revenu mensuel, fût-il minime, il peut aisément l’entreprendre ; mais il doit y apporter toute sa patience, un travail incessant, jusqu’au jour où les caféiers ont grandi et rapportent. Quelques hommes courageux voulurent tenter l’épreuve, achetèrent les terrains qui l’environnaient les meilleures garanties, s’entourèrent de journaliers chinois où annamites, et travaillèrent à défricher le soi. La tâche était pénible, le résultat lointain ; il fallait lutter contre les ligueurs du climat, se garder des tigres, seuls maîtres jusqu’alors des forêts et des plaines ; il fallait enfin vaincre la force d’inertie que l’ouvrier annamite apporte à tout travail. La solitude pour compagne, nul bien-être à l’heure du repos ; pour demeure, une case de bambous et de paille ouverte à toutes les pluies et à tous les soleils, exposé aux incursions des fauves maraudeurs de nuit. Il faut rendre honneur à ces hommes qui tracent aujourd’hui la route aux agriculteurs de l’avenir : leur travail a déjà vaincu bien des obstacles ; les plantations sont dès à présent en bonne voie d’exécution, il est permis d’espérer que dans peu d’années elles seront en plein rapport.

En 1869, une usine sucrière s’établissait à Bien-hoa, et devenait presque immédiatement la propriété d’une compagnie anglaise. Cette fois, c’était la culture industrielle qui tentait l’aventure. Les Annamites cultivaient la canne aux alentours et portaient leurs récoltes à des propriétaires de moulins qui leur rendaient à un faible « pour cent » du sucre consommable dans le pays, mais absolument impropre à l’exportation en raison de sa mauvaise qualité. On espérait, en s’établissant dans la province, acheter les récoltes ou tout au moins obtenir des cultivateurs qu’ils livrassent leurs cannes à l’usine, qui leur rendrait, dans une mesure relativement avantageuse, des produits également propres à la consommation et à l’exportation. C’était un essai, et, s’il réussissait, la compagnie pouvait réaliser de beaux bénéfices, en attendant le jour où elle travaillerait pour son compte et par ses propres moyens. Le fait attendu ne se produisit pas. En voulant marcher droit au but, on échoua contre les préjugés indigènes ; des offres trop brillantes inspirèrent la défiance aux cultivateurs, et les propriétaires de moulins, entretenant à leur profit cet esprit de résistance, n’eurent pas de peine à conserver dans la province le monopole de fabrication. L’usine chôma. Dès le principe, elle était établie sur un pied qui répondait largement au but d’essai que l’on se proposait. Malgré cet insuccès, la compagnie triplait cependant ses moyens de production pendant qu’elle défrichait aux environs une concession destinée à la culture de la canne, et peut-être, en agissant ainsi, commettait-elle la faute de vouloir devancer le progrès.

Faut-il considérer l’insuccès de l’usine de Bien-hoa comme un échec décisif essuyé par l’industrie sucrière en Cochinchine ? Nous ne le pensons pas, et la mauvaise chance qui s’est attachée à cette entreprise n’a découragé personne. Une œuvre qui a besoin, ne fût-ce qu’à ses débuts, du concours des indigènes ne saurait marcher à grands pas. Le caractère dominant de ce peuple est une incroyable lenteur, un sentiment inné de méfiance et de répulsion pour tout ce qui diffère de ses traditions et de ses usages, une apathie qui souvent lasse les esprits les plus puissans : pour qui connaît bien l’Annamite, la non-réussite de la première usine n’a rien de surprenant ; c’est une épreuve, conséquence assez naturelle des conditions de son établissement. Cette tentative, tout infructueuse qu’elle ait été pour ceux qui l’ont faite, aura rendu service à l’avenir. On a compris les répugnances qu’il y avait à vaincre, et l’administration, soucieuse de l’introduction des cultures industrielles dans le pays, vient d’user de son influence pour assurer pendant quelques années la matière première aux établissemens futurs. Que l’Annamite se rende compte des avantages qu’il en peut retirer, qu’on lui fasse toucher du doigt, car il est prudent en affaires, l’augmentation du rapport, l’immense supériorité des produits, et nous verrons les préjugés disparaître et les portes s’ouvrir largement à de nouvelles entreprises.

