La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
◄  XII.
XIV.  ►

XIII.

Ne songeant plus qu’à se retirer, Consuelo descendit enfin, et rencontra dans les corridors deux masques qui l’accostèrent, et dont l’un lui dit à voix basse :

« Méfie-toi du comte de Saint-Germain. »

Elle crut reconnaître la voix d’Uberti Porporino, son camarade, et le saisit par la manche de son domino en lui disant :

« Qui est le comte de Saint-Germain ? je ne le connais pas. »

Mais l’autre masque, sans chercher à déguiser sa voix, que Consuelo reconnut aussitôt pour celle du jeune Benda, le mélancolique violoniste, lui prit l’autre main en lui disant :

« Méfie-toi des aventures et des aventuriers. »

Et ils passèrent outre assez précipitamment, comme s’ils eussent voulu éviter ses questions.

Consuelo s’étonna d’être si facilement reconnue après s’être donné tant de soins pour se bien déguiser ; en conséquence, elle se hâta pour sortir. Mais elle vit bientôt qu’elle était observée et suivie par un masque qu’à sa démarche et à sa taille elle crut reconnaître pour M. de Pœlnitz, le directeur des théâtres royaux et le chambellan du roi. Elle n’en douta plus lorsqu’il lui adressa la parole, quelque soin qu’il prît pour changer son organe et sa prononciation. Il lui tint des discours oiseux, auxquels elle ne répondit pas, car elle vit bien qu’il désirait la faire parler. Elle réussit à se débarrasser de lui, et traversa la salle, afin de le dérouter s’il songeait à la suivre encore. Il y avait foule, et elle eut beaucoup de peine à gagner la sortie. En ce moment, elle se retourna pour s’assurer qu’elle n’était point remarquée, et fut assez surprise de voir, dans un coin, Pœlnitz, ayant l’air de causer confidemment avec le domino rouge qu’elle supposait être le comte de Saint-Germain. Elle ignorait que Pœlnitz l’eût connu en France ; et, craignant quelque trahison de la part de l’aventurier, elle rentra chez elle dévorée d’inquiétude, non pas tant pour elle-même que pour la princesse, dont elle venait de livrer le secret, malgré elle, à un homme fort suspect.

À son réveil le lendemain, elle trouva une couronne de roses blanches suspendue au-dessus de sa tête, au crucifix qui lui venait de sa mère, et dont elle ne s’était jamais séparée. Elle remarqua en même temps que la branche de cyprès qui, depuis une certaine soirée de triomphe à Vienne, où elle lui avait été jetée sur le théâtre par une main inconnue, n’avait jamais cessé d’orner le crucifix, avait disparu. Elle la chercha en vain de tous côtés. Il semblait qu’en posant à la place cette fraîche et riante couronne, on eût enlevé à dessein ce lugubre trophée. Sa suivante ne put lui dire comment ni à quelle heure cette substitution avait été opérée. Elle prétendait n’avoir pas quitté la maison la veille, et n’avoir ouvert à personne. Elle n’avait pas remarqué, en préparant le lit de sa maîtresse, si la couronne y était déjà. En un mot, elle était si ingénument étonnée de cette circonstance, qu’il était difficile de suspecter sa bonne foi. Cette fille avait l’âme fort désintéressée ; Consuelo en avait eu plus d’une preuve, et le seul défaut qu’elle lui connût, c’était une grande démangeaison de parler, et de prendre sa maîtresse pour confidente de toutes ses billevesées. Elle n’eût pas manqué cette occasion pour la fatiguer d’un long récit et des plus fastidieux détails, si elle eût pu lui apprendre quelque chose. Elle ne fit que se lancer dans des commentaires à perte de vue sur la mystérieuse galanterie de cette couronne ; et Consuelo en fut bientôt si ennuyée, qu’elle la pria de ne pas s’en inquiéter davantage et de la laisser tranquille. Restée seule, elle examina la couronne avec le plus grand soin. Les fleurs étaient aussi fraîches que si on les eût cueillies un instant auparavant, et aussi parfumées que si l’on n’eût pas été en plein hiver. Consuelo soupira amèrement en songeant qu’il n’y avait guère d’aussi belles roses dans cette saison que dans les serres des résidences royales, et que sa soubrette pourrait bien avoir eu raison en attribuant cet hommage au roi. « Il ne savait pourtant pas combien je tenais à mon cyprès, pensa-t-elle, pourquoi me l’aurait-il fait enlever ? N’importe ; quelle que soit la main qui a commis cette profanation, maudite soit-elle ! » Mais comme la Porporina jetait avec chagrin cette couronne loin d’elle, elle en vit tomber une petite bande de parchemin qu’elle ramassa, et sur laquelle elle lut ces mots d’une écriture inconnue :

