La Commune à Lyon en 1870

La bibliothèque libre.
La Commune à Lyon en 1870
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 757-785).
LA COMMUNE Á LYON
EN 1870


I

Le 4 septembre 1870, j’expiais à Lyon, « sur la paille humide des cachots, » les vivacités de mon opposition à l’Empire.

Je dois dire, pour rendre hommage à la vérité, que « la paille humide » n’est ici qu’une sorte de trope démocratique, une figure empruntée à la rhétorique des réunions publiques, et que les détenus politiques, autant que j’en ai pu juger par ma propre expérience, cueillaient à bon marché les palmes du martyre sous l’administration impériale.

Plus de deux mois s’étaient écoulés depuis que les portes de la prison Saint-Joseph s’étaient fermées derrière mes pas, et la vie claustrale n’avait éprouvé ni ma santé, ni mon humeur. Je circulais librement du haut en bas de mon nouveau logis ; la coupole de la chapelle, ornée d’un péristyle, était mon promenoir habituel. De là, bien abrité contre la pluie, le soleil et le vent, j’avais une large vue sur la ville. L’aumônier, homme aimable et disert, venait parfois m’y rejoindre, sans jamais laisser paraître aucune indiscrète préoccupation de prosélytisme. Je recevais sans entrave ni contrôle mes lettres et mes journaux ; je choisissais mes visiteurs, et comme je n’avais pas la ressource de faire dire aux importuns que j’étais sorti, le préfet refusait gracieusement le permis de visite à quiconque n’était pas inscrit sur la liste dressée par mes soins.

Une seule exception, comme par mégarde, fut faite en faveur d’un agent secret, qui me témoignait une sollicitude exubérante, et dont je n’ai connu que plus tard la qualité.


J’ai su depuis qui payait sa toilette…


comme chantait le bon Béranger.

Mais voyez comment les idées s’enchaînent ! Le nom de notre chansonnier national, qui n’avait ici rien à faire, me remet en mémoire une initiative extraordinaire, prise après nos premiers revers par son homonyme, M. Bérenger, aujourd’hui sénateur inamovible, alors avocat général à la Cour impériale de Lyon.

La Révolution paraissait dès lors tellement inévitable que ce magistrat du parquet, ce gardien des lois et de la Constitution, ne craignit pas de céder à ses inspirations de bon citoyen en se rendant le 20 août, dans les salons du café Casati, à une réunion où les hommes les plus autorisés du parti républicain se rencontraient avec les représentans de l’opposition libérale. Il les invita à se concerter pour prendre la direction des événemens au cas où, sous la poussée des malheurs publics, l’administration impériale viendrait à s’écrouler, et sans leur offrir tout à fait une succession qui n’était pas ouverte, les adjura d’épargner à la ville de Lyon le péril de l’anarchie. Empêché par cas de force majeure d’assister à la réunion du café Casati, j’en avais connu les incidens, dont le récit m’avait confirmé dans la prévision des effondremens prochains.

Aussi ne fus-je pas trop surpris lorsque le dimanche 4 septembre, à mon réveil, j’entendis un tumulte inaccoutumé, des rumeurs confuses qui montaient de la rue jusqu’à ma cellule, où, par une précaution insolite, j’avais été enfermé à double tour de clef.

Bientôt il me sembla que des soldats entraient dans la prison ; je perçus des cliquetis d’armes, des commandemens militaires, suivis de roulemens de tambour.

J’empilais sur un escabeau la « collection des auteurs latins, » qui faisait partie de ma bibliothèque, et sur les épaules de Cicéron j’essayais en vain d’atteindre jusqu’à la petite lucarne d’où me venait le jour, lorsque je fus surpris par un gardien qui, entrouvrant discrètement ma porte, m’annonça : « Monsieur le Procureur impérial ! »

Le personnage long, roux, maigre, osseux et grêlé qui entra dans ma cellule, n’était qu’un substitut du procureur ; mais le gardien savait sans doute que « le Parquet est indivisible. »

Je saluai ; je montrai un siège rudimentaire et je dis à mon visiteur inattendu :

— A quelle circonstance, monsieur, dois-je l’honneur ?…

— Monsieur Andrieux, interrompit, non sans quelque embarras, l’honorable magistrat, je n’ai pas eu jusqu’ici l’occasion de vous en faire-part, mais j’ai toujours éprouvé pour vous la plus sincère sympathie. C’est pourquoi je m’empresse de vous apporter une nouvelle qui ne peut manquer de vous intéresser : la République vient d’être proclamée à l’Hôtel de Ville ; le peuple, en marche sur la prison, ne tardera pas à vous délivrer. Je pourrais le devancer et prendre l’initiative de signer un ordre de mise en liberté. Mais qui sait ce qui peut arriver ? Et ne vaut-il pas mieux laisser à la foule les responsabilités ?

Je donnai à ce substitut l’assurance que je ne désirais point qu’il se compromît davantage : je le remerciai de sa démarche ; il prit congé après maintes effusions, convaincu qu’il avait acquis des titres à la faveur du nouveau gouvernement.

Il serait superflu d’insister sur les réflexions que ce court entretien dut suggérer à un jeune avocat élevé dans le respect professionnel de la magistrature. Aussi bien furent-elles de courte durée, interrompues par de plus graves événemens.

Les portes de ma bastille venaient de céder sous la pression de la foule qui se répandait dans les couloirs à la recherche des détenus politiques. J’entendais des cris, des menaces, des acclamations, parmi lesquelles mon nom souvent répété.

Après une vaine résistance, au cours de laquelle son sabre lui avait été enlevé, le gardien-chef introduisit dans ma cellule « les délégués du peuple. » Aussitôt je fus bousculé par des amis enthousiastes que je voyais pour la première fois ; je dus subir l’étreinte de poitrines sympathiques, mais inconnues ; puis enlevé par des bras vigoureux, je fus hissé sur le siège d’un fiacre à côté de l’automédon.

En vain je demandais une place plus modeste à l’intérieur de la voiture : j’étais un trophée ; je devais servir à la décoration du char triomphal et numéroté qu’avaient réquisitionné mes libérateurs.

Déjà le cocher reprenait ses guides et son fouet, quand une clameur s’éleva : « Et Lentillon ! Et Lentillon ! »

En effet, nous ne pouvions partir sans Lentillon ! Mais quel était ce Lentillon ? Et pourquoi ne pouvions-nous partir sans Lentillon ?

A quelques kilomètres de Lyon, dans la commune de Thurins (1 906 habitans, bureau de poste, vins, céréales et bestiaux), maître Lentillon, Joseph, recevait les testamens et donnait l’authenticité aux conventions des parties. « Je défie, a dit Frédéric Soulié, qu’on me produise un notaire de cinquante ans ayant une idée. » M. Joseph Lentillon pouvait relever l’insolent défi du romancier ; il avait cinquante ans, et son idée à ce notaire était que la République est le meilleur des gouvernemens. Son tort fut de le dire trois semaines trop tôt.

Ce tabellion entendait des voix. Pour leur obéir, dans la matinée du 13 août, sans aucune entente avec les révolutionnaires lyonnais, il quitta ses panonceaux et s’achemina vers la ville. Arrivé au faubourg de la Croix-Rousse, il monta sur le socle du pieux monument qui a donné son nom à ce quartier populeux, s’adossa à la colonne, et de cette tribune se mit à haranguer le peuple : la tête haute, le bras tendu, le regard de ses yeux clairs et vides perdu dans l’espace, il prononça la déchéance de l’Empire et proclama la République.

Trois douzaines de canuts en rupture de métiers, des femmes, des enfans, l’accompagnèrent, en chantant la Marseillaise, dans sa marche sur l’Hôtel de Ville :


Allons, enfans de la Patrie,
Le jour de gloire est arrivé !


Mais quelques sergens de ville suffirent pour interrompre le jour de gloire. Un agent fut tué dans la bagarre ; l’Empire resta debout provisoirement, la République fut remise à trois semaines, et Lentillon, appréhendé par la police, fut paternellement condamné à un an de prison par un conseil de guerre qui, à travers le deuil de nos premières défaites, apercevait déjà une lueur de révolution.

C’est ainsi que le notaire de Thurins, échouant à la prison Saint-Joseph, était devenu, toujours au figuré, mon compagnon de chaînes.

