La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 10

La bibliothèque libre.
◄  IX.
XI.  ►

X.

« N’as-tu donc pas contracté ici des amitiés nouvelles ? dit la princesse Amélie. Parmi tant de gens d’esprit et de talent que mon frère se vante d’avoir attirés à lui de tous les coins du monde, n’en est-il aucun qui soit digne d’estime ?

— Il en est certainement, Madame ; et si je ne m’étais sentie portée à la retraite et à la solitude, j’aurais pu trouver des âmes bienveillantes autour de moi. Mademoiselle Cochois…

— La marquise d’Argens, tu veux dire ?

— J’ignore si elle s’appelle ainsi.

— Tu es discrète, tu as raison. Eh bien, c’est une personne distinguée ?

— Extrêmement, et fort bonne au fond, quoiqu’elle soit un peu vaine des soins et des leçons de M. le marquis, et qu’elle regarde un peu du haut de sa grandeur les artistes, ses confrères.

— Elle serait fort humiliée, si elle savait qui tu es. Le nom de Rudolstadt est un des plus illustres de la Saxe, et celui de d’Argens n’est qu’une mince gentilhommerie provençale ou languedocienne. Et madame de Cocceï, comment est-elle ? la connais-tu ?

— Comme, depuis son mariage, mademoiselle Barberini ne danse plus à l’Opéra, et vit à la campagne le plus souvent, j’ai eu peu d’occasions de la voir. C’est de toutes les femmes de théâtre celle pour qui j’éprouvais le plus de sympathie, et j’ai été invitée souvent par elle et par son mari à aller les voir dans leurs terres ; mais le roi m’a fait entendre que cela lui déplairait beaucoup, et j’ai été forcée d’y renoncer, sans savoir pourquoi je subissais cette privation.

— Je vais te l’apprendre. Le roi a fait la cour à mademoiselle Barberini, qui lui a préféré le fils du grand chancelier, et le roi craint pour toi le mauvais exemple. Mais parmi les hommes, ne t’es-tu liée avec personne ?

— J’ai beaucoup d’amitié pour M. François Benda, le premier violoniste de Sa Majesté. Il y a des rapports entre sa destinée et la mienne. Il a mené la vie de zingaro dans sa jeunesse, comme moi dans mon enfance ; comme moi, il est fort peu enivré des grandeurs de ce monde, et il préfère la liberté à la richesse. Il m’a raconté souvent qu’il s’était enfui de la cour de Saxe pour partager la destinée errante, joyeuse et misérable des artistes de grand chemin. Le monde ne sait pas qu’il y a sur les routes et dans les rues des virtuoses d’un grand mérite. Ce fut un vieux juif aveugle qui fit, par monts et par vaux, l’éducation de Benda. Il s’appelait Lœbel, et Benda n’en parle qu’avec admiration, bien qu’il soit mort sur une botte de paille, ou peut-être même dans un fossé. Avant de s’adonner au violon, M. Franz Benda avait une voix superbe, et faisait du chant sa profession. Le chagrin et l’ennui la lui firent perdre à Dresde. Dans l’air pur de la vagabonde liberté, il acquit un autre talent, son génie prit un nouvel essor ; et c’est de ce conservatoire ambulant qu’est sorti le magnifique virtuose dont Sa Majesté ne dédaigne pas le concours dans sa musique de chambre. George Benda, son plus jeune frère, est aussi un original plein de génie, tour à tour épicurien et misanthrope. Son esprit fantasque n’est pas toujours aimable, mais il intéresse toujours. Je crois que celui-là ne parviendra pas à se ranger comme ses autres frères, qui tous portent avec résignation maintenant la chaîne dorée du dilettantisme royal. Mais lui, soit parce qu’il est le plus jeune, soit parce que son naturel est indomptable, parle toujours de prendre la fuite. Il s’ennuie de si bon cœur ici, que c’est un plaisir pour moi de m’ennuyer avec lui.