« Toute noble action mérite une récompense, et la seule récompense digne des grandes âmes, c’est l’hommage des âmes sympathiques. Que le cyprès disparaisse de ton chevet, généreuse sœur, et que ces fleurs ceignent ta tête, ne fût-ce qu’un instant. C’est ton diadème de fiancée, c’est le gage de ton éternel hymen avec la vertu, et celui de ton admission à la communion des croyants. »

Consuelo, stupéfaite, examina longtemps ces caractères, où son imagination s’efforçait en vain de saisir quelque vague ressemblance avec l’écriture du comte Albert. Malgré la méfiance que lui inspirait l’espèce d’initiation à laquelle on semblait la convier, malgré la répulsion qu’elle éprouvait pour les promesses de la magie, alors si répandues en Allemagne et dans toute l’Europe philosophique, enfin malgré les avertissements que ses amis lui avaient donnés de se tenir sur ses gardes, les dernières paroles du domino rouge et les expressions de ce billet anonyme enflammaient son imagination de cette curiosité riante qu’on pourrait appeler plutôt une attente poétique. Sans trop savoir pourquoi, elle obéissait à l’injonction affectueuse de ces amis inconnus. Elle posa la couronne sur ses cheveux épars, et fixa ses yeux sur une glace comme si elle se fût attendue à voir apparaître derrière elle une ombre chérie.

Elle fut tirée de sa rêverie par un coup de sonnette sec et brusque qui la fit tressaillir, et on vint l’avertir que M. de Buddenbrock avait un mot à lui dire sur-le-champ. Ce mot fut prononcé avec toute l’arrogance que l’aide de camp du roi mettait dans ses manières et dans son langage, lorsqu’il n’était plus sous les yeux de son maître.

« Mademoiselle, dit-il, lorsqu’elle l’eut rejoint dans le salon, vous allez me suivre tout de suite chez le roi. Dépêchez-vous, le roi n’attend pas.

_ Je n’irai pas chez le roi en pantoufles et en robe de chambre, répondit la Porporina.

— Je vous donne cinq minutes pour vous habiller décemment, reprit Buddenbrock en tirant sa montre, et en lui faisant signe de rentrer dans sa chambre. »

Consuelo, effrayée, mais résolue d’assumer sur sa tête tous les dangers et tous les malheurs qui pourraient menacer la princesse et le baron de Trenck, s’habilla en moins de temps qu’on lui en avait donné, et reparut devant Buddenbrock avec une tranquillité apparente. Celui-ci avait vu au roi un air irrité, en donnant l’ordre d’amener la délinquante, et l’ire royale avait passé aussitôt en lui, sans qu’il sût de quoi il s’agissait. Mais en trouvant Consuelo si calme, il se rappela que le roi avait un grand faible pour cette fille : il se dit qu’elle pourrait bien sortir victorieuse de la lutte qui allait s’engager, et lui garder rancune de ses mauvais traitements. Il jugea à propos de redevenir humble avec elle, pensant qu’il serait toujours temps de l’accabler lorsque sa disgrâce serait consommée. Il lui offrit la main avec une courtoisie gauche et guindée, pour la faire monter dans la voiture qu’il avait amenée ; et, prenant un air judicieux et fin :

« Voilà, Mademoiselle, lui dit-il en s’asseyant vis-à-vis d’elle, le chapeau à la main, une magnifique matinée d’hiver !