Lentillon retrouvé s’était juché sur l’impériale du fiacre à galerie ; peut-être de vrais-je dire sur la république du fiacre, car déjà commençait la « débaptisation » vengeresse et régénératrice. Debout, tenant à la main un rameau vert, Lentillon embrassait étroitement un homme du peuple, symbolisant ainsi derrière mon dos la paix, l’égalité, la fraternité, en une composition allégorique dont l’éloquence échappait à mon attention.


II

Précédé de drapeaux et de tambours, grossissant de minute en minute par l’incessante alluvion de l’insurrection victorieuse, le cortège se mit en marche ; il suivit les quais du Rhône, la place Napoléon, aujourd’hui place Perrache, la ci-devant rue Bourbon, devenue rue Victor-Hugo, la place Bellecour, la rue Impériale, promue depuis rue de la République, par avancement, — sans aucune opposition de la police ou de l’armée, et me conduisit jusqu’à l’Hôtel de Ville, où je fus nommé par acclamation « membre du Comité de Salut public. »

J’appris ainsi l’existence de ce Comité, dont le titre, par les souvenirs qu’il éveillait, semblait choisi pour terroriser les conservateurs. Je dus interroger mes amis pour connaître son origine, sa composition, les circonstances de son avènement.

Après nos premières défaites, prévoyant la fin du régime et résolus à ne pas laisser échapper l’occasion longtemps attendue de mettre la main sur la puissance publique, les révolutionnaires lyonnais avaient préparé les élémens d’un gouvernement populaire.

Des groupemens occultes, formés dans divers quartiers, furent consultés, — on n’a jamais bien su par qui, ni comment, — et de leurs délibérations sortit une liste de commissaires qui pouvaient ainsi se réclamer d’une sorte d’élection.

Sur cette liste, mon nom ne figurait pas ; les vieilles barbes, blanchies dans la discipline du parti, trouvaient que je n’étais pas assez dans le rang, et m’eussent volontiers laissé à Saint-Joseph.

La nouvelle du désastre de Sedan avait été connue à Lyon dans la nuit du 3 au 4 septembre ; le lendemain, dès huit heures du matin, la place des Terreaux, qui s’étend devant la façade principale de l’Hôtel de Ville, était remplie d’une foule venue surtout des quartiers ouvriers. Les troupes envoyées pour la dissiper s’étaient retirées à peine arrivées, les cavaliers après avoir remis le sabre au fourreau, les fantassins, après avoir levé la crosse en l’air.

Bientôt les plus hardis parmi les instigateurs du mouvement populaire, sans se laisser arrêter par la résistance des quelques agens de police qui formaient seuls la garde du préfet, étaient entrés à l’Hôtel de Ville, et tandis que l’un d’eux hissait le drapeau rouge sur le dôme du vieux palais, les autres se montraient au balcon et faisaient ratifier par les acclamations d’une foule confiante la composition d’un Comité de Salut public, dont les membres lui étaient pour la plupart inconnus.

Comme j’arrivais à l’Hôtel de Ville, et tandis que les gardes nationaux, s’emparant du fort Lamothe, y prenaient les fusils qu’on leur avait jusqu’alors refusés, le Comité venait de se partager en trois Commissions : celle des intérêts publics, celle des finances et celle de la guerre. Quelle que fût mon incompétence, je me fis inscrire à cette dernière, car l’angoisse de la lutte contre l’envahisseur dominait en moi, à cette heure douloureuse, tout autre sentiment. Tel ne semblait pas être l’état d’âme de la plupart de mes nouveaux collègues ; tout entiers à la joie d’avoir renversé l’Empire, ils ne doutaient pas que la proclamation de la République ne fût le signal des victoires prochaines : nous allions revoir les volontaires de 92 et l’irrésistible élan d’une armée de citoyens !

Pour quelques-uns, pour le petit groupe des affiliés à l’Internationale, peu importaient les victoires de l’Allemagne ; ils ne voyaient dans la disparition de toute force de résistance que la possibilité d’appliquer leur programme : « Plus de patrie ; la solidarité des travailleurs de toute nationalité dans la lutte contre le capital et la propriété. »


III

A côté du Comité de Salut public, une bande composée, suivant l’expression de Challemel-Lacour, « de ce qu’il y a de pire dans le mauvais, » se proclama « Comité de Sûreté générale, » et s’empara de l’Hôtel de Police, où elle rencontra et fit prisonniers le commissaire spécial Jacomet et ses agens. Elle avait pour chef Timon, ancien conseiller d’arrondissement, récemment déclaré en état de faillite, poursuivi sous l’inculpation de « piquage d’once, » acquitté d’ailleurs par la cour d’assises du Rhône, mais condamné plus tard à trois ans de prison pour vol.

Ces gens qui détestaient la police, — ayant pour cela de vieilles rancunes et de bonnes raisons, — s’empressaient d’en assumer la fonction. Retranchés dans l’étroit boyau de la rue Luizerne, défendus par une garde prête à toutes les violences, ils s’imposaient par l’intimidation au Comité de Salut public, et ne consentirent à déguerpir qu’à prix d’argent, lorsque plus tard l’ordre fut tant bien que mal rétabli.

C’est par ce Comité de Sûreté générale et par ses séides que furent commis dès la première heure les plus graves attentats contre la liberté individuelle, à la responsabilité desquels n’échappe pas d’ailleurs le Comité de Salut public, car ce comité maintint, quand il ne les ordonna pas, les arrestations arbitraires.

Le préfet Sencier, son secrétaire général de Lair, le procureur général Massin, M. Baudrier, président de chambre à la Cour d’appel, des membres de la Commission municipale, tous les commissaires de police, un grand nombre d’agens, des prêtres, des religieux, les Pères Jésuites, — ceux-ci arrêtés au moment où, par un trou percé dans un mur mitoyen, ils s’échappaient de leur couvent, — furent enfermés dans les cellules de la prison Saint-Joseph.

Quand les serviteurs de Dieu sont incarcérés, il est de tradition que le peuple mette en liberté Barrabas. Pour faire de la place aux nouveaux pensionnaires de Saint-Joseph, la bande de Timon leva l’écrou de cinquante malfaiteurs condamnés pour délits de droit commun, non sans leur avoir fait signer le bon billet d’un engagement pour la durée de la guerre !

Au moment de son arrestation, et comme il était emmené brutalement par les hommes de la rue Luizerne, le procureur général Massin rencontra l’avocat général Bérenger qui, tout bouleversé, s’en fut à l’Hôtel de Ville, trouva le Comité de Salut public en séance et lui fit entendre une courageuse protestation.

Le Comité apprenait par M. Bérenger l’arrestation du procureur général, à laquelle il était étranger. S’il n’osa pas ordonner la mise en liberté de ce magistrat, il écouta du moins, sans les interrompre, les reproches véhémens de l’avocat général, et ne s’en montra pas irrité.

Quand M. Bérenger fut sorti de la salle des délibérations, un garde national le prit par le bras et lui dit :

— Suivez-moi.

— Mais pourquoi ? Et où voulez-vous me mener ?

— Là où vous nous avez si souvent envoyés : à la prison !

À ce moment vint à passer Chepié, l’un des présidens, et le meilleur, du Comité. Il apostropha durement cet homme, et lui enjoignit de laisser l’avocat général regagner son domicile.

Mais à peine M. Bérenger rentrait-il chez lui, que les agens de Timon vinrent l’y rejoindre et l’emmenèrent à la rue Luizerne, d’où il fut conduit à la prison Saint-Joseph. Timon poursuivait de ses ressentimens les magistrats qui l’avaient livré à la justice criminelle, et l’arrestation de M. Bérenger fut la revanche de l’accusé contre le réquisitoire de l’avocat général.

Nommé depuis quelques mois à Lyon, M. le premier président Millevoye, malgré son dévouement notoire à l’Empire, et sa haute stature qui ne lui permettait pas de sortir inaperçu, ne fut jamais inquiété. D’un patriotisme éclairé, d’un libéralisme atténué par le sentiment très vif de l’autorité nécessaire, entouré de l’estime de tous, il était presque populaire dans le quartier ouvrier où il habitait le château de la Buire.