— Et n’espères-tu pas que cet ennui partagé amènera un sentiment plus tendre ? Ce ne serait pas la première fois que l’amour serait né de l’ennui.

— Je ne le crains ni ne l’espère, répondit Consuelo ; car je sens que cela n’arrivera jamais. Je vous l’ai dit, chère Amélie, il se passe en moi quelque chose d’étrange. Depuis qu’Albert n’est plus, je l’aime, je ne pense qu’à lui, je ne puis aimer que lui. Je crois bien, pour le coup, que c’est la première fois que l’amour est né de la mort, et c’est pourtant ce qui m’arrive. Je ne me console pas de n’avoir pas donné du bonheur à un être qui en était digne, et ce regret tenace est devenu une idée fixe, une sorte de passion, une folie peut-être !

— Cela m’en a un peu l’air, dit la princesse. C’est du moins une maladie… Et pourtant c’est un mal que je conçois bien et que j’éprouve aussi ; car j’aime un absent que je ne reverrai peut-être jamais : n’est-ce pas à peu près comme si j’aimais un mort ?… Mais, dis-moi, le prince Henri, mon frère, n’est-il pas un aimable cavalier ?

— Oui, certainement.

— Très-amateur du beau, une âme d’artiste, un héros à la guerre, une figure qui frappe et plaît sans être belle, un esprit fier et indépendant, l’ennemi du despotisme, l’esclave insoumis et menaçant de mon frère le tyran, enfin le meilleur de la famille à coup sûr. On dit qu’il est fort épris de toi ; ne te l’a-t-il pas dit ?

— J’ai écouté cela comme une plaisanterie.

— Et tu n’as pas envie de le prendre au sérieux ?

— Non, Madame.

— Tu es fort difficile, ma chère ; que lui reproches-tu ?

— Un grand défaut, ou du moins un obstacle invincible à mon amour pour lui : il est prince.

— Merci du compliment, méchante ! Ainsi il n’était pour rien dans ton évanouissement au spectacle ces jours passés ? On a dit que le roi, jaloux de la façon dont il te regardait, l’avait envoyé aux arrêts au commencement du spectacle, et que le chagrin t’avait rendue malade.

— J’ignorais absolument que le prince eût été mis aux arrêts, et je suis bien sûre de n’en pas être la cause. Celle de mon accident est bien différente. Imaginez, Madame, qu’au milieu du morceau que je chantais, un peu machinalement, comme cela ne m’arrive que trop souvent ici, mes yeux se portent au hasard vers les loges du premier rang qui avoisinent la scène ; et tout à coup, dans celle de M. Golowkin, je vois une figure pâle se dessiner dans le fond et se pencher insensiblement comme pour me regarder. Cette figure, c’était celle d’Albert, Madame. Je le jure devant Dieu, je l’ai vu, je l’ai reconnu ; j’ignore si c’était une illusion, mais il est impossible d’en avoir une plus terrible et plus complète.

— Pauvre enfant ! tu as des visions, cela est certain.

— Oh ! ce n’est pas tout. La semaine dernière, lorsque je vous eus remis la lettre de M. de Trenck, comme je me retirais, je m’égarai dans le palais et rencontrai, à l’entrée du cabinet de curiosités, M. Stoss, avec qui je m’arrêtai à causer. Eh bien, je revis cette même figure d’Albert, et je la revis menaçante comme je l’avais vue indifférente la veille au théâtre, comme je la revois sans cesse dans mes rêves, courroucée ou dédaigneuse.

— Et M. Stoss la vit aussi ?

— Il la vit fort bien, et me dit que c’était un certain Trismégiste que Votre Altesse s’amuse à consulter comme nécromancien.