La source de richesse est dans le sol, les ennemis les plus déclarés du progrès ne le sauraient nier. Comment la faire jaillir ? Comment amener ce beau pays au point de production qu’il semble promettre à un si haut degré ?

Faire rendre à un sol et à un peuple par les voies honnêtes et justes tout ce que la nature leur a donné de fécondité et d’intelligence, tel est le but incontestable de la colonisation dans un pays conquis. Dans celui qui nous occupe, la terre ne manque pas à l’homme, c’est l’homme qui lui fait défaut. La Cochinchine doit donc, tout en continuant à produire autant et même plus de riz que par le passé, s’enrichir de cultures nouvelles et de produits d’un plus grand rapport, augmenter en un mot dans une large mesure la valeur de ses exportations : son avenir colonial est là tout entier ; mais pour créer dans un pays de grands centres agricoles avec ses moyens propres, il faut que les capitaux abondent, il faut aussi, et ce n’est pas une des moindres conditions de succès, que l’esprit d’entreprise et d’initiative commerciale soit très développé chez l’habitant. Or l’argent manque en Cochinchine : bien que la prospérité de la colonie se soit sensiblement accrue depuis que nous en avons pris possession, l’intérêt légal entre Annamites est environ de 36 pour 100, chiffre énorme et souvent dépassé, car généralement la convention fait seule la loi des parties. Les qualités de l’habitant ne sauraient en rien, il faut le reconnaître, se substituer au capital absent ; ses aptitudes sont toutes passives, et ses goûts l’éloignent du progrès.

La Basse-Cochinchine fut, dans le principe de la conquête du Cambodge par les Annamites, colonisée par des gens de la dernière classe et des vagabonds pris dans le Tonkin. Les descendans de ces hommes n’ont rien des qualités viriles d’une race conquérante : capables d’obéir à un mouvement d’entraînement passager, surtout si leur vanité se trouve en cause, ils ne voient dans le travail qu’un effort désagréable. Petits, malingres, rachitiques, ils se montrent en. général peu soucieux de ce qui ne peut flatter leur amour-propre, et ce n’est pas sans peine qu’on a pu les amener à cet état de demi-civilisation où ils vivent aujourd’hui. Demander à ce peuple de refaire immédiatement sous nos yeux son éducation agricole, appeler sans transition ses facultés sur des points nouveaux qu’il ignore, serait un moyen tout au moins douteux d’arriver à nos fins ; le temps peut amener les indigènes à participer un jour et dans la mesure de leurs forces au mouvement qui nous préoccupe, mais ce mouvement dès son principe serait immobilisé dans leurs mains. L’élément étranger a compris dans ces dernières années la richesse naturelle du pays ; qu’on lui ouvre largement les portes, qu’on lui facilite les établissemens agricoles, les opérations industrielles, il apportera dans la colonie son capital, il y placera ses intérêts, et donnera l’essor à cette transformation de culture vers laquelle doit tendre toute pensée française.

Une source étrangère et puissante d’activité commerciale existait depuis longtemps dans le pays quand nous en sommes devenus les maîtres ; nous voulons parler de la colonie chinoise, dont l’origine dans l’Annan remonte à près de deux siècles. Courtiers de commerce, les Chinois transportaient les riz de la Basse-Cochinchine dans les provinces qu’elle approvisionnait ; contrebandiers hardis, ils chargeaient leurs jonques aux embouchures des grands fleuves, trompaient ou gagnaient les surveillans des côtes, et réalisaient de beaux bénéfices à Singapour et à Hong-kong ; marchands ingénieux, artisans habiles, ils détenaient le petit commerce et l’industrie du pays sans que les indigènes fissent rien pour les leur enlever. Vivant sous la loi de l’empire, groupés suivant leurs origines et leurs dialectes en congrégations dont chacune avait un chef responsable vis-à-vis du mandarin de la localité, ils payaient l’impôt comme les Annamites et se mêlaient à eux. L’administration française n’a rien changé à cet état de choses ; les Chinois, nombreux en Cochinchine, y sont, comme par le passé, soumis à la loi annamite et groupés en congrégations. Leur rôle dans la colonie est d’une sérieuse importance : comme autrefois, ils ont à peu près le monopole des transactions commerciales de l’intérieur, ceux des transports de marchandises sur les rivières et du petit commerce dans les centres populeux ; leurs ouvriers rendent à Saigon de grands services, la ferme de l’opium, celle des jeux, de l’eau-de-vie de riz, sont entre leurs mains. Plusieurs ont réalisé des fortunes immenses, et sont prêts à tout entreprendre. Mariés le plus souvent dans le pays, ils y ont leurs intérêts, leurs habitudes ; ils font pour ainsi dire partie intégrante de la population indigène, qui doit forcément s’améliorer sous leur influence, car ils en sont l’âme et la vie.