IV

La révolution était accomplie à Lyon depuis neuf heures du matin et le télégraphe réquisitionné en avait porté la nouvelle à toutes les villes du Midi. Le Comité de Salut public, assumant toutes les responsabilités, absorbant tous les pouvoirs, gouvernait, administrait, constituait, légiférait pêle-mêle, et attendait non sans inquiétudes les nouvelles de Paris. Les heures s’écoulaient incertaines et menaçantes, lorsqu’on apprit très tard dans la soirée que Paris s’était enfin décidé à proclamer la République et qu’un gouvernement provisoire avait remplacé le pouvoir déchu.

J’ai dit comment j’avais été imposé au Comité de Salut public par la poussée populaire, sans avoir brigué cet honneur. Entré à l’Hôtel de Ville, j’y étais resté avec l’espoir d’empêcher les excès qu’on pouvait prévoir et de hâter l’effacement de la Commune révolutionnaire devant une autorité centrale plus régulière. Il convient ici de citer le témoignage de Louis Garel, secrétaire du Comité. Dans sa brochure sur La Révolution Lyonnaise, il a écrit (page 74) : « Ce fut entre Andrieux et les autres membres du Comité une discussion incessante. A toute proposition, il objecta la légalité, le code, etc. ; il dit que les citoyens auraient légalement le droit de s’opposer à l’exécution des mesures arrêtées, et que lui-même s’y opposerait, comme c’était son devoir… Avocats, caste indécrottable ! »

Si je n’avais été de tout temps l’adversaire des idées de fédéralisme et d’autonomie communale qui hantaient les meneurs de la démocratie lyonnaise, j’en aurais été éloigné par le contact du gouvernement local. J’estimais d’ailleurs que les nécessités de la défense nationale exigeaient plus que jamais un pouvoir fort et par conséquent centralisé.

C’est dans cet état d’esprit qu’à la séance de onze heures du soir, le 4 septembre, je proposais au Comité l’envoi au nouveau gouvernement d’une dépêche ainsi conçue :

« La République a été proclamée ce matin à neuf heures à Lyon. Le Comité révolutionnaire a pris les mesures d’urgence et attend les instructions du gouvernement provisoire. »

Cette proposition déchaîna une tempête. Eh quoi ! le gouvernement issu de la révolution lyonnaise aurait à recevoir « les instructions » du gouvernement né de la révolution parisienne ? Et pourquoi l’un serait-il subordonné à l’autre ? Leurs origines n’étaient-elles pas les mêmes ? Se prévalant l’un et l’autre de l’acclamation populaire, n’avaient-ils pas les mêmes droits ? Il fallut remplacer « les instructions » par « les communications » et ajouter « de Paris » aux mots « gouvernement provisoire, » pour mieux marquer l’indépendance du gouvernement de Lyon.

Le Comité siégeait en permanence ; il suspendit sa séance à trois heures du matin.

Le lendemain 5 septembre à neuf heures, la séance était re-reprise ; lecture était donnée de plusieurs dépêches de Paris annonçant la composition définitive du gouvernement provisoire et l’envoi à Lyon du citoyen Challemel-Lacour comme préfet du Rhône.

Ce fut un beau tapage qui accueillit cette dernière nouvelle. Il y aurait donc encore des préfets ? Pourquoi pas des chambellans ? Les représentans de la ville qui la première avait proclamé la République allaient-ils s’effacer devant un fonctionnaire pour le choix duquel ils n’avaient même pas été consultés ? Et qui leur était imposé, par quelle autorité ? Par un gouvernement exclusivement composé de députés de Paris, un comité de bourgeois, où le nom de Rochefort était le seul gage donné au parti révolutionnaire !

On proposa de renvoyer le nouveau préfet à ses expéditeurs. Toutefois, après une longue discussion et à titre de transaction, on convint de recevoir Challemel-Lacour en qualité de délégué du gouvernement de Paris auprès du gouvernement de Lyon, quelque chose comme un ambassadeur avec une qualification plus démocratique, et c’est ce titre de « délégué » qui lui sera constamment donné dans les procès-verbaux des séances du Comité.

Le ministre de l’Intérieur eut-il le pressentiment des résistances que son préfet allait rencontrer à Lyon ? Toujours est-il qu’il adressa la dépêche suivante au Comité de Salut public, avec la visible préoccupation de gagner à son représentant la confiance d’une population ardemment républicaine.


Paris, 5 septembre 1870, 5 h. 48 minutes du soir.


Le ministre de l’Intérieur au Comité de Salut public à Lyon.

Challemel-Lacour, VIGOUREUX REPUBLICAIN, part ce soir avec les pouvoirs nécessaires. Continuez à maintenir l’ordre.


La qualification de préfet avait disparu ; l’épithète de vigoureux républicain qui l’avait remplacée, et que Gambetta avait sans doute considérée comme une trouvaille, manqua, à vrai dire, son effet. Il ne s’agissait pas de savoir si Challemel était « vigoureux, » mais de connaître s’il avait la prétention de substituer son autorité à celle de la commune de Lyon ?

Le télégramme du ministre de l’Intérieur était du moins la reconnaissance implicite des pouvoirs du Comité de Salut public. Le ministre échangeait avec cette assemblée une correspondance officielle et la chargeait de « maintenir l’ordre. »

Les fonctionnaires n’avaient pas attendu cette sorte de légitimation pour faire leur soumission à ce Comité de Salut public accepté avec confiance par la grande majorité des républicains, subi par les conservateurs avec une résignation mêlée de terreur, mais dont personne ne contestait l’autorité.

Des juges de paix, un substitut, des employés de la préfecture avaient, dès la matinée du 5 septembre, fait leurs offres de service. D’autres vinrent les jours suivans.

Le général Espivent de la Villeboisnet, tout en consignant les troupes et en gardant l’attitude réservée que lui commandaient les circonstances, avait envoyé un de ses officiers au Comité de Salut public pour nouer de bons rapports entre l’autorité militaire et la nouvelle autorité civile.

Cette autorité nouvelle, devant laquelle chacun semble s’incliner, c’est la Commune. Elle ne sera proclamée à Paris que six mois plus tard ; mais à Lyon, dès le 4 septembre, c’est la Commune qui gouverne. Quand elle devra bientôt se retirer, en maugréant, devant un conseil municipal élu, elle se réfugiera dans les comités révolutionnaires, d’où elle menacera le représentant du pouvoir central, provoquera des prises d’armes, et en des retours éphémères apparaîtra de nouveau à l’Hôtel de Ville, sans savoir besoin d’y rapporter son drapeau, qui n’aura pas cessé d’y défier les couleurs nationales.

Son esprit lui survivra d’ailleurs dans la majorité du conseil municipal. Elle peut, dès le 4 septembre, s’approprier cette déclaration de principes qu’on lira le 19 avril 1871 au Journal Officiel de la Commune de Paris : « La Commune est le pouvoir unique ; son autonomie est absolue ; elle vote le budget communal ; elle répartit et perçoit l’impôt ; elle choisit les magistrats ; elle organise la défense urbaine, l’instruction publique et l’administration ; elle vote et réalise toutes les réformes administratives et économiques destinées à universaliser le pouvoir et la propriété. »


V

Le 6 septembre, à dix heures du matin, Challemel-Lacour arrivait à Lyon, avec sa valise, son ami et secrétaire particulier Dionys Ordinaire, et un neveu quelconque sans emploi déterminé.

Challemel-Lacour était à peu près inconnu de ses nouveaux administrés. Quelques lettrés avaient lu de lui des articles dans les revues ; les républicains les mieux informés savaient qu’ancien normalien, ancien professeur de philosophie, il avait été proscrit après le 2 décembre ; qu’il avait longtemps habité la Belgique, et que, plus récemment, il avait avec Delescluze organisé la souscription pour l’érection d’un monument à Baudin.

Introduit dans la salle des fêtes, où siégeait solennellement le Comité de Salut public, le préfet du gouvernement de la Défense nationale y fut reçu avec les égards dus au représentant d’un pouvoir qu’il importe de ménager, mais aussi avec une méfiance voisine de l’hostilité. Il y subit un interrogatoire au cours duquel il assouplit sa raideur naturelle, se courba au niveau de son auditoire, s’efforça de gagner sa confiance par des déclarations appropriées aux circonstances, et mit toutes les ressources de sa haute intelligence à s’insinuer dans les sympathies d’une démocratie ombrageuse et revêche.