— Ah ! juste ciel ! s’écria madame de Kleist en pâlissant ; j’étais bien sûre que c’était un sorcier véritable ! Je n’ai jamais pu regarder cet homme sans frayeur. Quoiqu’il ait de beaux traits et l’air noble, il a quelque chose de diabolique dans la physionomie, et je suis sûre qu’il prend, comme un Protée, tous les aspects qu’il veut pour faire peur aux gens. Avec cela il est grondeur et frondeur comme tous les gens de son espèce. Je me souviens qu’une fois, en me tirant mon horoscope, il me reprocha à brûle-pourpoint d’avoir divorcé avec M. de Kleist, parce que M. de Kleist était ruiné. Il m’en faisait un grand crime. Je voulus m’en défendre, et comme il le prenait un peu haut avec moi, je commençais à me fâcher, lorsqu’il me prédit avec véhémence que je me remarierais, et que mon second mari périrait par ma faute, encore plus misérablement que le premier, mais que j’en serais bien punie par mes remords et par la réprobation publique. En disant cela, sa figure devint si terrible, que je crus voir celle de M. Kleist ressuscité, et que je m’enfuis dans l’appartement de son Altesse royale, en jetant de grands cris.

— Oui, c’était une scène plaisante, dit la princesse qui, par instants, reprenait comme malgré elle, son ton sec et amer : j’en ai ri comme une folle.

— Il n’y avait pas de quoi ! dit naïvement Consuelo. Mais enfin qu’est-ce donc que ce Trismégiste ? et puisque Votre Altesse ne croit pas aux sorciers…

— Je t’ai promis de te dire un jour ce que c’est que la sorcellerie. Ne sois pas si pressée. Quant à présent, sache que le devin Trismégiste est un homme dont je fais grand cas, et qui pourra nous être fort utile à toutes trois… et à bien d’autres !…

— Je voudrais bien le revoir, dit Consuelo ; et quoique je tremble d’y penser, je voudrais m’assurer de sang-froid s’il ressemble à M. de Rudolstadt autant que je me le suis imaginé.

— S’il ressemble à M. de Rudolstadt, dis-tu ?… Eh bien, tu me rappelles une circonstance que j’aurais oubliée, et qui va expliquer, peut-être fort platement, tout ce grand mystère… Attends ! laisse-moi y penser un peu… oui, j’y suis. Écoute ma pauvre enfant, et apprends à te méfier de tout ce qui semble surnaturel. C’est Trismégiste que Cagliostro t’a montré ; car Trismégiste a des relations avec Cagliostro, et s’est trouvé ici l’an dernier en même temps que lui. C’est Trismégiste que tu as vu au théâtre dans la loge du comte Golowkin ; car Trismégiste demeure dans sa maison, et ils s’occupent ensemble de chimie ou d’alchimie. Enfin c’est Trismégiste que tu as vu dans le château le lendemain ; car ce jour-là, et peu de temps après t’avoir congédiée, j’ai vu Trismégiste ; et par parenthèse, il m’a donné d’amples détails sur l’évasion de Trenck.

— À l’effet de se vanter d’y avoir contribué, dit madame de Kleist, et de se faire rembourser par Votre Altesse des sommes qu’il n’a certainement pas dépensées pour cela. Votre Altesse en pensera ce qu’elle voudra ; mais, j’oserai le lui dire, cet homme est un chevalier d’industrie.

— Ce qui ne l’empêche pas d’être un grand sorcier, n’est-ce pas, de Kleist ? Comment concilies-tu tant de respect pour sa science et de mépris pour sa personne ?

— Eh ! Madame, cela va ensemble on ne peut mieux. On craint les sorciers, mais on les déteste. C’est absolument comme on fait à l’égard du diable.

— Et cependant on veut voir le diable, et on ne peut pas se passer des sorciers ? Voilà ta logique, ma belle de Kleist !

— Mais, madame, dit Consuelo qui écoutait avec avidité cette discussion bizarre, d’où savez-vous que cet homme ressemble au comte de Rudolstadt ?

