La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 03

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III.

Il y eut un moment de silence pendant lequel minuit sonna lentement[1]. Ordinairement Voltaire avait l’art de renouer la conversation quand un nuage passait sur le front de son cher Trajan, et d’effacer la mauvaise impression qui rejaillissait sur les autres convives. Mais ce soir-là, Voltaire, triste et souffrant, ressentait les sourdes atteintes de ce spleen prussien, qui s’emparait bien vite de tous les heureux mortels appelés à contempler Frédéric dans sa gloire. C’était précisément le matin que La Mettrie lui avait répété ce fatal mot de Frédéric, qui fit succéder à une feinte amitié une aversion très-réelle entre ces deux grands hommes[2]. Tant il y a qu’il ne dit mot. « Ma foi, pensait-il, qu’il jette l’écorce de La Mettrie quand bon lui semblera ; qu’il ait de l’humeur ; qu’il souffre, et que le souper finisse. J’ai la colique, et tous ces compliments ne m’empêcheront pas de la sentir. »

Frédéric fut donc forcé de s’exécuter et de reprendre tout seul sa philosophique sérénité.

« Puisque nous sommes sur le chapitre de Cagliostro, dit-il, et que l’heure des histoires de revenants vient de sonner, je vais vous raconter la mienne, et vous jugerez ce qu’il faut croire de la science des sorciers. Mon histoire est très-véritable, et je la tiens de la personne même à qui elle est arrivée l’été dernier. C’est l’incident survenu ce soir au théâtre qui me la remet en mémoire, et peut-être cet incident est-il lié à ce que vous allez entendre.

— L’histoire sera-t-elle un peu effrayante ? demanda La Mettrie.

— Peut-être ! répondit le roi.

— En ce cas, reprit-il, je vais fermer la porte qui est derrière moi. Je ne peux pas souffrir une porte ouverte quand on parle de revenants et de prodiges. »


Et tomba évanouie… (Page 2.)

La Mettrie ferma la porte, et le roi parla ainsi :

« Cagliostro, vous le savez, avait l’art de montrer aux gens crédules des tableaux, ou plutôt des miroirs magiques, sur lesquels il faisait apparaître des personnes absentes. Il prétendait les surprendre dans le moment même, et révéler ainsi les occupations et les actions les plus secrètes de leur vie. Les femmes jalouses allaient apprendre chez lui les infidélités de leurs maris ou de leurs amants ; il y a même des amants et des maris qui ont eu chez lui d’étranges révélations sur la conduite de certaines dames, et le miroir magique a trahi, dit-on, des mystères d’iniquité. Quoi qu’il en soit, les chanteurs italiens de l’Opéra se réunirent un soir et lui offrirent un joli souper accompagné de bonne musique, à condition qu’il leur ferait quelques tours de son métier. Il accepta l’échange et donna jour à Porporino, à Conciolini, à mesdemoiselles Astrua et Porporina, pour leur montrer chez lui l’enfer ou le paradis à volonté. La famille Barberini fut même de la partie. Mademoiselle Jeanne Barberini demanda à voir le feu doge de Venise ; et comme M. Cagliostro ressuscite très-proprement les morts, elle le vit, elle en eut grand’peur, et sortit toute bouleversée du cabinet noir où le sorcier l’avait mise en tête-à-tête avec le revenant. Je soupçonne fort la Barberini, qui est un peu gausseuse, comme dit Voltaire, d’avoir joué l’épouvante pour se moquer de nos histrions italiens qui, par état, ne sont pas braves, et qui refusèrent net de se soumettre à la même épreuve. Mademoiselle Porporina, avec cet air tranquille que vous lui connaissez, dit à M. Cagliostro qu’elle croirait à sa science s’il lui montrait une personne à laquelle elle pensait dans ce moment-là, et qu’elle n’avait pas besoin de lui nommer, puisqu’il était sorcier et devait lire dans son âme comme dans un livre. « Ce que vous me demandez est grave, répondit Cagliostro, et pourtant je crois pouvoir vous satisfaire, si vous me jurez, sur tout ce qu’il y a de plus solennel et de plus terrible, de ne pas adresser la parole à la personne que je vous montrerai, et de ne pas faire le moindre mouvement, le moindre geste, le moindre bruit pendant l’apparition. » La Porporina s’y engagea par serment, et entra dans le cabinet noir avec beaucoup de résolution. Il n’est pas inutile de vous rappeler, messieurs, que cette jeune personne est un des esprits les plus fermes et les plus droits qui se puissent rencontrer ; elle est instruite, raisonne bien sur toutes choses, et j’ai des motifs de croire qu’elle n’est accessible à aucune idée fausse ou étroite. Elle resta donc dans la chambre aux apparitions pendant assez longtemps pour étonner et inquiéter ses camarades. Tout se passa pourtant dans le plus grand silence. Lorsqu’elle en sortit, elle était fort pâle, et des larmes coulaient, dit-on, de ses yeux. Mais elle dit aussitôt à ses camarades : « Mes amis, si M. Cagliostro est sorcier, c’est un sorcier menteur, ne croyez rien de ce qu’il vous montrera. » Elle ne voulut pas s’expliquer davantage. Mais Conciolini m’ayant raconté, quelques jours après, à un de mes concerts, cette merveilleuse soirée, je me promis d’interroger la Porporina, ce que je ne manquai pas de faire la première fois qu’elle vint chanter à Sans-Souci. J’eus quelque peine à la faire parler. Voici enfin ce qu’elle me raconta :



Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? (Page 4.)

« Sans aucun doute, M. Cagliostro possède des moyens extraordinaires pour produire des apparitions tellement semblables à la réalité, qu’il est impossible aux esprits les plus calmes de n’en être pas ému. Pourtant il n’est pas sorcier, et sa prétention de lire dans ma pensée n’était fondée que sur la connaissance qu’il avait, à coup sûr, de quelques particularités de ma vie : mais c’est une connaissance incomplète, et je ne vous conseillerais pas, Sire (c’est toujours la Porporina qui parle, observa le roi), de le prendre pour votre ministre de la police, car il ferait de graves bévues. Ainsi, lorsque je lui demandai de me montrer la personne absente que je désirais voir, je pensais à maître Porpora, mon maître de musique, qui est maintenant à Vienne ; et, au lieu de lui, je vis apparaître dans la chambre magique un ami bien cher que j’ai perdu cette année.

— Peste ! dit d’Argens, cela est beaucoup plus sorcier que d’en faire voir un vivant !

— Attendez, messieurs. Cagliostro, mal informé, ne se doutait pas que la personne qu’il montrait fût morte ; car, lorsque le fantôme eut disparu, il demanda à mademoiselle Porporina si elle était satisfaite de ce qu’elle venait d’apprendre. « D’abord, monsieur, répondit-elle, je désirerais le comprendre. Veuillez me l’expliquer. — Cela dépasse mon pouvoir, répondit-il ; qu’il vous suffise de savoir que votre ami est tranquille et qu’il s’occupe utilement. » Sur quoi la signora reprit : « Hélas ! monsieur, vous m’avez fait bien du mal sans le savoir : vous m’avez montré une personne que je ne songeais point à revoir jamais, et vous me la donnez maintenant pour vivante, tandis que je lui ai fermé les yeux il y a six mois. » Voilà, messieurs, continua Frédéric, comment ces sorciers se trompent en voulant tromper les autres, et comment leurs trames sont déjouées par un ressort qui manque à leur police secrète. Ils pénètrent jusqu’à un certain point les mystères des familles et celui des affections intimes. Comme toutes les histoires de ce monde se ressemblent plus ou moins, et qu’en général les gens enclins au merveilleux n’y regardent pas de si près, ils tombent juste vingt fois sur trente ; mais dix fois sur trente ils donnent à côté, et on n’y fait pas attention, tandis qu’on fait grand bruit des épreuves qui ont réussi. C’est absolument comme dans les horoscopes, où l’on vous prédit une série banale d’événements qui doivent nécessairement arriver à tout le monde, tels que voyages, maladies, perte d’un ami ou d’un parent, héritage, rencontre, lettre intéressante, et autres lieux communs de la vie humaine. Voyez un peu cependant à quelles catastrophes et à quels chagrins domestiques les fausses révélations d’un Cagliostro exposent des esprits faibles et passionnés ! Qu’un mari se fie à cela et tue sa femme innocente ; qu’une mère devienne folle de douleur en croyant voir expirer son fils absent, et mille autres désastres qu’a occasionnés la prétendue science divinatoire des magiciens ! Tout cela est infâme, et convenez que j’ai eu raison d’éloigner de mes États ce Cagliostro qui devine si juste, et qui donne de si bonnes nouvelles des gens morts et enterrés.