J’ai sous les yeux le passage du procès-verbal, où il est sommairement rendu compte de cette première entrevue. Je lis :

« Le citoyen Challemel-Lacour est introduit au sein du Conseil. Une longue conversation s’engage avec le citoyen délégué. Beaucoup de renseignemens lui sont demandés. Le citoyen Chepié prend acte, au nom du Comité, des déclarations du citoyen Challemel. On décide qu’une délégation de cinq membres procédera à l’installation du citoyen Challemel dans ses pouvoirs. Sont nommés pour cette mission les citoyens Chepié, Grinand, Maynard, Vollot, Bergeron. »

Les Cinq commencèrent par installer « le citoyen délégué » dans ses appartenions ; ils lui attribuèrent trois pièces basses, mal éclairées, mal aérées, à l’entresol de l’Hôtel de Ville ; on y avait accès par une sorte d’escalier de service, sur les marches duquel s’échelonnaient des gardes nationaux, l’arme au pied, ayant pour consigne de ne laisser entrer aucun visiteur sans l’autorisation de l’un des présidons du Comité.

Le premier acte de Challemel-Lacour fut de nommer un secrétaire général, le titulaire de la fonction étant incarcéré à la prison Saint-Joseph. Son choix se porta sur M. Gomot, chef de bureau sous l’Empire, qui se recommandait aux sympathies de la démocratie lyonnaise par sa bonhomie, la familiarité de ses manières, son aspect négligé, sa qualité de franc-maçon et l’affirmation récente de ses opinions républicaines.

Gomot prit place aussitôt dans l’entresol affecté au citoyen délégué, où déjà travaillaient, recevaient, mangeaient, fumaient et dormaient Challemel, son neveu et Dionys Ordinaire.

Le nouveau préfet n’était pas seulement dépouillé de son titre et de ses fonctions ; il était prisonnier à l’Hôtel de Ville. J’ai dit que personne ne pouvait arriver jusqu’à lui sans la permission du Comité ; je conserve une autorisation qui me fut accordée daller lui rendre visite. Pour ne rien celer, je dois ajouter qu’au bout de quelques jours Challemel lui aussi obtint un laissez-passer qui lui permit de promener en ville son humeur contenue et ses réflexions mélancoliques.

Sa correspondance n’était pas mieux traitée que ses visiteurs. Nulle lettre, nul télégramme, même de son ministre, ne lui arrivaient sans avoir été lus et visés par l’un des présidens. Si la correspondance avait un intérêt politique, elle était lue en séance ; le Comité en délibérait et décidait si elle serait livrée au destinataire. Mais l’autorisation du Comité ne suffisait pas toujours à assurer la transmission du courrier préfectoral ; des gardes nationaux, triés parmi les plus purs, formaient à l’Hôtel de Ville une sorte de garde prétorienne : chargés du service du Comité, ils ne craignaient pas d’en réviser les décisions quand elles lui paraissaient entachées de tiédeur ou de faiblesse, et d’intercepter, dans l’intérêt supérieur de la République, les dépêches qu’ils avaient mission de porter au préfet.

Challemel voulut s’en ouvrir au citoyen Varambon, membre du Comité, qu’on lui avait représenté comme un esprit sage et pondéré, fourvoyé dans la bagarre révolutionnaire par l’impulsion des circonstances, mais plutôt enclin à servir la cause du pouvoir central contre les usurpations de la Commune.

Le procès-verbal de la séance du 6 avril contient le passage suivant : « Un huissier vient, de la part du préfet, demander le citoyen Varambon. Plusieurs citoyens désireraient que le citoyen Varambon ne s’absentât point pour aller communiquer avec le délégué. Il est établi que le citoyen Varambon est libre. » Au risque de tomber en suspicion, Varambon eut le courage d’user de la liberté qui lui était reconnue. Il conféra longuement avec Challemel, tandis que le citoyen Barodet lisait un rapport sur « une balle nouvelle pouvant tuer cinq hommes à la fois, » et sur « un plastron en cuir, formé de spirales, capable de rendre inoffensives les balles. »

Varambon rentre en séance et le procès-verbal continue : « Le citoyen Varambon expose que le préfet est profondément peiné de la position qui lui est faite ; il se considère comme prisonnier ; il ne peut voir personne ; ses dépêches lui arrivent ouvertes ; il ne peut s’expliquer qu’on le laisse dans cette situation. »

En diplomate habile, Varambon déclare que le préfet va publier « une proclamation vigoureusement républicaine. » Le préfet a vu le général ; il a obtenu que « la poudre et les balles seront distribuées aux gardes nationaux. » Varambon estime qu’un préfet qui s’emploie à combler les désirs de la garde nationale mérite la confiance du Comité. Il propose « qu’une délégation lui soit envoyée, afin d’expliquer qu’un malentendu est cause de ce dont il se plaint. »

Puis voilà que le citoyen Andrieux, en passe lui aussi de devenir suspect, se mêle de conseiller une politique de conciliation avec le représentant du gouvernement de la Défense nationale.

La délégation paraît avoir rempli son mandat avec succès ; car, lorsqu’elle rentre en séance, elle déclare que « le préfet a compris tout de suite que les inconvéniens dont il s’est plaint provenaient de la nature de la situation que nous traversons. »

En vérité, voilà un fonctionnaire aussi accommodant que perspicace ! Aussi est-il décidé qu’une lettre lui sera écrite par les présidens pour définir les pouvoirs de chacun. Le Comité se réserve tout ce qui regarde la Commune de Lyon ; il abandonne à Challemel le surplus du département. Il est dit en outre : « La médiation entre nous et le gouvernement provisoire, pour les intérêts généraux de la défense nationale, vous sera attribuée au titre de délégué du gouvernement provisoire. Il va sans dire que nous nous communiquerons réciproquement les dépêches d’intérêt général. » Pour mince qu’il fût, c’était un progrès ; un autre plus important semblait devoir résulter d’une décision prise à la fin de la même séance.

Un modéré, le citoyen Carlod, proposa que les électeurs fussent appelés, à une date prochaine, à nommer un conseil municipal. L’élection d’un conseil municipal, c’était la fin de la dictature révolutionnaire ; c’était le "rétablissement des lois et d’un ordre régulier.

La proposition Carlod souleva de violentes protestations ; je pris la parole pour l’appuyer ; le citoyen Durand, l’orateur favori du Comité, me répondit de sa voix la plus caverneuse, et l’heure avancée de la nuit, la demi-obscurité de la salle favorisaient les effets de son genre d’éloquence J’entends encore l’accablante apostrophe de son exorde ex abrupto : « Jeune homme, s’écria-t-il, éprouvez-vous déjà la fatigue révolutionnaire ? »

Non ! le « quousque tandem » de Cicéron ne fit pas courir plus de frissons parmi les sénateurs romains que le : « jeune homme, éprouvez-vous déjà » du citoyen Durand parmi ses collègues du Comité !

Et cependant, au grand scandale de ceux qui Jugeaient nécessaire pour le salut de la République le maintien du pouvoir révolutionnaire, la proposition Carlod fut adoptée. Il était trois heures et demie du matin.


VI

Tout pouvoir excite la jalousie et les convoitises de ceux qui, se croyant aptes à l’exercer, considèrent comme une injustice d’en être exclus ; et l’état démocratique plus qu’aucun autre est exposé à subir l’assaut des évincés parce que plus grand est le nombre de ceux qui peuvent prétendre y figurer en un bon rang.

La composition restreinte du Comité de Salut public était loin d’avoir donné satisfaction à toutes les ambitions couvées par la démocratie lyonnaise. Parmi les mécontens se faisait remarquer Albert Richard, jeune ouvrier intelligent, doué d’un certain talent de parler et d’écrire, qui avait pris, durant les dernières années de l’Empire, une part importante à l’organisation, à la propagande et au recrutement de l’Internationale à Lyon.