— J’oubliais de te le dire, et c’est un hasard bien simple qui me l’a fait savoir. Ce matin, quand Supperville me racontait ton histoire et celle du comte Albert, tout ce qu’il me disait sur ce personnage étrange me donna la curiosité de savoir s’il était beau, et si sa physionomie répondait à son imagination extraordinaire. Supperville rêva quelques instants, et finit par me répondre : « Tenez, Madame, il me sera facile de vous en donner une juste idée ; car vous avez parmi vos joujoux un original qui ressemblerait effroyablement à ce pauvre Rudolstadt s’il était plus décharné, plus hâve, et coiffé autrement. C’est votre sorcier Trismégiste. » Voilà le fin mot de l’affaire, ma charmante veuve ; et ce mot n’est pas plus sorcier que Cagliostro, Trismégiste, Saint-Germain et compagnie.

— Vous m’ôtez une montagne de dessus la poitrine, dit la Porporina, et un voile noir de dessus la tête. Il me semble que je renais à la vie, que je m’éveille d’un pénible sommeil ! Grâces vous soient rendues pour cette explication ! Je ne suis donc pas folle, je n’ai donc pas de visions, je n’aurai donc plus peur de moi-même !… Eh bien pourtant, voyez ce que c’est que le cœur humain ! ajouta-t-elle après un instant de rêverie ; je crois que je regrette ma peur et ma faiblesse. Dans mon extravagance, je m’étais presque persuadé qu’Albert n’était pas mort, et qu’un jour, après m’avoir fait expier par d’effrayantes apparitions le mal que je lui ai causé, il reviendrait à moi sans nuage et sans ressentiment. Maintenant je suis bien sûre qu’Albert dort dans le tombeau de ses ancêtres, qu’il ne se relèvera pas, que la mort ne lâchera pas sa proie, et c’est une déplorable certitude !

— Tu as pu en douter ? Eh bien, il y a du bonheur à être folle ; quant à moi, je n’espérais pas que Trenck sortirait des cachots de la Silésie, et pourtant cela était possible, et cela est !

— Si je vous disais, belle Amélie, toutes les suppositions auxquelles mon pauvre esprit se livrait, vous verriez que, malgré leur invraisemblance, elles n’étaient pas toutes impossibles. Par exemple, une léthargie… Albert y était sujet… Mais je ne veux point rappeler ces conjectures insensées ; elles me font trop de mal, maintenant que la figure que je prenais pour Albert est celle d’un chevalier d’industrie.

— Trismégiste n’est pas ce que l’on croit… Mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’est pas le comte de Rudolstadt ; car il y a plusieurs années que je le connais, et qu’il fait, en apparence du moins, le métier de devin. D’ailleurs il n’est pas si semblable au comte de Rudolstadt que tu te le persuades. Supperville, qui est un trop habile médecin pour faire enterrer un homme en léthargie, et qui ne croit pas aux revenants, a constaté des différences que ton trouble ne t’a pas permis de remarquer.

— Oh ! je voudrais bien revoir ce Trismégiste ! dit Consuelo d’un air préoccupé.

— Tu ne le verras peut-être pas de si tôt, répondit froidement la princesse. Il est parti pour Varsovie le jour même où tu l’as vu dans ce palais. Il ne reste jamais plus de trois jours à Berlin. Mais il reviendra à coup sûr dans un an.

— Et si c’était Albert… » reprit Consuelo, absorbée dans une rêverie profonde.

La princesse haussa les épaules.

— Décidément, dit-elle, le sort me condamne à n’avoir pour amis que des fous ou des folles. Celle-ci prend mon sorcier pour son mari feu le chanoine de Kleist, celle-là, pour son défunt époux le comte de Rudolstadt ; il est heureux pour moi d’avoir une tête forte, car je le prendrais peut-être pour Trenck, et Dieu sait ce qui en arriverait. Trismégiste est un pauvre sorcier de ne point profiter de toutes ces méprises ! Voyons, Porporina, ne me regardez pas d’un air effaré et consterné, ma toute belle. Reprenez vos esprits. Comment supposez-vous que si le comte Albert, au lieu d’être mort, s’était réveillé d’une léthargie, une aventure si intéressante n’eût point fait de bruit dans le monde ? N’avez-vous conservé aucune relation, d’ailleurs, avec sa famille, et ne vous en aurait-elle pas informée ?