— Tout cela est bel et bon, dit La Mettrie, mais ne m’explique pas comment la Porporina de Votre Majesté a vu debout cet homme mort. Car enfin, si elle est douée de fermeté et de raison, comme Votre Majesté l’affirme, cela prouve contre l’argument de Votre Majesté. Le sorcier s’est trompé, il est vrai, en tirant de son magasin un mort pour un vivant qu’on lui demandait ; mais il n’en est que plus certain qu’il dispose de la mort et de la vie ; et, en cela, il en sait plus long que Votre Majesté, laquelle, n’en déplaise à Votre Majesté, a fait tuer beaucoup d’hommes à la guerre, et n’en a jamais pu ressusciter un seul.

— Ainsi nous croirons au diable, mon cher sujet, dit le roi, riant des regards comiques que lançait La Mettrie à Quintus Icilius, chaque fois qu’il prononçait avec emphase le titre de Majesté.

— Pourquoi ne croirions-nous pas à ce pauvre compère Satan, qui est si calomnié et qui a tant d’esprit ? repartit La Mettrie.

— Au feu le manichéen ! dit Voltaire en approchant une bougie de la perruque du jeune médecin.

— Enfin, sublime Fritz, reprit celui-ci, je vous ai posé un argument embarrassant : ou la charmante Porporina est folle et crédule, et elle a vu son mort ; ou elle est philosophe, et n’a rien vu du tout. Cependant elle a eu peur, elle en convient ?

— Elle n’a pas eu peur, dit le roi, elle a eu du chagrin, comme on en éprouverait à la vue d’un portrait qui vous rappellerait exactement une personne aimée qu’on sait trop que l’on ne reverra plus. Mais s’il faut que je vous dise tout, je pense un peu qu’elle a eu peur après coup, et que sa force morale n’est pas sortie de cette épreuve aussi saine qu’elle y est entrée. Depuis ce temps, elle a été sujette à des accès de mélancolie noire, qui sont toujours une preuve de faiblesse ou de désordre dans nos facultés. Je suis sûr qu’elle a l’esprit frappé, bien qu’elle le nie. On ne joue pas impunément avec le mensonge. L’espèce d’attaque qu’elle a eue ce soir est, selon moi, une conséquence de tout cela ; et je parierais qu’il y a dans sa cervelle troublée quelque frayeur de la puissance magique attribuée à M. de Saint-Germain. On m’a dit que depuis qu’elle est rentrée chez elle, elle n’a fait que pleurer.

— Ah ! cela, vous me permettrez de n’en rien croire, chère Majesté, dit La Mettrie. Vous avez été la voir, donc elle ne pleure plus.

— Vous êtes bien curieux, Panurge, de savoir le but de ma visite ? Et vous aussi, d’Argens, qui ne dites rien, et qui avez l’air de n’en pas penser davantage ? Et vous aussi, peut-être, cher Voltaire, qui ne dites mot non plus, et qui n’en pensez pas moins, certainement ?

— Comment ne serait-on pas curieux de tout ce que Frédéric le Grand juge à propos de faire ? répondit Voltaire, qui fit un effort de complaisance en voyant le roi en train de parler ; peut-être que certains hommes n’ont le droit de rien cacher, lorsque la moindre de leurs paroles est un précepte, et la moindre de leurs actions un exemple.

— Mon cher ami, vous voulez me donner de l’orgueil. Qui n’en aurait d’être loué par Voltaire ? Cela n’empêche pas que vous ne vous soyez pas moqué de moi pendant un quart d’heure que j’ai été absent. Eh bien ! pendant ce quart d’heure, pourtant, vous ne pouvez supposer que j’aie eu le temps d’aller jusqu’auprès de l’Opéra, où demeure la Porporina, de lui réciter un long madrigal, et d’en revenir à pied, car j’étais à pied.

— Bah ! sire, l’Opéra est bien près d’ici, dit Voltaire, et il ne vous faut pas plus de temps que cela pour gagner une bataille.

— Vous vous trompez, il faut beaucoup plus de temps, répliqua le roi assez froidement ; demandez à Quintus Icilius. Quant au marquis, qui connaît si bien la vertu des femmes de théâtre, il vous dira qu’il faut plus d’un quart d’heure pour les conquérir.

— Eh ! eh ! sire, cela dépend.

— Oui, cela dépend : mais j’espère pour vous que mademoiselle Cochois vous a donné plus de peine. Tant il y a, messieurs, que je n’ai pas vu mademoiselle Porporina cette nuit, et que j’ai été seulement parler à sa servante, et m’informer de ses nouvelles.

— Vous, sire ? s’écria La Mettrie.

— J’ai voulu lui porter moi-même un flacon dont je me suis souvenu tout à coup d’avoir éprouvé de très-bons effets, quand j’étais sujet à des spasmes d’estomac qui me faisaient quelquefois perdre connaissance. Eh bien, vous ne dites mot ? Vous voilà tous ébahis ? Vous avez envie de donner des louanges à ma bonté paternelle et royale, et vous n’osez pas, parce qu’au fond du cœur, vous me trouvez parfaitement ridicule.

