La Comédie de la Mort (1838)/Dédain

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Dédain. (1838)
La Comédie de la MortDesessart éditeur (p. 231-234).


DÉDAIN.


Une pitié me prend quand à part moi je songe
À cette ambition terrible qui nous ronge,
De faire parmi tous reluire notre nom,
De ne voir s’élever par-dessus nous personne,
D’avoir vivant encor le nimbe et la couronne,
D’être salué grand comme Goëthe ou Byron.


C’est là le grand souci qui tous, tant que nous sommes,
Dans cet âge mauvais, austères jeunes hommes,
Nous fait le teint livide et nous cave les yeux ;
La passion du beau nous tient et nous tourmente,
La sève sans issue au fond de nous fermente,
Et de ceux d’aujourd’hui bien peu deviendront vieux.

De ces frêles enfants, la terreur de leur mère,
Qui s’épuisent en vain à suivre leur chimère,
Combien déjà sont morts, combien encor mourront !
Combien au beau moment, gloire, ô froide statue,
Gloire que nous aimons et dont l’amour nous tue,
Pâles, sur ton épaule, ont incliné le front !

Ah ! chercher sans trouver et suer sur un livre,
Travailler, oublier d’être heureux et de vivre ;
Ne pas avoir une heure à dormir au soleil,
À courir dans les bois sans arrière-pensée,
Gémir d’une minute au plaisir dépensée,
Et faner dans sa fleur son beau printemps vermeil !


Jeter son âme au vent et semer sans qu’on sache
Si le grain sortira du sillon qui le cache,
Et si jamais l’été dorera le blé vert ;
Faire comme ces vieux qui vont plantant des arbres,
Entassant des trésors et rassemblant des marbres,
Sans songer qu’un tombeau sous leurs pieds est ouvert.

Et pourtant chacun n’a que sa vie en ce monde,
Et pourtant du cercueil la nuit est bien profonde,
Ni lune, ni soleil : c’est un sommeil bien long ;
Le lit est dur et froid ; les larmes que l’on verse
La terre les boit vite ; et pas une ne perce,
Pour arriver à vous, le suaire et le plomb.

Dieu nous comble de biens, notre mère nature
Rit amoureusement à chaque créature ;
Le spectacle du ciel est admirable à voir ;
La nuit a des splendeurs qui n’ont pas de pareilles ;
Des vents tout parfumés nous chantent aux oreilles ;
Vivre est doux, et pour vivre il ne faut que vouloir.


Pourquoi ne vouloir pas ? pourquoi ? pour que l’on dise
Quand vous passez : « C’est lui. » Pour que dans une église,
Saint-Denis, Westminster, sous un pavé noirci,
On vous couche à côté de rois que le ver mange,
N’ayant pour vous pleurer qu’une figure d’ange
Et cette inscription : « Un grand homme est ici. »