Albert Richard s’était présenté dès le premier jour à l’Hôtel de Ville, et, se réclamant de son influence sur les sections de l’Internationale, il avait d’abord obtenu que son nom fût ajouté à ceux des membres du Comité de Salut public ; mais, tenu en suspicion par un grand nombre de ses nouveaux collègues, qui, malgré la décision d’un jury d’honneur, lui attribuaient des relations intéressées avec le parti bonapartiste, il avait été presque aussitôt rayé en exécution d’un vote émis en assemblée générale.

Il prit sa revanche dans une nombreuse réunion populaire, tenue le 8 septembre, salle de la Rotonde, en y faisant nommer dix commissaires qui devaient être « les intermédiaires du peuple lyonnais auprès du Comité de Salut public, » avec une mission de surveillance et de collaboration mal déterminée. Trois de ces commissaires étaient désignés pour se rendre à Paris, stimuler le zélé du gouvernement de la Défense nationale et lui exposer les vœux du peuple lyonnais. Les derniers feux d’une popularité en train de s’éteindre m’avaient valu l’honneur de faire partie de cette délégation avec Albert Richard et le professeur de mathématiques Jaclard, plus tard adjoint de Clemenceau à la mairie du XVIIIe arrondissement.

Estimant qu’il importait d’appeler au plus tôt l’attention du gouvernement de la Défense nationale sur la gravité de ce qui se passait à Lyon, je n’avais pas cru devoir refuser le mandat du club de la Rotonde. Je partis le 9 septembre au soir, en compagnie d’Albert Richard et de Jaclard, que je me réservais de piloter de façon à préparer un heureux échec de leurs encombrantes prétentions.

Le lendemain, comme je sortais de déjeuner dans un café du boulevard, je fus accosté par un inconnu, correctement vêtu d’une redingote, qui, levant son chapeau haut de forme, m’interrogea :

— Monsieur Andrieux ?

— Oui, monsieur.

— Je suis le citoyen Raoul Rigault, commissaire de police.

Ce nom ne me disait rien. Le futur « délégué à l’ex-préfecture de police, » le futur procureur de la Commune n’avait pas sur les mains le sang des otages, et rien ne faisait présager la sinistre destinée qui lui était réservée.

Sans tarder, je me rendis à la vieille Préfecture de police, qui, adossée au Palais de Justice, s’ouvrait alors sur la rue de Harlay, à l’extrémité de la place Dauphine, et s’étendait du quai de l’Horloge au quai des Orfèvres. A travers des couloirs sombres et par de mauvais escaliers, j’arrivai au cabinet du secrétaire général. Nulle administration n’était plus mal logée.

Quand je l’avais connu, Antonin Dubost était premier clerc chez Me Terme, avoué près le tribunal civil de Lyon. Grâce à la bienveillance du patron, je plaidais quelquefois pour les cliens de l’étude.

Jeune, ardent, les cheveux en brosse, le teint coloré, d’une activité toujours en éveil, Antonin Dubost menait, comme en tandem, la basoche et la politique. Il avait dans ces deux branches la confiance de Le Royer, avocat distingué du barreau de Lyon, alors vénérable de la loge le Parfait Silence, en attendant qu’il le devînt de celle du Luxembourg, disons du Sénat, pour les profanes.

Mis en vedette par les élections législatives de 1869, son candidat Bancel, qu’il avait ramené de Belgique, ayant battu le docteur Hénon, Dubost avait accompagné le nouvel élu à Paris, et s’y rencontrait à point lors des événemens du 4 Septembre.

Je trouvai Dubost aussi à son aise dans sa récente fonction qu’autrefois dans l’étude de Me Terme. Je le remerciai du soin qu’il avait pris de me faire rechercher dès mon arrivée par son collaborateur Raoul Rigault, et je témoignai ma surprise d’avoir été si promptement retrouvé par ce zélé fonctionnaire.

— Raoul Rigault ! me dit Dubost, c’est mon meilleur commissaire de police.

Nous causâmes de Lyon, des difficultés qu’y rencontrait le nouveau préfet, des empiétemens de la Commune révolutionnaire, des arrestations arbitraires, de la nécessité de rétablir le respect des lois et l’autorité du pouvoir central.

Dubost insista sur l’urgence d’un entretien avec les ministres de l’Intérieur et de la Justice ; il me donna rendez-vous chez ce dernier. Je le quittai après qu’il m’eut, en passant, présenté à son préfet le comte de Kératry.

A deux heures, j’étais place Vendôme, et j’entrais au ministère de la Justice. Je fus introduit aussitôt dans le cabinet du ministre. Perdu dans un large fauteuil, sa tête crépue reposant sur son bureau, un vieillard rabougri somnolait : c’était l’avocat Crémieux, garde des Sceaux de la Défense nationale.

A côté de lui siégeait Antonin Dubost qui faisait l’intérim du ministre endormi. Tout en feuilletant un dossier, il interrogeait un personnage orné de la rosette d’officier de Légion d’honneur, et cet interrogatoire semblait celui d’un accusé.

S’interrompant à mon arrivée :

— Cela suffit, monsieur, dit-il. Vous pouvez vous retirer.

Puis se penchant vers moi, tandis que s’éloignait l’homme à la rosette :

— C’est, me dit-il, un premier président.

Crémieux s’était réveillé et levait sur moi des yeux percés à la vrille aux côtés d’un nez camus.

Après les présentations, j’exposai au garde des Sceaux l’objet de ma visite ; je lui fis le récit des événemens qui venaient de s’accomplir à Lyon ; j’insistai sur ceux qui devaient particulièrement retenir son attention ; je lui parlai du cours de la justice interrompu, des arrestations arbitraires, des incarcérations de magistrats, de son procureur général enfermé à la maison d’arrêt.

Et le vénérable Crémieux, que le temps de sa jeunesse paraissait intéresser davantage, m’interrompait pour me raconter ses souvenirs d’autrefois.

— Oui ! oui ! disait-il ; c’est comme en 1848, quand Emmanuel Arago était commissaire de la République pour le département du Rhône. J’étais alors pour la première fois garde des Sceaux, vous avez encore à Lyon des magistrats dont j’ai signé le décret de nomination !

Je compris avec tristesse que je perdais mon temps chez ce vieillard verbeux, et j’allais le quitter pour me rendre chez son collègue de l’Intérieur, quand il me retint pour m’offrir le choix entre la fonction de premier avocat général, — supprimée depuis, — et celle de procureur de la République à Lyon. — Le Royer, me dit-il, accepte d’être nommé procureur général. Choisissez entre les deux situations que je vous offre ; celle que vous laisserez sera pour Millaud.

Déjà avant mon départ de Lyon, Le Royer m’avait fait part des intentions du gouvernement ; je J’avais prié de répondre en ce qui me concernait par un refus ; il me répugnait de paraître recevoir le prix de mon opposition à l’Empire.

J’exposai au garde des Sceaux les scrupules qui m’empêchaient d’accepter ; je cédai toutefois à ses instances auxquelles se joignaient celles d’Antonin Dubost. Laissant à l’éloquence de mon confrère Edouard Millaud l’emploi plus solennel et hiérarchiquement plus élevé de premier avocat général, j’optai pour la fonction plus militante de procureur de la République, où je croyais pouvoir, en ces temps troublés, rendre quelques services à mes concitoyens.

Bientôt après, je fus reçu par Gambetta au ministère de l’Intérieur. L’accueil fut tout différent ; cet orateur savait écouter. Il me questionna longuement sur la composition, les tendances, les actes, les projets du Comité de Salut public, sur les moyens de mettre fin à une anarchie intolérable et de faire prévaloir l’autorité du représentant de la Défense nationale. Il me fit le plus vif éloge de Challemel-Lacour qu’il tenait en grande estime autant pour l’élévation de son esprit que pour la conception autoritaire qu’il avait de la liberté.

Comme il ne fallait pas oublier la mission du club de la Rotonde, un peu négligée pendant cette première journée, je demandai à Gambetta la permission de lui présenter mes deux co-délégués. Rendez-vous fut pris pour le lendemain avec prière d’abréger l’entretien.

Le 11 septembre, à l’heure convenue, j’arrivai place Beauvau, flanqué de Jaclard et d’Albert Richard. L’audience fut courte. Gambetta pendant dix minutes nous aspergea d’une eau bénite dont mes compagnons, plus accommodans que je ne l’eusse cru, parurent se contenter, et nous prîmes, congé avec le sentiment du devoir accompli.