— Ma foi, sire, si vous êtes amoureux comme un simple mortel, je ne le trouve pas mauvais, dit La Mettrie, et je ne vois pas là matière ni à éloge ni à raillerie ?

— Eh bien, mon bon Panurge, je ne suis pas amoureux du tout, puisqu’il faut parler net. Je suis un simple mortel, il est vrai ; mais je n’ai pas l’honneur d’être roi de France, et les moeurs galantes qui conviennent à un grand monarque comme Louis xv iraient fort mal à un petit marquis de Brandebourg tel que moi. J’ai d’autres chats à fouetter pour faire marcher ma pauvre boutique, et je n’ai pas le loisir de m’endormir dans les bosquets de Cythère.

— En ce cas, je ne comprends rien à votre sollicitude pour cette petite chanteuse de l’Opéra, dit La Mettrie ; et, à moins que ce ne soit par suite d’une rage musicale, je donne ma langue aux chats.

— Cela étant, sachez, mes amis, que je ne suis ni amant ni amoureux de la Porporina, mais que je lui suis très-attaché, parce que, dans une circonstance trop longue à vous dire maintenant, elle m’a sauvé la vie sans me connaître. L’aventure est bizarre, et je vous la raconterai une autre fois. Ce soir il est trop tard, et M. de Voltaire s’endort. Qu’il vous suffise de savoir que si je suis ici, et non dans l’enfer, où la dévotion voulait m’envoyer, je le dois à cette fille. Vous comprenez maintenant que, la sachant dangereusement indisposée, je puisse aller voir si elle n’est pas morte, et lui porter un flacon de Stahl, sans, pour cela, avoir envie de passer à vos yeux pour un Richelieu ou pour un Lauzun. Allons, messieurs, je vous donne le bonsoir. Il y a dix-huit heures que je n’ai quitté mes bottes, et il me faudra les reprendre dans six. Je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde, comme au bas d’une lettre. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au moment où minuit avait sonné à la grande horloge du palais, la jeune et mondaine abbesse de Quedlimburg venait de se mettre dans son lit de satin rose, lorsque sa première femme de chambre, en lui plaçant ses mules sur son tapis d’hermine, tressaillit et laissa échapper un cri. On venait de frapper à la porte de la chambre à coucher de la princesse.

« Eh bien, es-tu folle ? dit la belle Amélie, en entr’ouvrant son rideau : qu’as-tu à sauter et à soupirer de la sorte ?

— Est-ce que Votre Altesse royale n’a pas entendu frapper ?

— On a frappé ? En ce cas, va voir ce que c’est.

— Ah ! madame ! quelle personne vivante oserait frapper à la porte de Votre Altesse, quand on sait qu’elle est couchée ?

— Aucune personne vivante n’oserait, dis-tu ? En ce cas c’est une personne morte. Va lui ouvrir en attendant. Tiens, on frappe encore ; va donc, tu m’impatientes. »

La femme de chambre, plus morte que vive, se traîna vers la porte, et demanda qui est là ? d’une voix tremblante.

« C’est moi, madame de Kleist, répondit une voix bien connue ; si la princesse ne dort pas encore, dites-lui que j’ai quelque chose d’important à lui dire.

— Eh vite ! eh vite ! fais-la entrer, cria la princesse, et laisse-nous. »

Dès que l’abbesse et sa favorite furent seules, cette dernière s’assit sur le pied du lit de sa maîtresse, et parla ainsi :

« Votre Altesse royale ne s’était pas trompée. Le roi est amoureux fou de la Porporina, et il n’est pas encore son amant, ce qui donne certainement à cette fille un crédit illimité, pour le moment, sur son esprit.

— Et comment sais-tu cela depuis une heure ?

— Parce qu’en me déshabillant pour me mettre au lit, j’ai fait babiller ma femme de chambre, laquelle m’a appris qu’elle avait une sœur au service de cette Porporina. Là-dessus je la questionne, je lui tire les vers du nez, et, de fil en aiguille, j’apprends que madite soubrette sort à l’instant même de chez sa sœur, et qu’à l’instant même le roi sortait de chez la Porporina.

— Es-tu bien sûre de cela ?