Jusqu’à ces derniers temps, on a paru se montrer hostile ou tout au moins peu sympathique au développement étranger dans la colonie. Il en faut chercher la cause dans la nature de cette administration presque rudimentaire établie aux débuts de la conquête, qui répondait aux besoins du jour, et ne pouvait suffire à des intérêts plus complexes et plus généraux. Il fallait, pour entrer dans la voie nouvelle, remanier franchement cet état de choses avec lequel on avait vieilli, qui pour beaucoup d’esprits semblait avoir atteint toute la perfection désirable de fonctionnement. On se demandait si l’heure était venue, on reculait devant les difficultés qui allaient se présenter.

Tant qu’il ne s’agira pour l’administration intérieure que de régler les questions litigieuses entre Annamites et Chinois, le système des inspections, tel qu’il a été conçu tout d’abord, pourra faire face aux besoins de la cause ; il deviendra certainement insuffisant le jour où les intérêts étrangers et indigènes se trouveront en présence. On a donc songé avant tout à créer sur des bases sérieuses un corps d’inspecteurs civils, et à transformer des emplois qui, jusqu’à ce jour, n’ont été souvent que temporaires en une carrière exclusive offrant de larges avantages pour prix des connaissances requises, des dangers à courir et des services rendus. Les nominations émaneraient du chef de l’état ; nul ne serait admis à se présenter, s’il ne sortait des grandes écoles du gouvernement, s’il n’avait occupé une position libérale exigeant des études sérieuses, ou, à défaut de ces conditions, s’il n’était muni des diplômes des deux baccalauréats. Les limites d’âge seraient fixées de vingt à vingt-huit ans. Après un stage employé dans une école spéciale de Saigon à apprendre la langue, le code annamite, et à se familiariser avec les coutumes du pays, les candidats subiraient un examen et seraient nommés titulaires dans le corps ou ajournés, suivant leur mérite. L’avancement en classe aurait lieu par rang d’ancienneté et sur les propositions de choix du directeur de l’intérieur, approuvées par le gouverneur ; un temps de service déterminé donnerait droit à une retraite suffisante pour assurer le repos.

Telles sont les bases du projet récemment soumis à l’approbation de la direction des colonies ; on peut prévoir dès à présent que les objections ne lui seront pas épargnées. Des appointemens élevés dans des positions relativement inférieures, des retraites acquises après un maximum de douze ans de service et surpassant celles de nos officiers-généraux, ce sont là des faits sans précédens dans les annales administratives, et, bien que les frais qui en seront la conséquence doivent être à la charge du budget local, la question de principe en sera vivement émue. Quiconque a vécu en Cochinchine sait les risques que l’on y court ; sans être absolument malsain, le climat affaiblit rapidement les Européens, et l’on peut dire, sans s’avancer beaucoup, que les années y comptent double ; mais on commet trop souvent en France l’erreur de vouloir ramener nos colonies à un type unique, et de croire que les besoins des unes répondent aux besoins des autres. Cet esprit d’assimilation aurait plus que partout ailleurs de fâcheux effets en Cochinchine. Nous avons affaire à un pays nouveau, différant entièrement de ceux que nous avons depuis longtemps l’habitude d’administrer ; les traditions seraient insuffisantes en présence de nécessités inconnues jusqu’à, ce jour, et doivent faire place à des mesures directement appropriées au caractère de notre jeune colonie. La formation du nouveau corps d’inspecteurs comblerait en quelques années bien des lacunes du système actuel, et donnerait à tous de sérieuses garanties pour l’avenir. La carrière qui s’ouvrirait ainsi aux esprits aventureux, aux âmes bien trempées pour l’absence, ne serait dépourvue ni d’intérêt ni de charme ; on souffre sur cette terre, mais nul ne l’a connue sans l’aimer, sans demeurer pénétré de l’importance des destinées qui peuvent s’ouvrir devant elle.