— Certainement, monsieur le baron, répondit Consuelo d’un air moqueur, le temps est magnifique pour faire une promenade hors des murs. »

En parlant ainsi, Consuelo pensait, avec un enjouement stoïque qu’elle pourrait bien passer, en effet, le reste de cette magnifique journée sur la route de quelque forteresse. Mais Buddenbrock, qui ne concevait pas la sérénité d’une résignation héroïque, crut qu’elle le menaçait de le faire disgracier et enfermer si elle triomphait de l’épreuve orageuse qu’elle allait affronter. Il pâlit, s’efforça d’être agréable, n’en put venir à bout, et resta soucieux et décontenancé, se demandant avec angoisse en quoi il avait pu déplaire à la Porporina.

Consuelo fut introduite dans un cabinet, dont elle eut le loisir d’admirer l’ameublement couleur de rose, fané, éraillé par les petits chiens qui s’y vautraient sans cesse, saupoudré de tabac, en un mot très-malpropre. Le roi n’y était pas encore, mais elle entendit sa voix dans la chambre voisine, et c’était une affreuse voix lorsqu’elle était en colère :

« Je vous dis que je ferai un exemple de ces canailles, et que je purgerai la Prusse de cette vermine qui la ronge depuis trop longtemps, criait-il en faisant craquer ses bottes, comme s’il eût arpenté l’appartement avec agitation.

— Et Votre Majesté rendra un grand service à la raison et à la Prusse, répondit son interlocuteur ; mais ce n’est pas un motif pour qu’une femme…

— Si, c’est un motif, mon cher Voltaire. Vous ne savez donc pas que les pires intrigues et les plus infernales machinations éclosent dans ces petites cervelles-là ?

— Une femme, Sire, une femme !…

— Eh bien, quand vous le répéterez encore une fois ! Vous aimez les femmes, vous ! vous avez eu le malheur de vivre sous l’empire d’un cotillon, et vous ne savez pas qu’il faut les traiter comme des soldats, comme des esclaves, quand elles s’ingèrent dans les affaires sérieuses.

— Mais Votre Majesté ne peut croire qu’il y ait rien de sérieux dans toute cette affaire ? Ce sont des calmants et des douches qu’il faudrait employer avec les fabricants de miracles et adeptes du grand œuvre.

— Vous ne savez de quoi vous parlez, monsieur de Voltaire ! Si je vous disais, moi, que ce pauvre La Mettrie a été empoisonné !

— Comme le sera quiconque mangera plus que son estomac ne peut contenir et digérer. Une indigestion est un empoisonnement.

— Je vous dis, moi, que ce n’est pas sa gourmandise seulement qui l’a tué. On lui a fait manger un pâté d’aigle, en lui disant que c’était du faisan.

— L’aigle prussienne est fort meurtrière, je le sais ; mais c’est avec la foudre, et non avec le poison qu’elle frappe.

— Bien, bien ! épargnez-vous les métaphores. Je gagerais cent contre un que c’est un empoisonnement. La Mettrie avait donné dans leurs extravagances, le pauvre diable, et il racontait à qui voulait l’entendre, moitié sérieusement, moitié en se moquant, qu’on lui avait fait voir des revenants et des démons. Ils avaient frappé de folie cet esprit si incrédule et si léger. Mais, comme il avait abandonné Trenck, après avoir été son ami, ils l’ont châtié à leur manière. À mon tour, je les châtierai, moi ! et ils s’en souviendront. Quant à ceux qui veulent, à l’abri de ces supercheries infâmes, tramer des conspirations et déjouer la vigilance des lois… »