— Je n’en ai conservé aucune, répondit Consuelo. La chanoinesse Wenceslawa m’a écrit deux fois en un an pour m’annoncer deux tristes nouvelles : la mort de son frère aîné Christian, père de mon mari, qui a terminé sa longue et douloureuse carrière sans recouvrer la mémoire de son malheur ; et la mort du baron Frédéric, frère de Christian et de la chanoinesse, qui s’est tué à la chasse, en roulant de la fatale montagne de Schreckenstein, au fond d’un ravin. J’ai répondu à la chanoinesse comme je le devais. Je n’ai pas osé lui offrir d’aller lui porter mes tristes consolations. Son cœur m’a paru, d’après ses lettres, partagé entre sa bonté et son orgueil. Elle m’appelait sa chère enfant, sa généreuse amie, mais elle ne paraissait désirer nullement les secours ni les soins de mon affection.

— Ainsi tu supposes qu’Albert, ressuscité, vit tranquille et inconnu au château des Géants, sans t’envoyer de billet de faire-part, et sans que personne s’en doute hors de l’enceinte dudit château ?

— Non, madame, je ne le suppose pas ; car ce serait tout à fait impossible, et je suis folle de vouloir en douter », répondit Consuelo, en cachant dans ses mains son visage inondé de larmes.

La princesse semblait, à mesure que la nuit s’avançait, reprendre son mauvais caractère ; le ton railleur et léger avec lequel elle parlait de choses si sensibles au cœur de Consuelo faisait un mal affreux à cette dernière.

« Allons, ne te désole pas ainsi, reprit brusquement Amélie. Voilà une belle partie de plaisir que nous faisons là ! Tu nous as raconté des histoires à porter le diable en terre ; de Kleist n’a pas cessé de pâlir et de trembler, je crois qu’elle en mourra de peur ; et moi, qui voulais être heureuse et gaie, je souffre de te voir souffrir, ma pauvre enfant !… »

La princesse prononça ces dernières paroles avec le bon diapason de sa voix, et Consuelo, relevant la tête, vit qu’une larme de sympathie coulait sur sa joue, tandis que le sourire d’ironie contractait encore ses lèvres. Elle baisa la main que lui tendait l’abbesse, et la plaignit intérieurement de ne pouvoir pas être bonne pendant quatre heures de suite.

« Quelque mystérieux que soit ton château des Géants, ajouta la princesse, quelque sauvage que soit l’orgueil de la chanoinesse, et quelque discrets que puissent être ses serviteurs, sois sûre qu’il ne se passe rien là qui soit plus qu’ailleurs à l’abri d’une certaine publicité. On avait beau cacher la bizarrerie du comte Albert, toute la province a bientôt réussi à la connaître, et il y avait longtemps qu’on en avait parlé à la petite cour de Bareith, lorsque Supperville fut appelé pour soigner ton pauvre époux. Il y a maintenant dans cette famille un autre mystère qu’on ne cache pas avec moins de soin sans doute, et qu’on n’a pas préservé davantage de la malice du public. C’est la fuite de la jeune baronne Amélie, qui s’est fait enlever par un bel aventurier peu de temps après la mort de son cousin.

— Et moi, Madame, je l’ai ignoré assez longtemps. Je pourrais vous dire même que tout ne se découvre pas dans ce monde ; car jusqu’ici on n’a pas pu savoir le nom et l’état de l’homme qui a enlevé la jeune baronne, non plus que le lieu de sa retraite.