Nous avons dit que les indigènes et les Chinois restaient justiciables des lois de l’empire d’Annam, dont l’application, surtout dans les cas graves, était laissée aux mains des inspecteurs. En songeant à créer dans un pays nouveau des établissemens industriels et des centres agricoles, on se préoccupe avant tout des conditions et de la législation du travail dans ce pays. Telle fut en effet la question qui s’imposa quand les premiers colons européens vinrent s’établir sur les concessions qu’ils voulaient exploiter. L’Annamite, souvent pressé par les besoins du jour, contractait un engagement presque avec répugnance, travaillait mollement, exigeait une surveillance incessante, disparaissait un jour, et ne revenait pas. On avait alors recours au code annamite, qui s’expliquait ainsi : si le travailleur n’a d’autres engagemens vis-à-vis de la partie plaignante que ceux de son contrat, il est libre de le rompre ; s’il est débiteur, il doit le travail au créancier jusqu’à l’extinction de sa dette. La loi était formelle, on ne pouvait transiger avec elle ; le propriétaire voyait donc les bras lui échapper, et par ce fait même ses intérêts se trouvaient en péril.

Les travailleurs annamites répondent mal aux besoins d’une exploitation. Peu faits pour travailler en communauté, ils préfèrent se placer, même à un salaire inférieur, sous la dépendance d’un propriétaire indigène que d’encourir la surveillance et les réprimandes des Européens. Sans parler du faible rapport de ces bras sans vigueur, ces bras eux-mêmes sont rares en Cochinchine, et ne pourraient suffire à la culture nationale et aux exigences de plusieurs grands centres agricoles établis dans le pays. On devra donc songer, pour ce double motif, à se procurer par la voie de l’immigration des travailleurs étrangers, et les Chinois sont incontestablement les meilleurs que l’on puisse appeler à soi. Là encore on se trouve en présence des facilités que le code annamite donne à la non-exécution des contrats ; cette fois les risques sont plus grands pour le propriétaire. Les Chinois se soutiennent et s’entr’aident, chaque congrégation a pour ainsi dire son esprit de corps poussé au plus haut point. Nul doute que le débiteur ne soit mis promptement en mesure de se libérer de sa dette, si ses intérêts le rappellent en Chine, ou s’il a l’occasion de contracter un engagement plus avantageux.

La loi française, pas plus que la loi annamite, n’apportait de restrictions à la liberté du travail, et, quelques années après l’abolition de l’esclavage dans nos colonies, les propriétaires se trouvaient dans le plus grand embarras. On se vit donc dans la nécessité de régler les rapports des propriétaires avec les travailleurs, et de déterminer d’une manière plus efficace leurs obligations réciproques. Un décret parut en 1852, relatif aux travailleurs immigrant dans les colonies françaises, et les rendant passibles d’une peine individuelle lorsque sans raisons valables ils manquaient aux engagemens de leurs contrats. Ce décret n’a pas été promulgué en Cochinchine. Aucune entreprise n’avait encore eu directement recours à l’immigration, et le besoin n’était pas immédiat. Aujourd’hui la nécessité d’une loi sur le travail paraît évidente, l’administration s’est mise à l’étude, et doit donner incessamment aux propriétaires les garanties qu’ils réclament.

Là ne s’est pas bornée la sollicitude qu’apporte l’administration au développement des idées nouvelles, et la foi fervente qu’elle a dans les destinées du pays s’est manifestée par des actes de haute importance.