VII

Le 12 septembre au matin, je m’acheminai vers la gare. De Paris à Lyon le voyage fut lugubre ; à chaque station s’engouffraient dans les wagons des familles qui fuyaient l’approche des Allemands ; mes regards ne se détachaient pas de l’horizon brumeux, où il semblait à chaque instant qu’allait paraître l’envahisseur.

J’arrivai à temps pour communiquer au Comité de Salut public, dans la dernière séance du même jour, les impressions que je rapportais de mon voyage : « La révolution à Paris s’était accomplie sans violences, sans arrestations, sans confiscations ; les magistrats de l’Empire, voire même les commissaires de police, restaient au service de la République ; parmi ces derniers, ceux-là seulement avaient été révoqués qui avaient pris part au coup d’État du 2 décembre : les préoccupations patriotiques dominant toutes les autres unissaient les citoyens, sans distinction d’opinions, dans une fraternelle ardeur pour la défense du territoire. » J’exprimai l’espoir que l’exemple de Paris serait suivi par Lyon.

Le Comité avait continué à légiférer ; il avait supprimé l’octroi, qui représentait plus des trois quarts des recettes de la ville et l’avait remplacé par un impôt sur la valeur des immeubles et sur le capital des valeurs mobilières ; il avait décrété que les commissaires de police seraient élus au suffrage universel ; que les sergens de ville seraient révoqués, désarmés et expulsés de leurs casernes ; il avait voté la suppression des communautés religieuses, la confiscation de leurs biens, une réquisition de vingt millions sur les riches, en attendant l’impôt, trop long à percevoir, et à défaut d’un emprunt trop difficile à réaliser.

J’essayais en vain d’enrayer les usurpations de la Commune sur les droits du pouvoir central. Je lis au procès-verbal de la séance du 14 septembre : « Le citoyen Andrieux dit que nous faisons une œuvre inutile en décrétant des lois que nous ne pourrons faire exécuter ; que nous empiétons sur le pouvoir central et que nous créons une dualité funeste. » Mais j’avais compté sans la superbe assurance du citoyen Grinand qui répondait : « Des lois ! Y en a-t-il ? N’y a-t-il pas eu une révolution ? »

Le citoyen Chapitet, venant en aide au précédent orateur, invitait ses collègues à donner aux autres communes de la République l’exemple des audacieuses initiatives.

Le Comité offrit d’abord à la Presse un témoignage de sympathie en votant la suppression des annonces judiciaires. Mais troublé dans la contemplation des principes par les attaques des journaux conservateurs, il se demanda si la liberté de la presse, excellente pour combattre les régimes monarchiques, ne devait pas être tenue en laisse et muselée, comme dangereuse, dans l’État républicain.

Il eut le sang-froid de résister aux suggestions de l’amour-propre blessé et se borna à de sévères censures contre les journalistes d’opposition. Le 16 septembre, c’était la Décentralisation et son rédacteur en chef, Charles Garnier, qui étaient « vigoureusement blâmés » pour un article relatif à la convocation d’une Convention nationale devant se prononcer sur la forme définitive du gouvernement de la France. Le 11 septembre, le citoyen Vaille demandait l’arrestation de tous les rédacteurs du Salut Public et du Courtier de Lyon. Mais le Comité, faisant appel « à l’indignation des honnêtes gens, » se bornait à envoyer à ces deux journaux une lettre peu mesurée, où on pouvait lire : « Nous balayons l’ordure du passé. Devriez-vous survivre ? »

Les arrestations continuaient et terrorisaient la ville. Tantôt elles émanaient du Comité de Sûreté générale et de son chef Timon ; tantôt elles étaient ordonnées par une fraction du Comité de Salut public, la sous-commission des intérêts publics ; souvent elles étaient l’œuvre de quelques gardes nationaux, sans autre mandat que celui qu’ils tenaient de leur civisme, et c’étaient les plus nombreuses, ceux-ci voyant partout des Prussiens, des espions et des traîtres.

La circulation n’était pas libre ; on arrêtait aux portes de la ville les citoyens suspects de vouloir se soustraire au service militaire et les biens soupçonnés de se dérober à l’impôt et à l’emprunt forcé.

Ces attentats contre la liberté n’avaient pas toujours le caractère dramatique que nous avons rencontré dans les arrestations de magistrats ; l’élément comique s’y mêlait parfois.

Le 6 septembre, je vis arriver à l’Hôtel de Ville un pacifique citoyen, dont le visage rembruni s’éclaircit en me voyant :

— Ah ! monsieur Andrieux ! dit-il, vous allez me faire rendre justice !

Et il me conta sa mésaventure.

C’était M. Gay, propriétaire d’un jardin qui se développait en amphithéâtre sur la colline de Fourvières.

Il fallait autrefois, pour arriver au sanctuaire de la Vierge miraculeuse, poursuivre un long pèlerinage à travers des rues étroites, mon tueuses, durement pavées de cailloux pointus. En vérité, après cette épreuve, les fidèles avaient mérité la rémission de plusieurs jours de purgatoire.

M. Gay avait imaginé de leur adoucir le chemin du sanctuaire et celui du paradis en traçant à travers son jardin un passage en pente douce, mollement sablé. Pour ce service, il percevait un droit de péage, cinq ou dix centimes ; je ne sais plus.

Or, au lendemain du 4 septembre, quelques membres zélés de la Commission des intérêts publics avaient pris entre eux une délibération ignorée du plus grand nombre, par laquelle ils « affranchissaient le passage Gay. » Et comme l’infortuné propriétaire se montrait récalcitrant et continuait à percevoir, quatre gardes nationaux étaient allés arrêter l’homme, et saisir sa recette que l’un d’entre eux portait dans une sacoche.

Je conduisis le brave Gay devant le Comité. Je plaidai sa cause, faisant observer à ses juges qu’il n’était pas équitable d’affranchir le passage Gay, quand on n’affranchissait pas les maisons de location, les voitures publiques et les bateaux-omnibus.

Gay acheva de gagner son procès en s’écriant : « Ah ! messieurs ! me traiter ainsi, moi qui suis un embellissement de Lyon ! » Gay était un des meilleurs, mais à coup sûr un des plus laids parmi les Lyonnais. L’éclat de rire qui accueillit son exclamation acheva de désarmer le Comité qui lui rendit sa sacoche avec la liberté.


VIII

Le jour même où j’avais été reçu par le garde des Sceaux, avait été signé le décret qui me nommait procureur de la République à Lyon. Je devenais le chef ou le collègue des magistrats qui, trois mois plus tôt, avaient requis ou prononcé ma condamnation, et qui d’ailleurs ne parurent jamais m’en garder rancune.

Je pouvais me coiffer d’un bonnet cerclé d’argent et dans les solennités ceinturonner de moire bleue ma robe noire ; mais quant à remplir ma fonction, c’était une entreprise moins facile. Je n’avais qu’un titre nu, sans autorité réelle, sans moyens et sans agens d’exécution. Mes plus indispensables auxiliaires, les commissaires de police, étaient tous en prison ; les sergens de ville révoqués et dispersés ; la police faite par les agens de la Commune et par des gardes nationaux qui ne reconnaissaient d’autre autorité que celle du Comité de Salut public. On comprendra de quel crédit jouissait le Parquet quand on saura qu’un de mes substituts, M. Morin, avait été arrêté sur son siège tandis qu’il requérait en police correctionnelle contre des prévenus de droit commun.

Le plus impérieux de mes devoirs, et j’étais impatient de l’accomplir, était de faire mettre en liberté les victimes des arrestations arbitraires ; mais la prison étant surveillée par les forces révolutionnaires, tout élargissement d’un détenu politique, dans l’état de l’opinion, pouvait entraîner les désordres les plus graves et compromettre la sécurité des prisonniers.

Quoique ma nouvelle fonction ne parût guère compatible avec cette qualité, j’étais resté membre du Comité de Salut public. J’en profitais pour avoir accès au Comité, y porter mes doléances et y puiser l’appoint d’autorité qui m’était nécessaire.

C’est ainsi que j’avais pu mettre en accusation devant cette assemblée Timon, le chef redouté de la bande de la rue Luizerne, et obtenir sa révocation après qu’il eut mis le comble à ses excès en emprisonnant M. Grizard-Delaroue, syndic de faillites, à qui il avait, par un odieux chantage, tenté d’extorquer une somme d’argent.