Ici le roi poussa la porte, qui était restée légèrement entr’ouverte, et Consuelo n’entendit plus rien. Au bout d’un quart d’heure d’attente et d’angoisse, elle vit enfin paraître le terrible Frédéric, affreusement vieilli et enlaidi par la colère. Il ferma toutes les portes avec soin, sans la regarder et sans lui parler ; et quand il revint vers elle, il avait dans les yeux quelque chose de si diabolique, qu’elle crut un instant qu’il avait dessein de l’étrangler. Elle savait que, dans ses accès de fureur, il retrouvait, comme malgré lui, les farouches instincts de son père, et qu’il ne se faisait pas faute de meurtrir les jambes de ses fonctionnaires publics à coups de botte, lorsqu’il était mécontent de leur conduite. La Mettrie riait de ces lâches brutalités, et assurait que cet exercice était excellent pour la goutte, dont le roi était prématurément attaqué. Mais La Mettrie ne devait plus faire rire le roi ni rire à ses dépens. Jeune, alerte, gras et fleuri, il était mort deux jours auparavant, à la suite d’un excès de table, et je ne sais quelle sombre fantaisie suggérait au roi le soupçon dans lequel il se complaisait, d’attribuer sa mort tantôt à la haine des jésuites, tantôt aux machinations des sorciers à la mode. Frédéric lui-même était, sans se l’avouer, sous le coup de cette vague et puérile terreur que les sciences occultes inspiraient à toute l’Allemagne.

« Écoutez-moi bien, vous ! dit-il à Consuelo, en la foudroyant de son regard. Vous êtes démasquée, vous êtes perdue ; vous n’avez qu’un moyen de vous sauver, c’est de tout confesser à l’instant même, sans détour, sans restriction. » Et comme Consuelo s’apprêtait à répondre : « À genoux, malheureuse, à genoux ! s’écria-t-il en lui montrant le parquet : ce n’est pas debout que vous pouvez faire de pareils aveux. Vous devriez être déjà le front dans la poussière. À genoux, vous dis-je, ou je ne vous écoute pas.

— Comme je n’ai absolument rien à vous dire, répondit Consuelo d’un ton glacial, vous n’avez pas à m’écouter ; et quant à me mettre à genoux, c’est ce que vous n’obtiendrez jamais de moi. »

Le roi songea pendant un instant à renverser par terre et à fouler aux pieds cette fille insensée. Consuelo regarda involontairement les mains de Frédéric qui s’étendaient vers elle convulsivement, et il lui sembla voir ses ongles s’allonger et sortir de ses doigts comme ceux des chats au moment de s’élancer sur leur proie. Mais les griffes royales rentrèrent aussitôt. Frédéric, au milieu de ses petitesses, avait trop de grandeur dans l’esprit, pour ne pas admirer le courage chez les autres. Il sourit en affectant un mépris qu’il était loin d’éprouver.

« Malheureuse enfant ! dit-il d’un air de pitié, ils ont réussi à faire de toi une fanatique. Mais écoute ! les moments sont précieux. Tu peux encore racheter ta vie ; dans cinq minutes il sera trop tard. Je te les donne, ces cinq minutes ; mets-les à profit. Décide-toi à tout révéler, ou bien prépare-toi à mourir.

— J’y suis toute préparée, répondit Consuelo, indignée d’une menace qu’elle jugeait irréalisable et mise en avant pour l’effrayer.

— Taisez-vous, et faites vos réflexions », dit le roi, en s’asseyant devant son bureau et en ouvrant un livre avec une affectation de tranquillité qui ne cachait pas entièrement une émotion pénible et profonde.



Je vous donne cinq minutes… (Page 47.)

Consuelo, tout en se rappelant comme M. de Buddenbrock avait singé grotesquement le roi, en lui donnant aussi, montre en main, cinq minutes pour s’habiller, prit le parti de mettre, comme on lui prescrivait, le temps à profit pour se tracer un plan de conduite. Elle sentait que ce qu’elle devait le plus éviter, c’était l’interrogatoire habile et pénétrant dont le roi allait l’envelopper comme d’un filet. Qui pouvait se flatter de déjouer un pareil juge criminel ? Elle risquait de tomber dans ses pièges, et de perdre la princesse en croyant la sauver. Elle prit donc la généreuse résolution de ne pas chercher à se justifier, de ne pas même demander de quoi on l’accusait, et d’irriter le juge par son audace, jusqu’à ce qu’il eût prononcé sans lumière et sans équité sa sentence ab irato. Dix minutes se passèrent sans que le roi levât les yeux de dessus son livre. Peut-être voulait-il lui donner le temps de se raviser ; peut-être sa lecture avait-elle réussi à l’absorber.