Une question d’intérêt immédiat préoccupait depuis quelque temps les esprits soucieux de l’avenir. On se sentait un peu perdu dans ce vaste pays ; les voies de communication existaient bien multipliées à l’infini, mais les moyens de transport étaient insuffisans. Il y avait là pour le présent un obstacle aux opérations militaires, si elles devenaient nécessaires, et pour l’avenir une entrave évidente aux opérations industrielles et agricoles. Le contre-amiral gouverneur actuel de la Cochinchine, frappé des inconvéniens d’un pareil état de choses, vient de prendre l’initiative de l’opération la plus considérable qui ait été faite dans le pays depuis que nous l’occupons : la création d’une ligne de bateaux à vapeur destinés à établir des communications fréquentes entre nos provinces et le Cambodge, tout en reliant entre eux par un service régulier les différens points de notre territoire. On ne pouvait prendre une mesure qui fût plus favorable au développement de l’œuvre de colonisation et à l’unification du pays dans nos mains ; aussi a-t-elle été accueillie par l’assentiment de tous.

Les transports de troupes et de matériel se sont faits jusqu’à ce jour par des canonnières et des chaloupes. Les petites canonnières de guerre, en station dans les provinces, circulent seules sur les fleuves et les canaux, prêtant leur appui moral au besoin leur concours effectif, aux inspecteurs, souvent éloignés de tout poste militaire capable de les protéger. Malgré l’activité que déploient ces petits navires, leur nombre, restreint par les exigences du budget de la flotte est insuffisant pour une circulation aussi fréquente qu’on pourrait le désirer. Des semaines, parfois des mois, s’écoulent sans que les riverains des grands fleuves aperçoivent notre pavillon et sentent notre influence. Les canonnières et leurs gros canons sont bien connus, il est vrai, des Annamites ; il suffit ordinairement de la présence de l’une d’elles dans une province pour que les gens mal intentionnés, voleurs de grands chemins ou autres, se tiennent prudemment dans le fond de leurs barques ; toutefois il est regrettable, — et l’on a pu le reconnaître à l’époque où les insurrections étaient fréquentes, — que la surveillance générale ne soit pas plus étendue.

Le passage hebdomadaire ou tout au moins bi-mensuel de grands navires à vapeur faisant escale à différens points de leur parcours doit forcément remédier à cet état de choses, ouvrir, pour ainsi dire, bien des contrées où l’on ne nous connaît pas, et nous donner les moyens pratiques d’en visiter d’autres que nous ne connaissons guère. Il est en effet aujourd’hui assez difficile de voyager en Cochinchine, et les difficultés sont naturellement d’autant plus grandes que l’on est moins au courant des allures du pays. Le moindre déplacement prend les proportions d’une expédition, d’un voyage de découverte : il faut fréter une barque, emporter ses vivres, avoir un guide, un interprète, profiter des marées, dormir en compagnie d’insectes qui souvent sont fort gênans. Les touristes y trouvent leur compte, et pour eux rien n’a plus de charme que ces voyages en bateau, la nuit, sous le ciel étoile, sur ces rivières bordées de verdure où l’on glisse sans bruit, comme des ombres. Les gens pressés, les gens d’affaires, sont moins sensibles à ces beautés ; tant de lenteur les arrête, et de nombreux voyageurs de passage en Cochinchine en sont partis sans la connaître, faute de moyens commodes et rapides de se déplacer. Les bateaux de la compagnie que va subventionner le budget local permettront de se rendre promptement et sans peine de Saigon sur tout autre point : à l’heure où les intérêts agricoles sont en question, c’est là un fait d’une sérieuse importance. La compagnie s’engage à transporter pour le compte de l’état, dans des limites fixées par un cahier des charges, les troupes, le matériel les dépêches et le numéraire ; en cas de force majeure, comme celui de troubles graves à réprimer, le gouvernement se réserve le droit absolu de réquisition sur les bateaux. Le budget de la Cochinchine doit subventionner pendant neuf années l’entreprise, et l’on a pu s’effrayer tout d’abord de cette lourde charge imposée à la colonie. La totalité de la subvention atteint un chiffre assez élevé ; mais, pour assurer l’établissement du nouveau service sur des bases solides, ne fallait-il pas venir largement en aide à ses débuts, et prévoir que dans le principe ses bénéfices seraient insuffisans à couvrir les dépenses ? Ces bénéfices ne proviendront en effet que du transport des produits indigènes expédiés des provinces de l’ouest et du Cambodge, et, dans une proportion bien moindre, des passages de Chinois, d’Annamites et d’Européens. Or, dans un pays où les voies de communication sont des rivières et des canaux, où les jonques chinoises ont en partie le monopole du transport des marchandises, chaque propriétaire possède tout au moins une barque, et plusieurs années s’écouleront avant que le progrès ait rallié à lui des esprits méfians et lents à concevoir les bienfaits des idées nouvelles. Les bateaux seront construits en France avec des capitaux français, ils commenceront leur service dans les premiers mois de l’année 1873, et l’on peut prévoir qu’ils auront en Cochinchine un rôle analogue à celui des voies ferrées lors de leur établissement en Europe.