Mais mon insistance pour obtenir une décision qui facilitât les mises en liberté restait vaine, parce que les membres les mieux intentionnés rentraient sous terre dès qu’il s’agissait d’affronter les colères de la rue.

D’accord avec le premier avocat général Millaud et avec moi-même, le procureur général Le Royer avait décidé que nous ne serions officiellement installés qu’après que tous les magistrats seraient sortis de prison. Ce n’était là qu’une protestation protocolaire dont le Comité ne paraissait pas s’émouvoir.

Le 15 septembre, je reçus au Parquet la visite de Mme Sencier, femme de l’ancien préfet du Rhône, qu’accompagnait un ami de famille, M. Aubert, agent de change fort honorablement connu à Lyon. Les démarches qu’elle avait déjà faites auprès de Le Royer et de Challemel-Lacour pour obtenir la mise en liberté de son mari avaient été accueillies avec sympathie ; mais le procureur général, comme le préfet, avait conseillé la temporisation et la patience, craignant qu’en ces jours d’anarchie la mise en liberté de l’ancien préfet de l’Empire ne fût aussi périlleuse pour lui-même que pour l’ordre public.

Mme Sencier insista auprès de moi avec autant de dignité que d’émotion ; elle craignait que l’agitation populaire n’aboutît à un massacre dans les prisons et les souvenirs de 93 remplissaient son cœur d’une mortelle angoisse.

Je fus profondément touché de sa douleur et de ses larmes :

— Madame, lui dis-je, peut-être serai-je demain à la place de M. Sencier ; mais il sera libre dès ce soir ; j’irai moi-même veiller à son élargissement.

Il s’agissait de présider à une évasion plutôt qu’à une mise en liberté ; car si je pouvais compter sur le personnel des gardiens, il importait de dépister la surveillance des gardes nationaux, dont quelques-uns étaient capables des plus graves violences contre l’ancien préfet, s’il tombait entre leurs mains. La connaissance des lieux, que je devais à ma récente villégiature à Saint-Joseph, facilita ma tâche.

Les détenus politiques étaient enfermés à la maison d’arrêt, prison neuve, placée sous le vocable de Saint-Joseph ; à côté s’élevait la maison de correction, ou prison Saint-Paul, beaucoup plus ancienne. Ces deux prisons n’étaient séparées que par la largeur de la rue Delandine, sous laquelle avait été ménagé un passage souterrain.

Je connaissais cette voie de communication, et comme la maison d’arrêt était la plus rigoureusement gardée à cause de l’affectation qu’elle avait reçue, je me servis du tunnel pour faire échapper par la porte moins bien surveillée de la prison Saint-Paul les prisonniers dont il fallait dissimuler le départ.

M. Sencier inaugura ce mode d’évasion le 15 septembre. Je sortis avec lui à la faveur de la nuit et je l’accompagnai à la gare de Perrache, où l’attendait un wagon. Les issues de la voie étant surveillées, nous passâmes par une porte de service, d’ordinaire interdite aux voyageurs. Là un garde national était en faction ; son salut nous causa un moment d’alerte ; mais je fus vite rassuré en reconnaissant sous la visière du képi le regard sympathique et le visage ami de M. Allut, l’un de mes substituts que les hasards du service avaient placé à cette porte.

Après le départ du train qui emportait l’ancien préfet, je retournai à la prison où, pour le même soir, je m’étais imposé un autre devoir.

Parmi les fonctionnaires arrêtés le 4 septembre était M. Chevreuse, commissaire de police du quartier de la Croix-Rousse, plus particulièrement désigné aux rancunes des républicains par la part qu’il avait prise aux poursuites politiques dans les derniers mois de l’Empire ; on lui reprochait l’exagération de ses rapports, la partialité de ses dépositions devant les tribunaux de répression. Sans mettre en doute sa bonne foi, j’avais constaté moi-même le peu de fidélité de ses souvenirs dans ses comptes rendus de nos réunions publiques ; son témoignage avait été le principal argument du procureur impérial, requérant ma condamnation à l’emprisonnement pour outrage envers l’Empereur.

D’un tempérament nerveux et maladif, le malheureux Chevreuse, depuis qu’il était à Saint-Joseph, avait des hallucinations qui n’eussent pas tardé à l’acheminer vers la folie ; il rêvait que des bandes armées pénétraient dans sa cellule ; il voyait autour de lui se lever des poignards sanglans. Le grief personnel que j’avais contre lui, autant que son état de santé, me décida à mettre en liberté dès ce même soir le commissaire de la Croix-Rousse.

Le lendemain, ce fut le tour du procureur général Massin, que j’accompagnai lui aussi à la gare ; de M. Bérenger, de M. Morin et de plusieurs autres détenus.

Les autres levées d’écrou se succédèrent les jours suivans ; mais il fallut les espacer pour les dissimuler à l’attention des hommes armés qui surveillaient la prison, et ne pas provoquer des attentats plus graves peut-être que ceux dont nous voulions faire cesser les effets. Maintes fois, je suis venu la nuit à la maison d’arrêt ; j’ai fait monter les prisonniers dans une voiture amenée pour eux, et stationnant, lanternes éteintes, dans l’obscurité d’une rue voisine ; je les ai accompagnés à une gare ou à un domicile où ils devaient être en sûreté.


IX

La mise en liberté de M. Sencier et celle de M. Chevreuse devaient dès le lendemain nous être reprochées comme des actes de forfaiture. L’opinion était particulièrement excitée contre l’ancien préfet, à cause de la découverte de mandats d’amener rédigés contre un grand nombre de républicains et même contre certains membres de l’opposition libérale la plus modérée. On y voulait voir la préparation d’un coup d’État, et ce qui accréditait cette hypothèse dans l’imagination populaire, c’était la hâte avec laquelle on avait voulu faire disparaître ces mandats ; ils avaient été trouvés à demi consumés dans une cheminée au moment de l’envahissement de l’Hôtel de Ville.

L’irritation fut grande contre les fonctionnaires accusés par la rumeur populaire d’avoir trahi la République, sans qu’on sût bien la part de chacun dans le crime de complicité d’évasion qu’on leur imputait solidairement.

Challemel-Lacour était plus particulièrement visé ; cet autoritaire déguisé en « vigoureux républicain » n’avait visiblement été envoyé à Lyon que pour entraver la justice du peuple ; la clameur publique s’élevait contre lui plus menaçante qu’elle ne l’était contre le procureur général ou le procureur de la République.

Une réunion de protestation fut organisée le 21 septembre dans la salle Valentino à la Croix-Rousse. Il était dix heures du soir ; la réunion battait son plein ; j’appris qu’on y délibérait sur le point de savoir si la Croix-Rousse descendrait sur l’Hôtel de Ville : il me parut plus simple de monter à la Croix-Rousse.

Élu conseiller général de ce quartier dans les derniers mois de l’Empire, j’espérais, malgré la défaveur dont m’enveloppait ma nouvelle fonction, y avoir conservé quelque popularité et pouvoir y faire écouter des paroles de patriotisme et de sagesse.

Ce fut comme une stupeur, lorsque, entrant dans la salle Valentino, je me dirigeai vers la tribune, et qu’interrompant les déclamations furibondes de je ne sais quel orateur, je demandai la parole.

Accueilli d’abord par l’unanime murmure de l’assemblée, quand je revendiquai pour mai seul la responsabilité d’une mesure que je demandais à expliquer, je retrouvais peu à peu la sympathie d’une partie des auditeurs en leur parlant de la République qui ne pouvait être définitivement assise sur la base nécessaire du suffrage universel que par l’adhésion de ses anciens adversaires, et de la patrie qu’il n’était possible de sauver que par l’union de tous ses enfans. Je leur disais comment à Paris la Révolution du 4 septembre s’était accomplie ; ce que je venais d’y voir et l’impression réconfortante que j’en avais rapportée ; tous les partis oubliant leurs divisions pour se dévouer à la défense nationale : « On peut concevoir, ajoutais-je, deux manières de fonder la République : la première et suivant moi la bonne, c’est de la faire aimer ; l’autre plus contestable, c’est de la faire craindre, au risque de la rendre odieuse. Encore faut-il choisir entre ces deux politiques, et ne pas faire à Lyon l’essai de la terreur, quand à Paris, c’est la République de liberté et de fraternité qui gouverne. »

J’obtins d’abord quelques timides applaudissemens, vivement réprimés par les cris : « À bas la claque ! » Puis les manifestations approbatives devinrent plus nombreuses, et quand je terminai ma harangue au milieu d’applaudissemens nombreux, je crus avoir cause gagnée.