— C’est ce que Supperville m’a dit en effet. Allons, cette vieille Bohême est le pays aux aventures mystérieuses : mais ce n’est pas une raison pour que le comte Albert soit…

— Au nom du ciel, Madame, ne parlons plus de cela. Je vous demande pardon de vous avoir fatiguée de cette longue histoire, et quand Votre Altesse m’ordonnera de me retirer…

— Deux heures du matin ! s’écria madame de Kleist, que le son lugubre de l’horloge du château fit tressaillir.

— En ce cas, il faut nous séparer, mes chères amies, dit la princesse en se levant ; car ma sœur d’Anspach va venir dès sept heures me réveiller pour m’entretenir des fredaines de son cher margrave, qui est revenu de Paris dernièrement, amoureux fou de mademoiselle Clairon. Ma belle Porporina, c’est vous autres reines de théâtre qui êtes reines du monde par le fait, comme nous le sommes par le droit, et votre lot est le meilleur. Il n’est point de tête couronnée que vous ne puissiez nous enlever quand il vous en prend fantaisie, et je ne serais pas étonnée de voir un jour mademoiselle Hippolyte Clairon, qui est une fille d’esprit, devenir margrave d’Anspach, en concurrence avec ma sœur, qui est une bête. Allons, donne-moi une pelisse, de Kleist, je veux vous reconduire jusqu’au bout de la galerie.

— Et Votre Altesse reviendra seule ? dit madame de Kleist, qui paraissait fort troublée.

— Toute seule, répondit Amélie, et sans aucune crainte du diable et des farfadets qui tiennent pourtant cour plénière dans le château depuis quelques nuits, à ce qu’on assure. Viens, viens, Consuelo ! nous allons voir la belle peur de madame de Kleist en traversant la galerie. »

La princesse prit un flambeau et marcha la première, entraînant madame de Kleist, qui était en effet très-peu rassurée. Consuelo les suivit, un peu effrayée aussi, sans savoir pourquoi.

« Je vous assure, Madame, disait madame de Kleist, que c’est l’heure sinistre, et qu’il y a de la témérité à traverser cette partie du château dans ce moment-ci. Que vous coûterait-il de nous laisser attendre une demi-heure de plus ? À deux heures et demie, il n’y a plus rien.

— Non pas, non pas, reprit Amélie, je ne serais pas fâchée de la rencontrer et de voir comment elle est faite.

— De quoi donc s’agit-il ? demanda Consuelo en doublant le pas pour s’adresser à madame de Kleist.

— Ne le sais-tu pas ? dit la princesse. La femme blanche qui balaie les escaliers et les corridors du palais, lorsqu’un membre de la famille royale est près de mourir, est revenue nous visiter depuis quelques nuits. Il paraît que c’est par ici qu’elle prend ses ébats. Donc ce sont mes jours qui sont menacés. Voilà pourquoi tu me vois si tranquille. Ma belle-sœur, la reine de Prusse (la plus pauvre tête qui ait jamais porté couronne !), n’en dort pas, à ce qu’on assure, et va coucher tous les soirs à Charlottenbourg ; mais, comme elle respecte infiniment la balayeuse, ainsi que la reine ma mère, qui n’a pas plus de raison qu’elle à cet endroit-là, ces dames ont eu soin de défendre qu’on épiât le fantôme et qu’on le dérangeât en rien de ses nobles occupations. Aussi le château est-il balayé d’importance, et de la propre main de Lucifer, ce qui ne l’empêche pas d’être fort malpropre, comme tu vois. »

En ce moment un gros chat, accouru du fond ténébreux de la galerie, passa en ronflant et en jurant auprès de madame de Kleist, qui fit un cri perçant et voulut courir vers l’appartement de la princesse ; mais celle-ci la retint de force en remplissant l’espace sonore de ses éclats de rire âpres et rauques, plus lugubres encore que la bise qui sifflait dans les profondeurs de ce vaste local. Le froid faisait grelotter Consuelo, et peut-être aussi la peur ; car la figure décomposée de madame de Kleist semblait attester un danger réel, et la gaieté fanfaronne et forcée de la princesse n’annonçait pas une sécurité bien sincère.