Le 1er août 1871, le télégraphe a mis la Cochinchine en communication directe avec la France, Hong-kong et Singapour. Il serait inutile de dire ici les avantages qu’en peut retirer la colonie. Si le câble anglais qui relie Singapour à Hong-kong avait passé devant nos côtes sans avoir de ramification avec elles, c’eût été pour notre possession un échec grave, un préjudice sérieux aux intérêts de son avenir. Le gouvernement a tout mis en œuvre pour amener la compagnie à traiter avec lui, et ses efforts ont pleinement réussi : un câble annexe de la grande ligne vient aboutir au cap Saint-Jacques. Ce résultat a été obtenu sans qu’il ait été nécessaire d’engager le budget de la colonie. La compagnie n’a réclamé que l’adoption de ses tarifs et l’établissement d’un poste télégraphique au point d’aboutissement du câble ; elle a fait preuve en cette circonstance d’un esprit de modération auquel nous devons rendre pleine justice. La création d’une ligne de bateaux à vapeur qui rappelleront sur nos rivières les steamers des fleuves d’Amérique, l’organisation d’un service télégraphique reliant la colonie à la métropole et aux possessions anglaises des mers de Chine, sont deux grands faits qui marqueront dans l’histoire de la Cochinchine française, et donneront à son développement commercial une vigoureuse impulsion.

Nous avons exposé sommairement quelle avait été la nature des tentatives agricoles et industrielles faites dans le pays, nous avons dit les obstacles qu’elles avaient rencontrés et rendu compte des mesures prises par l’administration pour en diminuer le nombre. Il nous reste à parler du mouvement qui se prépare, et dont les élémens sont en grande partie rassemblés aujourd’hui.

C’est sur les cultures industrielles et principalement sur celle de la canne que se porte l’attention des capitalistes ; toutes les conditions d’une riche exploitation sucrière paraissent en effet réunies sur notre territoire. A Bourbon, aux Antilles, le propriétaire doit faire venir de l’extérieur ses mules, leur nourriture et celle de ses travailleurs ; fréquemment il est obligé, pour sauver ses récoltes, de consacrer une partie de ses capitaux à l’établissement d’irrigations artificielles, ces récoltes elles-mêmes ne se font que tous les vingt mois. En Cochinchine, on a sous la main les buffles, puissans auxiliaires de l’homme, qui les nourrit à peu de frais ; le travailleur y trouve largement à vivre, une saison de pluies abondantes semble garantir le succès ; les récoltes sont plus fréquentes, les voies de communication généralement assurées, et les transports peu coûteux.