« Avez-vous pris votre parti ? dit-il en posant enfin le livre, et en croisant ses jambes, le coude appuyé sur la table.

— Je n’ai point de parti à prendre, répondit Consuelo. Je suis sous l’empire de l’injustice et de la violence. Il ne me reste qu’à en subir les inconvénients.

— Est-ce moi que vous taxez de violence et d’injustice ?

— Si ce n’est vous, c’est le pouvoir absolu que vous exercez, qui corrompt votre âme, et qui égare votre jugement.

— Fort bien ; c’est vous qui vous posez en juge de ma conduite, et vous oubliez que vous n’avez que peu d’instants pour vous racheter de la mort.

— Vous n’avez pas le droit de disposer de ma vie ; je ne suis pas votre sujette, et si vous violez le droit des gens, tant pis pour vous. Quant à moi, j’aime mieux mourir que de vivre un jour de plus sous vos lois.

— Vous me haïssez ingénument ! dit le roi, qui semblait pénétrer le dessein de Consuelo, et qui le faisait échouer en s’armant d’un sang-froid méprisant. Je vois que vous avez été à bonne école, et ce rôle de vierge spartiate, que vous jouez si bien, accuse vos complices, et révèle leur conduite plus que vous ne pensez. Mais vous connaissez mal le droit des gens et les lois humaines. Tout souverain a le droit de faire périr quiconque vient dans ses États conspirer contre lui.



Madame de Kleist.

— Moi, je conspire ? s’écria Consuelo, emportée par la conscience de la vérité ; et, trop indignée pour se disculper, elle haussa les épaules et tourna le dos comme pour s’en aller sans trop savoir ce qu’elle faisait.

— Où allez-vous ? dit le roi, frappé de son air de candeur irrésistible.

— Je vais en prison, à l’échafaud, où bon vous semblera, pourvu que je sois dispensée d’entendre cette absurde accusation.

— Vous êtes fort en colère, reprit le roi avec un rire sardonique ; voulez-vous que je vous dise pourquoi ? C’est que vous êtes venue ici avec la résolution de vous draper en Romaine devant moi, et que vous voyez que votre comédie me sert de divertissement. Rien n’est mortifiant, surtout pour une actrice, comme de ne pas faire de l’effet dans un rôle. »

Consuelo, dédaignant de répondre, se croisa les bras et regarda fixement le roi avec une assurance qui faillit le déconcerter. Pour échapper à la colère qui se réveillait en lui, il fut forcé de rompre le silence et de revenir à ses railleries accablantes, espérant toujours qu’il irriterait l’accusée, et que pour se défendre elle perdrait sa réserve et sa méfiance.

« Oui, dit-il, comme s’il eût répondu au langage muet de cette physionomie altière, je sais fort bien qu’on vous a fait accroire que j’étais amoureux de vous, et que vous pensez pouvoir me braver impunément. Tout cela serait fort comique, si des personnes auxquelles je tiens un peu plus qu’à vous n’étaient en cause dans l’affaire. Exaltée par la vanité de jouer une belle scène, vous devriez pourtant savoir que les confidents subalternes sont toujours sacrifiés par ceux qui les emploient. Aussi n’est-ce pas ceux-là que je compte châtier : ils me tiennent de trop près pour que je puisse les punir autrement qu’en vous châtiant sévèrement vous-même, sous leurs yeux. C’est à vous de voir si vous devez subir ce malheur pour des personnes qui ont trahi vos intérêts, et qui ont mis tout le mal sur le compte de votre zèle indiscret et ambitieux.