« J’admire l’incrédulité de Votre Altesse royale, dit madame de Kleist d’une voix entrecoupée et avec un peu de dépit ; si elle avait vu et entendu comme moi cette femme blanche, la veille de la mort du roi son auguste père…

— Hélas ! répondit Amélie d’un ton satanique, comme je suis bien sûre qu’elle ne vient pas annoncer maintenant celle du roi mon auguste frère, je suis fort aise qu’elle vienne pour moi. La diablesse sait bien que pour être heureuse, il me faut l’une ou l’autre de ces deux morts.

— Ah ! madame, ne parlez pas ainsi dans un pareil moment ! dit madame de Kleist, dont les dents se serraient tellement, qu’elle prononçait avec peine. Tenez, au nom du ciel, arrêtez-vous et écoutez : cela ne fait-il pas frémir ? »

La princesse s’arrêta d’un air moqueur, et le bruit de sa robe de soie, épaisse et cassante comme du carton, cessant de couvrir les bruits plus éloignés, nos trois héroïnes, parvenues presque à la grande cage d’escalier qui s’ouvrait au fond de la galerie, entendirent distinctement le bruit sec d’un balai qui frappait inégalement les degrés de pierre, et qui semblait se rapprocher en montant de marche en marche, comme eût fait un valet pressé de terminer son ouvrage.

La princesse hésita un instant, puis elle dit d’un air résolu :

« Comme il n’y a rien de surnaturel, je veux savoir si c’est un laquais somnambule ou un page espiègle. Baisse ton voile, Porporina, il ne faut pas qu’on te voie dans ma compagnie. Quant à toi, de Kleist, tu peux te trouver mal si cela t’amuse. Je t’avertis que je ne m’occupe pas de toi. Allons, brave Rudolstadt, toi qui as affronté de pires aventures, suis-moi si tu m’aimes. »

Amélie marcha d’un pas assuré vers l’entrée de l’escalier ; Consuelo la suivit sans qu’elle lui permît de tenir le flambeau à sa place ; et madame de Kleist, aussi effrayée de rester seule que d’avancer, se traîna derrière elles en se cramponnant au mantelet de la Porporina.