Quelques esprits, frappés de ce concours des chances les plus favorables à l’industrie sucrière, ont paru surpris que le gouvernement ne se mît pas à l’œuvre pour en tirer immédiatement tout le parti possible, et, s’appuyant des résultats obtenus par les Hollandais à Java, ont exprimé le vœu que la culture de la canne devînt en Cochinchine la culture d’état. Sans entrer dans la discussion des mesures indiquées par les spécialistes comme étant les plus propres à dégager les finances de la colonie de toute allocation métropolitaine, nous pensons que l’application de ces mesures, surtout à l’époque où elles ont été proposées, eût jeté le gouvernement dans les embarras les plus graves. A Java, le gouvernement hollandais n’a fait que se substituer au gouvernement indigène, dont les exigences fiscales ne laissaient à l’habitant qu’une faible jouissance de la propriété. Une substitution du même genre s’est bien produite en Cochinchine, et l’administration française a remplacé celle de la cour de Hué ; mais les conditions d’existence de la population conquise étaient entièrement différentes. L’Annamite était agriculteur, propriétaire, homme libre : devenus ses maîtres par le droit d’une conquête que justifiaient les intérêts de la civilisation, nous nous efforçons de lui prouver qu’il n’a pas cessé d’être libre, qu’il est plus libre que jamais ; modérés dans notre administration, nous n’avons parlé jusqu’à ce jour qu’au nom du progrès que nous apportions et dont nous promettions les bienfaits. Pouvait-on changer tout à coup de langage, alors que l’on venait de se rendre un compte exact de la richesse du pays, et substituer à une ligne de conduite qui déjà portait ses fruits le régime de l’arbitraire ? La France a tenu à honneur de laisser aux idées civilisatrices le soin d’achever sa conquête ; c’est par le développement de ces mêmes idées qu’elle fera rendre à ce sol tout ce que la nature lui a donné de fécondité. L’indigène est lent, apathique, insouciant de son bien-être, ignorant des causes qui peuvent l’augmenter : travaillons à répandre l’instruction dans ce pays, dont nous avons pris la tutelle ; que les résultats de notre travail fassent naître chez ses anciens possesseurs le désir de nous imiter. Hâtons le progrès, rendons-le clair aux yeux de tous, mais ne l’imposons pas ; ce serait tuer la poule pour avoir les œufs.

Le mouvement s’opère lentement sans doute, et l’on comprend que les premiers pas aient été les plus difficiles ; on peut cependant constater dès à présent un état d’amélioration sensible dans l’esprit des populations. Les écoles se multiplient, les enfans y apprennent assez rapidement à connaître les caractères de notre écriture et les premiers élémens d’arithmétique et de géométrie. L’état civil vient d’être établi pour les villages ; il contribuera puissamment à relever le niveau moral des classes inférieures, trop souvent oublieuses de leur dignité sociale. La vaccination est rendue obligatoire, et le pays, jusqu’à ce jour sans défense contre les ravages de la variole, verra bientôt diminuer la mortalité qu’elle y cause. Les Annamites ont compris l’importance de ces mesures, si directement appropriées à leurs intérêts, et les ont acceptées sans répugnance. Aux alentours des centres que nous occupons, la condition de l’habitant s’améliore : là où n’existaient que des cases de paille s’élèvent aujourd’hui des maisons de bois, et déjà quelques propriétaires commencent à bâtir en pierre.

Un missionnaire parcourait un jour les provinces pour y répandre la vraie foi. Arrivé dans un village, il monta sur une borne et se mit à enseigner les beautés de la religion du Christ. L’auditoire restait froid. Un Annamite influent dans le pays, dévoué à notre cause, passait par là, et, voyant de quoi il s’agissait, lui dit : « Permettez-moi de parler à ces gens. » Il monta sur la borne et s’exprima ainsi : « Avant l’arrivée des Français dans l’Annam, vous n’aviez pas d’impôts fixes à payer, mais vous devez pourtant vous souvenir que fréquemment l’on vous prenait autant de sacs de riz, autant de poules et de porcs qu’on en voulait bien prendre ; aujourd’hui vous savez exactement à quoi vous en tenir : tout est réglé, et vous vivez en paix. L’administration nouvelle vaut donc mieux que l’ancienne. Les fusils que les Français ont donnés aux miliciens vos camarades sont bien préférables aux vôtres, et vous n’ignorez pas que les Français ont des fusils bien préférables à ceux des miliciens. Le gouvernement des nouveaux maîtres est plus sage que celui des Annamites, leurs armes sont plus redoutables que vos armes, leur religion doit être meilleure que la vôtre, et vous ne pouvez que gagner à la suivre. » Chacun se rendit à l’évidence, et le missionnaire eut gain de cause.