— Sire, répondit Consuelo, je ne sais pas ce que vous voulez dire ; mais la manière dont vous parlez des confidents et de ceux qui les emploient me fait frémir pour vous.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire que vous me donneriez à penser que, dans un temps où vous étiez la première victime de la tyrannie, vous auriez livré le major Katt à l’inquisition paternelle. »

Le roi devint pâle comme la mort. Tout le monde sait qu’après une tentative de fuite en Angleterre dans sa jeunesse, il avait vu trancher la tête de son confident par les ordres de son père. Enfermé dans une prison, il avait été conduit et tenu de force devant la fenêtre, pour voir couler le sang de son ami sur l’échafaud. Cette scène horrible, dont il était aussi innocent que possible, avait fait sur lui une épouvantable impression. Mais il est dans la destinée des princes de suivre l’exemple du despotisme, même quand ils en ont le plus cruellement souffert. L’esprit de Frédéric s’était assombri dans le malheur, et, à la suite d’une jeunesse enchaînée et douloureuse, il était monté sur le trône plein des principes et des préjugés de l’autorité absolue. Aucun reproche ne pouvait être plus sanglant que celui que feignait de lui adresser Consuelo pour lui rappeler ses anciennes infortunes et lui faire sentir son injustice présente. Il en fut frappé jusqu’au cœur ; mais l’effet de la blessure fut aussi peu salutaire à son âme endurcie que le supplice du major Katt l’avait été jadis. Il se leva, et dit d’une voix altérée :

« C’est assez, vous pouvez vous retirer. »

Il sonna, et durant le peu de secondes qui s’écoulèrent avant l’arrivée de ses gens, il rouvrit son livre, et feignit de s’y replonger. Mais un tremblement nerveux agitait sa main et faisait crier la feuille qu’il s’efforçait de retourner.

Un valet entra, le roi lui fit un signe, et Consuelo fut emmenée dans une autre pièce. Une des petites levrettes du roi qui n’avait cessé de la regarder en remuant la queue, et de gambader autour d’elle pour provoquer ses caresses, se mit en devoir de la suivre ; et le roi, qui n’avait d’entrailles paternelles que pour ces petits animaux, fut forcé de rappeler Mopsule, au moment où elle franchissait la porte sur les traces de la condamnée. Le roi avait la manie, non dénuée de raison peut-être, de croire ses chiens doués d’une espèce de divination instinctive des sentiments de ceux qui l’approchaient. Il prenait de la méfiance lorsqu’il les voyait s’obstiner à faire mauvais accueil à certaines gens, et au contraire il se persuadait qu’il pouvait compter sur les personnes que ses chiens caressaient volontiers. Malgré son agitation intérieure, la sympathie bien marquée de Mopsule pour la Porporina ne lui avait pas échappé, et lorsqu’elle revint vers lui en baissant la tête d’un air de tristesse et de regret, il frappa sur la table en se disant à lui-même et en pensant à Consuelo : « Et pourtant, elle n’a pas de mauvaises intentions contre moi ! »

« Votre Majesté m’a fait demander ? dit Buddenbrock en se présentant à une autre porte.

— Non ! dit le roi, indigné de l’empressement avec lequel le courtisan venait s’abattre sur sa proie ; sortez, je vous sonnerai. »

Blessé d’être traité comme un valet, Buddenbrock sortit, et pendant quelques instants que le roi passa à méditer, Consuelo fut gardée à vue dans la salle des Gobelins. Enfin, la sonnette se fit entendre, et l’aide de camp mortifié n’en fut pas moins prompt à s’élancer vers son maître. Le roi paraissait adouci et communicatif.

« Buddenbrock, dit-il, cette fille est un admirable caractère ! À Rome, elle eût mérité le triomphe, le char à huit chevaux et les couronnes de chêne ! Fais atteler une chaise de poste, conduis-là toi-même hors de la ville et mets-la sous bonne escorte sur la route de Spandaw, pour y être enfermée et soumise au régime des prisonniers d’État, non le plus doux, tu m’entends ?

— Oui, Sire.

— Attends un peu ! Tu monteras dans la voiture avec elle pour traverser la ville, et tu l’effraieras par tes discours. Il sera bon de lui donner à penser qu’elle va être livrée au bourreau et fouettée à tous les carrefours de la ville, comme cela se pratiquait du temps du roi mon père. Mais, tout en lui faisant ces contes-là, tu te souviendras que tu ne dois pas déranger un cheveu de sa tête, et tu mettras ton gant pour lui offrir la main. Va, et apprends en admirant son dévouement stoïque, comment on doit se conduire envers ceux qui vous honorent de leur confiance. Cela ne te fera point de mal. »