— Ma fille de chambre venait de voir le roi comme je vous vois. Il lui avait parlé à elle-même, la prenant pour sa sœur, laquelle était occupée, dans une autre pièce, à soigner sa maîtresse malade, ou feignant de l’être. Le roi s’est informé de la santé de la Porporina avec une sollicitude extraordinaire ; il a frappé du pied d’un air tout à fait chagrin, en apprenant qu’elle ne cessait de pleurer ; il n’a pas demandé à la voir, dans la crainte de la gêner, a-t-il dit ; il a remis pour elle un flacon très-précieux ; enfin il s’est retiré, en recommandant bien qu’on dît à la malade, le lendemain, qu’il était venu la voir à onze heures du soir.

— Voilà une aventure, j’espère ! s’écria la princesse, et je n’ose en croire mes oreilles. Ta soubrette connaît-elle bien les traits du roi ?

— Qui ne connaît la figure d’un roi toujours à cheval ? D’ailleurs, un page avait été envoyé en éclaireur cinq minutes à l’avance pour voir s’il n’y avait personne chez la belle. Pendant ce temps, le roi, enveloppé et emmitouflé, attendait en bas dans la rue, en grand incognito, selon sa coutume.

— Ainsi, du mystère, de la sollicitude, et surtout du respect : c’est de l’amour, ou je ne m’y connais pas, de Kleist. Et tu es venue, malgré le froid et la nuit, m’apprendre cela bien vite ! Ah ! ma pauvre enfant, que tu es bonne !

— Dites aussi malgré les revenants. Savez-vous qu’il y a une panique nouvelle dans le château depuis quelques nuits, et que mon chasseur tremblait comme un grand imbécile en traversant les corridors pour m’accompagner ?

— Qu’est-ce que c’est ? encore la femme blanche ?

— Oui, la Balayeuse.

— Cette fois, ce n’est pas nous qui faisons ce jeu-là, ma pauvre de Kleist ! Nos fantômes sont bien loin, et fasse le ciel que ces revenants-là puissent revenir !

— Je pensais d’abord que c’était le roi qui s’amusait à revenir, puisque maintenant il a des motifs pour écarter les valets curieux de dessus son passage. Mais, ce qui m’a fort étonné, c’est que le sabbat ne se passe pas autour de ses appartements, ni sur sa route pour aller chez la Porporina. C’est autour de Votre Altesse que les esprits se promènent, et j’avoue que maintenant que je n’y suis plus pour rien, cela m’effraie un peu.

— Que dis-tu là, enfant ? Comment pourrais-tu croire aux spectres, toi qui les connais si bien ?

— Et voilà le hic ! on dit que quand on les imite, cela les fâche, et qu’ils se mettent à vos trousses tout de bon pour vous punir.

— En ce cas, ils s’y prendraient un peu tard avec nous ; car depuis plus d’un an, ils nous laissent en repos. Allons, ne t’occupe pas de ces balivernes. Nous savons bien ce qu’il faut croire de ces âmes en peine. Certainement c’est quelque page ou quelque bas officier qui vient la nuit demander des prières à la plus jolie de mes femmes de chambre. Aussi la vieille, à qui on ne demande rien du tout, a-t-elle une frayeur épouvantable. J’ai vu le moment où elle ne voudrait pas t’ouvrir. Mais de quoi parlons-nous là ? De Kleist, nous tenons le secret du roi, il faut en profiter. Comment allons-nous nous y prendre ?

— Il faut accaparer cette Porporina, et nous dépêcher avant que sa faveur la rende vaine et méfiante.

— Sans doute, il ne faut épargner ni présents, ni promesses, ni cajoleries. Tu iras dès demain chez elle ; tu lui demanderas de ma part… de la musique, des autographes du Porpora ; elle doit avoir beaucoup de choses inédites des maîtres italiens. Tu lui promettras en retour des manuscrits de Sébastien Bach. J’en ai plusieurs. Nous commencerons par des échanges. Et puis, je lui demanderai de venir m’enseigner les mouvements et dès que je la tiendrai chez moi, je me charge de la séduire et de la dominer.

— J’irai demain matin, Madame.

— Bonsoir, de Kleist. Tiens, viens m’embrasser. Tu es ma seule amie, toi ; va te coucher, et si tu rencontres la Balayeuse dans les galeries, regarde bien si elle n’a pas des éperons sous sa robe. »

  1. L’Opéra commençait et finissait plus tôt que de nos jours. Frédéric commençait à souper à dix heures.
  2. « Je le garde encore parce que j’ai besoin de lui. Dans un an je n’en aurai plus que faire, et je m’en débarrasserai. Je presse l’orange, et après je jetterai l’écorce. » On sait que ce mot fut une plaie vive pour l’orgueil de Voltaire.