La morale de cette histoire est simple. L’Annamite a besoin de raisons palpables pour être convaincu ; lorsque les avantages de nos idées se présentent à son esprit sous la forme d’un résultat bien net, il s’y range volontiers, et sa confiance grandit d’autant pour l’avenir. C’est ce qui attend l’extension de la culture de la canne et la manipulation soumise aux procédés européens. Déjà le mauvais vouloir et la défiance des propriétaires de la province de Bien-hoa ont en grande partie disparu ; les récoltes, qu’ils refusaient de livrer au travail de notre industrie, ils sont aujourd’hui disposés à les porter à l’usine. Les plus obstinés ont cédé à la perspective d’une indemnité. C’est un grand pas vers le progrès ; les moulins européens de Bien-hoa, depuis longtemps inactifs, pourront fonctionner avant peu et donner aux Annamites la preuve évidente de leur supériorité.

De nouveaux établissemens se préparent, et il est à prévoir que dans un avenir peu éloigné une bonne partie des récoltes de la province sera manipulée dans nos usines. Une concession de 25,000 hectares a été faite par l’état à l’un des capitalistes les plus influens dans les mers de Chine par son crédit et sa connaissance approfondie des questions agricoles. Cette concession, dont les terrains doivent être choisis parmi les plus propres à la culture de la canne, sera mise en commencement d’exploitation dans le courant de l’année 1872. La ferme du travail sur les plantations sera donnée aux Chinois immigrés. Le fait n’est pas sans importance pour les intérêts de la colonie, car il marque le point de départ de l’immigration des travailleurs chinois en Cochinchine, ou les bras sont insuffisans à faire rendre à la terre tout ce qu’elle peut et doit produire un jour. Plusieurs centaines de mille hectares sont appropriés dans nos provinces à la culture de la canne, et là ne se borne pas la richesse du sol. Le tabac, l’indigo, le coton et les autres plantes textiles, réussissent sur presque tous les points du territoire, et seront un jour pour le pays une source puissante de productions industrielles, Les opérations considérables dont quelques hommes entreprenans soutenus par le comptoir d’escompte de Saigon assument aujourd’hui la responsabilité intéressent vivement l’esprit public. Si le résultat répond aux espérances que tout porte à concevoir, la culture nouvelle gagnera rapidement du terrain. Les agriculteurs de nos colonies sucrières prodiguent depuis longtemps leurs efforts sur un sol trop souvent appauvri, mal sans remède en raison du peu d’étendue des terres à mettre en exploitation ; beaucoup d’entre eux n’hésiteraient plus sans doute à venir apporter en Cochinchine leurs capitaux et leur expérience des cultures industrielles. Les plantations de café et de poivre, les productions telles que l’indigo et les matières textiles, qui n’exigent pas, comme la culture et la manipulation de la canne, une première mise de fonds considérable, offrent un large champ à l’initiative des cultivateurs, aux établissemens plus restreints ; le développement de ce genre de travaux aurait l’heureux effet de répandre dans l’intérieur l’élément européen et d’affirmer aux yeux des indigènes la valeur de nos moyens d’action. L’Annamite se groupera sans peine autour de ces petits centres d’exploitation, plus à portée de ses facultés que les vastes entreprises ; témoin de nos succès, ne comprendra-t-il pas les avantages de ce travail de grand rapport, transformé devant lui en riches produits d’exportation ? N’est-il pas permis d’espérer qu’un jour, comme les Indes hollandaises, la Cochinchine arrive à de subvenir dans une large mesure aux besoins de la métropole ?

On a parlé, dans les temps d’infortune que nous venons de traverser, d’abandonner aux vainqueurs notre colonie naissante. C’eût été pour la France une immense perte, et cependant l’esprit public n’en eût pas compris la grandeur. On connaît peu la Cochinchine, elle n’a d’autre histoire que celle de la conquête, et c’est à peine si quelques statistiques ont donné une idée de l’étonnante fertilité de son sol. Au lendemain de tant d’épreuves, la vérité doit se faire jour. Travailler sans relâche, accroître nos productions, nous créer des ressources nouvelles, telle est aujourd’hui la loi qui nous est faite ; elle s’impose à tous les cœurs vaillans qui n’ont pas désespéré comme le seul moyen de relever nos ruines, d’effacer nos désastres. La Cochinchine est ouverte aux hommes d’initiative et d’intelligence ; elle peut avec leur concours contribuer puissamment à l’œuvre de réparation.


Saigon, septembre 1871.