Le balai infernal ne se faisait plus entendre, et la princesse arriva jusqu’à la rampe au-dessus de laquelle elle avança son flambeau pour mieux voir à distance. Mais, soit qu’elle fût moins calme qu’elle ne voulait le paraître, soit qu’elle eût aperçu quelque objet terrible, la main lui manqua, et le flambeau de vermeil, avec la bougie et sa collerette de cristal découpée, allèrent tomber avec fracas au fond de la spirale retentissante. Alors madame de Kleist, perdant la tête et ne se souciant pas plus de la princesse que de la comédienne, se mit à courir jusqu’à ce qu’elle eût rencontré dans l’obscurité la porte des appartements de sa maîtresse, où elle chercha un refuge, tandis que celle-ci, partagée entre une émotion insurmontable et la honte de s’avouer vaincue, reprenait avec Consuelo le même chemin, d’abord lentement, et puis peu à peu en doublant le pas ; car d’autres pas se faisaient entendre derrière les siens, et ce n’étaient pas ceux de la Porporina, qui marchait sur la même ligne qu’elle, plus résolument peut-être, quoiqu’elle ne fît aucune bravade. Ces pas étranges, qui de seconde en seconde, se rapprochaient de leurs talons, résonnaient dans les ténèbres comme ceux d’une vieille femme chaussée de mules, et claquaient sur les dalles, tandis que le balai faisait toujours son office et se heurtait lourdement à la muraille, tantôt à droite, tantôt à gauche. Ce court trajet parut bien long à Consuelo. Si quelque chose peut vaincre le courage des esprits vraiment fermes et sains, c’est un danger qui ne peut être ni prévu ni compris. Elle ne se piqua point d’une audace inutile, et ne détourna pas la tête une seule fois. La princesse prétendit ensuite l’avoir fait inutilement dans les ténèbres ; personne ne pouvait démentir ni constater le fait. Consuelo se souvint seulement qu’elle n’avait pas ralenti sa marche, qu’elle ne lui avait pas adressé un mot durant cette retraite forcée, et qu’en rentrant un peu précipitamment dans son appartement, elle avait failli lui pousser la porte sur le visage, tant elle avait hâte de la refermer. Cependant Amélie ne convint pas de sa faiblesse, et reprit assez vite son sang-froid pour railler madame de Kleist, qui était presque en convulsions, et pour lui faire, sur sa lâcheté et son manque d’égards, des reproches très-amers. La bonté compatissante de Consuelo, qui souffrait de l’état violent de la favorite, ramena quelque pitié dans le cœur de la princesse. Elle daigna s’apercevoir que madame de Kleist était incapable de l’entendre, et qu’elle était pâmée sur un sofa, la figure enfoncée dans les coussins. L’horloge sonna trois heures avant que cette pauvre personne eût parfaitement repris ses esprits ; sa terreur se manifestait encore par des larmes. Amélie était lasse de n’être plus princesse, et ne se souciait plus de se déshabiller seule et de se servir elle-même, outre qu’elle avait peut-être l’esprit frappé de quelque pressentiment sinistre. Elle résolut donc de garder madame de Kleist jusqu’au jour.

« Jusque-là, dit-elle, nous trouverons bien quelque prétexte pour colorer l’affaire, si mon frère en entend parler. Quant à toi, Porporina, ta présence ici serait bien plus difficile à expliquer, et je ne voudrais pour rien au monde qu’on te vît sortir de chez moi. Il faut donc que tu te retires seule, et dès à présent, car on est fort matinal dans cette chienne d’hôtellerie. Voyons, de Kleist, calme-toi, je te garde, et si tu peux dire un mot de bon sens, explique-nous par où tu es entrée et dans quel coin tu as laissé ton chasseur, afin que la Porporina s’en serve pour retourner chez elle. »

La peur rend si profondément égoïste, que madame de Kleist, enchantée de ne plus avoir à affronter les terreurs de la galerie, et se souciant fort peu de l’angoisse que Consuelo pourrait éprouver en faisant seule ce trajet, retrouva toute sa lucidité pour lui expliquer le chemin qu’elle avait à prendre et le signal qu’elle aurait à donner pour rejoindre son serviteur affidé à la sortie du palais, dans un endroit bien abrité et bien désert, où elle lui avait commandé d’aller l’attendre.

Munie de ces instructions, et bien certaine cette fois de ne pas s’égarer dans le palais, Consuelo prit congé de la princesse, qui ne s’amusa nullement à la reconduire le long de la galerie. La jeune fille partit donc seule, à tâtons, et gagna le redoutable escalier sans encombre. Une lanterne suspendue, qui brûlait en bas, l’aida à descendre, ce qu’elle fit sans mauvaise rencontre, et même sans frayeur. Cette fois elle s’était armée de volonté ; elle sentait qu’elle remplissait un devoir envers la malheureuse Amélie, et, dans ces cas-là, elle était toujours courageuse et forte. Enfin, elle parvint à sortir du palais par la petite porte mystérieuse dont madame de Kleist lui avait remis la clef, et qui donnait sur un coin d’arrière-cour. Lorsqu’elle fut tout à fait dehors, elle longea le mur extérieur pour chercher le chasseur. Dès qu’elle eut articulé le signal convenu, une ombre, se détachant du mur, vint droit à sa rencontre, et un homme enveloppé d’un large manteau s’inclina devant elle, et lui présenta le bras en silence dans une attitude respectueuse.