Mais en sortant par la porte qui s’ouvrait sur la place de la Croix-Rousse, je me trouvais en face d’une foule hurlante, qui n’avait pas entendu, et à laquelle je ne pouvais faire écouter mes explications.

Ce n’était plus cette population inquiète, ombrageuse, irascible, mais laborieuse et sincère, qui rêve d’un idéal social tout en tissant la soie, au bruit monotone des métiers ; c’étaient les vagabonds, les repris de justice, les gens sans aveu, aux faces congestionnées par l’envie et par la haine, qu’on ne voit rassemblés en si grand nombre qu’aux jours d’émeute, l’écume des grandes villes poussée à la surface par l’orage. Et les poings se tendaient vers moi, éclairés par la lueur des becs de gaz dans la nuit ; et la foule criait : « À bas ! À bas Andrieux ! Il a mis en liberté Sencier. À l’eau ! À l’eau ! »

Dans la rue, comme dans l’enceinte des parlemens, les hommes assemblés sont lâches ; l’intensité des sentimens bas et vils est en raison directe du nombre de ceux qui les éprouvent en commun.

À Lyon, toujours près du fleuve ou de la rivière, entre le Rhône et la Saône, le cri : « à l’eau ! » c’est le cri de mort, et il eût été sans doute ma condamnation, suivie d’une exécution rapide, si un brave limonadier du coin, plus tard conseiller municipal, le citoyen Ruffin, n’avait eu l’idée de requérir les gardes nationaux du poste voisin et de provoquer mon arrestation.

Au milieu d’un peloton d’hommes armés, je marchais vers le poste de la mairie de la Croix-Rousse, et, satisfaite de cet acte de justice, la foule applaudissait, tout en continuant ses injures et son charivari.

Ruffin m’avait arraché à l’exécution sommaire ; mais les gardes nationaux prenaient au sérieux leur rôle de justiciers, et, se tenant pour responsables de leur prisonnier vis-à-vis du peuple, ils m’enfermèrent dans une sorte de cave, qui, d’ordinaire, sous le nom populaire de « violon, » servait de lieu de détention provisoire pour les malfaiteurs jusqu’à l’heure de leur transfert au dépôt du Palais de Justice.

La salle où je me trouvais n’avait pas servi depuis le 4 septembre ; elle conservait les traces et les odeurs des hôtes qui m’y avaient précédé ; un peu d’air et une vague lueur de réverbère y pénétraient par une sorte de chatière fermée par des barreaux de fer. Cette ouverture ne tarda pas à être découverte par les rôdeurs qui guettaient leur prisonnier. Et par ce trou, les huées contre moi recommencèrent, et des pierres me furent jetées, aux coups desquelles j’échappais en me tenant debout, sous la lucarne, le dos contre la muraille.

Puis mes tortionnaires se lassèrent ; le silence se fit ; le réverbère d’en face s’éteignit ; l’obscurité fut complète autour de moi. Il devait être près d’une heure du matin quand le pêne de la serrure grinça sous l’effort d’une lourde clef. Tandis qu’une lanterne portée par l’un de mes gardiens jetait sa lueur sur les murs de ma prison, je vis entrer un matelas plié en deux, des côtés duquel pendaient à droite une bouteille de vin, à gauche un panier de victuailles.

Quand le matelas fut par terre, je vis la tête souriante du bon Ruffin, qui, dès que la foule se fut dispersée, avait songé à m’apporter de quoi manger, boire et dormir. Ce n’était pas de refus ; car avant de monter à la salle Valentino, je n’avais pas eu le loisir de dîner.

A quatre heures et demie du matin, nouvelle alerte : cette fois c’était la liberté que m’apportait le citoyen Métra, colonel de la garde nationale. S’inclinant devant ses galons, mes gardiens lui livrèrent leur prisonnier ; je descendis avec lui la pente déserte de la Grand’Côte, éclairée par les premières lueurs de l’aube, et il m’accompagna jusqu’à la place des Terreaux, où je le quittai pour rentrer chez moi.

J’appris que, durant la même nuit, une bande de malandrins était allée carillonner à la porte de Le Royer avec le projet de l’arrêter. Mais mon procureur général, qui se méfiait, s’abstenait, depuis qu’il était fourré d’hermine, de coucher à son domicile.


X

A la date de mon arrestation à la Croix-Rousse, un fait important venait de se produire, qui préparait l’avènement d’un ordre plus régulier : je veux parler de la substitution au Comité révolutionnaire d’une administration municipale librement élue.

Peut-être se rappelle-t-on que, dans la nuit du 6 septembre, appuyant la proposition du citoyen Carlod, j’avais obtenu que le Comité de Salut Public résignât ses pouvoirs et fût remplacé par un conseil municipal à élire le 18 septembre. Ce vote de désintéressement ne tarda pas à être regretté et considéré comme l’effet d’une surprise. Dès le lendemain, la question était remise en délibération, et le Comité annulait la plus honorable des décisions qu’il eût prises.

Pour obtenir l’abdication du Comité de Salut public, Challemel-Lacour dut ménager le vent contraire, louvoyer avec une habileté à laquelle il faut rendre justice, et se créer d’abord un parti à l’Hôtel de Ville.

A cet effet, il avait proposé et obtenu, en dépit d’une vive opposition, que le Comité lui désignât une sorte de Conseil de préfecture choisi parmi ses membres. Conférant chaque matin dans son cabinet avec ses nouveaux conseillers, leur communiquant ses dépêches, écoutant leurs avis sans jamais témoigner d’impatience, les retenant à sa table, flattant leur vanité, caressant leurs ambitions, exerçant sur eux l’ascendant d’un esprit supérieur, il avait peu à peu fortifié son autorité en désagrégeant le bloc du pouvoir rival, si bien qu’il ne rencontra qu’une résistance facilement abattue quand il convoqua les électeurs pour le 15 septembre.

Membre du conseil préfectoral en même temps que président du Comité de Salut public, Chepié se fit l’avocat de Challemel auprès du Comité ; il apaisa les colères de ses collègues en leur donnant l’assurance que « le préfet déclarait que les élections seraient faites dans le sens révolutionnaire, en dehors de toutes les lois antérieures. »

Le préfet ne protesta pas, et son silence diplomatique, sans rien engager, laissa croire qu’en effet les électeurs lyonnais étaient appelés à nommer une Commune autonome.

Le 16 septembre, les élus de la veille tirent leur entrée à l’Hôtel de Ville et interrompirent brusquement la dernière séance du Comité de Salut public.

Les nouveaux conseillers, soit qu’ils eussent fait partie du Comité, soit qu’ils fussent nouveaux venus à l’Hôtel de Ville, arrivaient en majorité avec la prétention de n’être pas soumis aux lois de l’Empire, tombées, disaient-ils, avec le régime déchu. Dès leur première séance, par une acceptation pure et simple de la succession de leurs prédécesseur ils votèrent une résolution aux termes de laquelle « les actes du Comité de Salut public auraient force de loi pour la Commune de Lyon et seraient exécutés sans être jamais discutés. »

Sous peine de perdre le peu d’influence qu’il avait péniblement acquise, le préfet fut contraint de faire à cet état d’esprit de regrettables concessions, parmi lesquelles la plus apparente, sinon la plus redoutable, fut celle du drapeau rouge. Néanmoins, le pouvoir dictatorial de la Commune avait pris fin avec l’Assemblée révolutionnaire ; l’effet des lois se faisait sentir à ceux mêmes qui en niaient l’autorité, et ce n’est pas du Conseil municipal élu le 15 septembre que vinrent les principales difficultés contre lesquelles, durant de longs mois, les fonctionnaires du gouvernement de la Défense nationale eurent encore à soutenir une lutte de tous les instans.


LOUIS ANDRIEUX.